Chapter 8 8

Lorsqu'il eut prévenu sa femme des complications possibles qui mena?aient l'avenir, Sénac estima qu'il s'était mis en règle quant à la solidarité conjugale et, pendant plusieurs semaines, Thérèse n'entendit plus parler du procès. Toutefois il serait faux de dire qu'elle oublia jusqu'à son existence.

Il n'est pas au pouvoir d'un homme, si parfait qu'il puisse être et aussi amoureux, de se montrer absolument le même pour sa femme, soit qu'il vienne d'écouter une symphonie de Mozart, soit qu'il sorte d'étudier, pendant deux heures, le fort et le faible d'une cause d'où peut sortir sa ruine, et la boue jetée à son honneur.

Malheureusement, Thérèse était de ces organisations raffinées qui per?oivent des dixièmes de sensation, de même que certaines balances fléchissent au poids d'une aile de mouche. Un geste un peu brusque, une parole un peu saccadée, l'imperceptible distraction d'un regard, tout l'impressionnait péniblement quand il s'agissait d'Albert. Elle ne se disait pas: ?Il m'aime moins.? Elle se disait: ?Il faut que sa préoccupation soit grande pour le changer, même si peu.? A coup s?r, elle était à cent lieues de lui en faire un reproche et, d'ailleurs, elle souffrait moins pour elle que pour lui, sachant qu'il était de tous les hommes le moins préparé à certains combats matériels de la vie.

Il avait une manière navrante, bien qu'il se cr?t un ma?tre en dissimulation, de l'embrasser au front, sans rien dire, quand il la quittait pour aller à ses interminables conférences. Il faut dire que le prudent Guidon for?ait plut?t la note pessimiste, afin d'entretenir le zèle de son client trop disposé à le laisser se tirer d'affaire tout seul. Bient?t Thérèse observa que son mari ne parlait plus de ces projets qui étaient autrefois comme une distraction à l'amour, dans l'intimité de leurs causeries. Plus d'embellissements en perspective, soit au vieux chateau, soit à l'h?tel du quai d'Orsay! Plus de ces gateries co?teuses qu'il proposait, sans se lasser à voir qu'elle les refusait presque toujours! Plus de charitables combinaisons-toujours acceptées, celles-là-en faveur des malades et des pauvres! Et, malgré le luxe obligatoire et non diminué d'un train seigneurial, on devinait au fond de la pensée d'Albert ce mot d'économie qu'il n'avait pas le courage de prononcer, mais dont il avait les lèvres br?lées, lui qui s'indignait autrefois de ces non possumus de notre fin de siècle: ?Cela co?te trop cher et je n'ai pas le temps.?

Sans vouloir se l'avouer l'un à l'autre, ils étaient humiliés de reconna?tre qu'ils étaient moins heureux, de sentir leur bonheur troublé par cette cause dépourvue de noblesse, de compensation et de prestige, méprisable pour les c?urs élevés et tendres: l'argent! Comme ils auraient souri, à l'époque où ils s'aimaient déjà sans espérer que cet amour d?t triompher jamais, comme ils auraient souri dédaigneusement, si cette prédiction e?t été faite:

?C'est l'argent qui jettera la première ombre sur les joies de votre rêve réalisé!?

Ils ne savaient pas, alors, que l'argent, dans l'organisation actuelle de nos m?urs, n'est plus un métal qu'il est permis de tenir pour vil, mais un élément d'autant plus vital et nécessaire qu'il est répandu partout comme l'air respirable.

Tant qu'ils affluent en quantité suffisante, l'air et l'argent passent inaper?us. A la minute où ils deviennent rares, l'épreuve commence. L'être menacé s'inquiète, s'agite, se débat, s'accroche à tout, brise les obstacles. C'est alors que les dignités s'abaissent, que l'union des époux se brise, que les frères entrent en lutte, que le fils a des paroles qui font pleurer sa mère. C'est alors qu'éclate l'injustice des reproches, que les compromis s'acceptent, que certains traités d'alliance étonnent.

Qui n'a vu ces convulsions d'une physionomie morale jusqu'alors conservée dans sa noblesse, et tout à coup défigurée par cette crise aigu?: le manque d'argent!

Pour des êtres comme les Sénac, de pareils abaissements n'étaient pas à craindre. Mais déjà le malaise avait commencé. Une pensée constante, importune, troublait leur tendresse. En même temps, ils étaient forcés de se quitter davantage dans leur inquiétude, eux qui ne se quittaient jamais, autrefois, dans leur sécurité. Encore si Thérèse avait pu passer les heures d'attente dans le petit salon intime, cousant pour les pauvres, tandis que Mrs Crowe lisait à haute voix! Mais le monde, quelquefois si plein d'indifférence pour les tourments d'autrui, les accablait d'une compassion qui n'allait pas sans un mélange convenable de sévérité.

-Pauvre jeune femme! disaient les douairières. Quel avenir affreux!

Ah! les mariages comme le sien tournent toujours mal!

Celles dont le mariage avait mal tourné, pour d'autres raisons, généralement plus personnelles, s'apitoyaient avec de jolis soupirs:

-Elle n'aura pas été heureuse longtemps!

Quant aux hommes, leurs condoléances plus ou moins sympathiques répétaient, sous une autre forme, les commentaires de Guidon du Bouquet.

-Toujours le système de la guerre au couteau contre les gens bien nés qui veulent employer leur intelligence! Que voulez-vous que fasse un gentilhomme contre les francs-ma?ons, les républicains et les juifs?

Madame de Chavornay, sans quitter son parloir de l'avenue Kléber, était la femme la mieux renseignée de Paris sur les on-dit du Faubourg. Elle manda un beau matin son neveu et sa nièce, qui se rendirent un peu inquiets à son appel, s'attendant à la trouver d'autant plus troublée par les ennuis temporels de ses enfants d'adoption, qu'elle avait passé toute sa vie hors de l'atteinte de maux semblables. Ils se trompaient; la bonne religieuse était fort calme. Elle re?ut son neveu et sa nièce en présence de son conseil privé, c'est-à-dire du fameux Champenois, qui cumule tant de fonctions diverses et même contraires, qu'on se demande comment il y a d'autres hommes affairés dans la bonne ville de Paris.

Champenois s'est fait avocat vers la soixantaine, ayant cédé à son fils, pour l'établir, son étude d'avoué, l'une des premières de Paris. Sénateur, ancien ministre, membre de l'Institut, régent de la Banque de France, marguillier de sa fabrique, il est spécial pour certaines entreprises manifestement désespérées. C'est à lui qu'on s'adresse quand il s'agit de réconcilier tels époux dont les aventures ont fait le tour de l'Europe, ou quand il faut soutenir une société à la veille d'ébranler l'univers de sa chute. Sous le poids de ces confidences, de ces responsabilités, de ces inquiétudes capables de faire mourir de la jaunisse un homme ordinaire, Champenois circule tranquille, portant une bonne humeur gouailleuse sur son visage, dont le teint brouillé se confond avec le coloris terne des favoris et des cheveux. Telles ces enluminures lestement traitées, où l'artiste, économe de son temps et de sa peine, enlève d'un coup de pinceau la figure entière des personnages. Mais il ne faut pas se fier à l'enveloppe.

Champenois eut un éclair de curiosité dans l'?il en voyant entrer la belle comtesse de Sénac. Il se leva, fit un grand salut, se rassit et, dès lors, on aurait pu croire qu'il avait en face de lui une cliente misérablement dépourvue de charme et de jeunesse, tant il conduisit l'interrogatoire avec une froide précision. En cinq minutes il fit, à l'usage de la vieille religieuse, un résumé du procès et de ses chances, tellement lumineux et tellement profond, qu'Albert fut sur le point de battre des mains. Il venait d'apprendre des choses que Guidon du Bouquet n'avait pas vues ou ne lui avait pas dites, dans leurs conférences presque quotidiennes. En somme, la consultation de Champenois était plut?t optimiste. Il était le docteur Tant-Mieux de la maladie dont l'autre était le docteur Tant-Pis, et cette confiance, affectée ou non, fut pour ses trois auditeurs un grand soulagement. Il prit congé, détailla la comtesse de la tête aux pieds, par un dernier regard rapide, et lui demanda, un peu distrait:

-Connaissez-vous Montoussé?

-Non, répondit-elle, ouvrant ses grands yeux. Qui est-ce?

-Le président qui jugera votre affaire. Mais je suis fou; comment pourriez-vous le conna?tre, étant donné le monde qu'il voit?

Champenois parti, madame de Chavornay prit la parole à son tour.

-Mes enfants, dit-elle, vous n'êtes pas si malades que je le croyais, d'après ce qu'on raconte, et nos bons amis vous enterrent un peu vite. Mais je pense que c'est votre faute: on ne vous voit pas assez. Donc, ma nièce, mettez une belle robe, courez les salons et dites poliment à ces croque-morts, entre deux sourires, qu'ils sont des imbéciles. Vous, mon neveu, retournez à votre cercle et tachez qu'on y prononce votre acquittement. Ce sera l'affaire de quelques cigares, d'autant que le sieur Cadaroux n'a pas l'avantage d'être du Club. Le lendemain vous aurez deux cents avocats plus convaincus que ma?tre Guidon, et surtout plus assurés de leur propre mérite. Voilà quelle est la grande utilité des cercles. Il est bon que les magistrats soient informés que l'opinion est pour vous. La Justice est aveugle, mais elle n'est pas sourde.

En sortant du couvent, Sénac dit à Thérèse:

-J'admire si votre tante ne conna?t pas le monde mieux que nous.

-J'ai toujours entendu affirmer que les étrangers connaissent Paris mieux que les Parisiens, répondit la jeune femme.

Dès le lendemain, obéissant aux prescriptions de l'oracle, elle visita les salons comme elle e?t visité les reposoirs de la Semaine Sainte: en vue de gagner les indulgences. Le mois de juin étant commencé, il ne s'agissait plus de ces jours qui entassent vingt personnes dans un appartement, sans conversation possible. On s'allait voir de bonne heure; on se trouvait entre soi, dans un cercle intime, très peu nombreux; l'entretien n'y gagnait pas en charité, mais on avait le loisir de faire la besogne plus délicatement: on ne lardait plus, on écorchait, sans crainte de travailler, en ignorance de cause, devant un ami trop dévoué de la victime.

Thérèse avait appris sa le?on, mais on ne lui laissa pas le temps de la réciter, tant la curiosité qui s'attachait à sa personne était grande. Il n'arrivait pas souvent qu'on p?t la voir de près et l'étudier commodément. On lui parla, sans s'appesantir, des affaires de son mari et de ses propres inquiétudes; c'était un détail d'intérêt secondaire. D'ailleurs, elle avait un sourire parfaitement tranquille, quoique un peu fier, et le plus délicieux des chapeaux. Voilà plus qu'il n'en faut pour rassurer des amis consumés d'une sympathique angoisse. Comme de juste, elle commen?a la tournée par les douairières, dont elle re?ut force caresses. Madame de Castelbouc mit la conversation sur les étrangères, d'où elle tomba sur les Polonaises, d'où elle vint se fixer sur madame de Boisboucher.

-Vous la voyez beaucoup?

-Mon mari la trouve amusante et pas commune.

-Naturellement. Ils déblatèrent ensemble sur la société fran?aise que M. de Sénac juge incolore et indigne de lui.

-C'est qu'il a beaucoup voyagé...

-Un peu trop, même, à en juger par les procès qu'on lui fait.

-Oh! madame, commen?a Thérèse entrant dans son sujet, l'idée de faire passer mon mari, tel que vous le connaissez, pour un brasseur d'affaires, capable de ruiner ou d'enrichir les autres, cette idée-là est sublime. Je vous assure que nous en rions les premiers.

-Si vous riez, tout est pour le mieux. N'en parlons plus. Mais alors tachez que cette bonne ame d'Herma n'aille pas crier partout que vous êtes sur les charbons ardents. On assure qu'elle a les confidences de votre mari, ?mon cousin de Sénac?, comme elle dit. Entre nous, d'après ce qu'on raconte, voilà un cousinage qui ne lui a pas co?té cher!

-Je ne croyais pas que mon mari f?t homme à semer les confidences, ni à confier des chagrins qu'il n'a pas, répondit Thérèse un peu froissée.

Le terrain où s'engageait la conversation lui déplaisait tellement qu'elle écourta sa visite; en cinq minutes ses chevaux la mirent à la porte de la duchesse de Lautaret, cette artiste du grand monde qui serait une des grandes artistes de l'époque-si elle n'était pas duchesse. ?Tout pour le chant!? c'est la seconde devise de la maison; vieille, opulente et noble maison, sans autre chef qu'Anceline, dont tout Paris conna?t le charmant visage, lumineux d'intelligence et-il semblerait-de bonheur. Le seul bonheur qui lui manque la fait indépendante. Sa fortune et son titre, un vieux titre bien fran?ais, lui donnent le droit de recevoir qui bon lui semble. Elle en use largement, et, s'il faut en croire la marquise de Castelbouc, l'immense moquette rouge de son escalier ne ressemble pas au marchepied des carrosses de Louis XIV. Mais la jolie duchesse a le droit d'ignorer les critiques des douairières, car elle ignore elle-même ce que c'est que critiquer.

Thérèse la trouva en train de causer, au milieu d'une forêt de pupitres chargés de partitions, avec une femme remarquable par sa figure, que madame de Lautaret ne nomma point à sa nouvelle visiteuse, et qui prit congé presque aussit?t.

-Encore des répétitions? demanda Thérèse. Je croyais votre saison finie.

-Ma saison sérieuse, oui. Mais j'organise un concert pour l'?uvre des cancéreuses. A propos, je vous inscris pour chanter dans mes ch?urs.

-Je n'y vois qu'un obstacle: je n'ai pas de voix, dit Thérèse en riant.

-De la voix! il s'agit bien de voix. C'est bon pour les femmes laides, d'en avoir.

-Il faut donc supposer que madame la duchesse trompe indignement soit les oreilles des gens, soit leurs yeux, dit la jeune femme avec une révérence dr?le.

-Qu'elle est gentille! Mais on ne m'y prend pas, ma petite. Votre voix n'est qu'un prétexte. La vérité, c'est que ce monstre de mari nous tient en chartre privée. Dites-lui que sa cousine Herma fait partie de ma troupe. ?a le décidera; je vous mettrai à c?té d'elle.

Et de deux! Madame de Sénac se leva pour partir, dès qu'elle put.

-Je ne vous parle pas de votre procès, dit la duchesse en la reconduisant.

Elle en parla, néanmoins, et même avec une sagacité prodigieuse, car Anceline fait l'étonnement des hommes d'affaires les plus consommés, quand elle s'occupe des questions pratiques.

-N'ouvrez pas de grands yeux en me voyant si bien informée, expliqua madame de Lautaret. J'ai eu ce matin la visite de Champenois. Il para?t que vous avez maille à partir avec des coquins abominables. Mais courage! tout s'arrangera. J'en ai bien vu d'autres, moi qui vous parle, et je connais du monde un peu partout. Savez-vous ce qu'il faut faire! Amenez votre mari d?ner chez moi demain soir. Il n'y aura personne, sauf madame du Plessis-Tison et Javerlhac. Pendant qu'ils ab?meront leur prochain et reviseront l'armorial de France, nous causerons de votre affaire. Peut-être pourrai-je vous aider.

C'était le cas de s'arrêter chez la vieille marquise du

Plessis-Tison, avec qui Thérèse de Sénac était en retard.

-Je crois, madame, dit celle-ci dans la conversation, que nous d?nons ensemble demain à l'h?tel Lautaret.

-Vous êtes invités, mes chers amis? Ah! tant mieux! Cela prouve que ce sera une fournée comme il faut. Anceline est la meilleure des femmes, je le concède; mais c'est la Mère des Miséricordes, c'est-à-dire des promiscuités. Quand je pense qu'elle a fait servir le thé chez elle par sa fille unique, assistée de madame Chandolin! Connaissez-vous madame Chandolin?

-Pas trop. A moins que ce ne soit une jolie jeune femme blonde, qui ressemble à une Vierge de Murillo...

-Bonté divine! chère petite; si Murillo vous entendait...

-Qu'est-ce qu'on lui reproche, à cette madame Chandolin?

-On lui reproche tout, son mari d'abord, et puis les robes qu'elle a sur le dos. Vous souvenez-vous d'un roman?... Mais on ne lit pas de roman chez les Bernardines, et vous y êtes encore un peu. A propos, votre mari vous laisse donc sortir seule, maintenant?

-Pour venir chez vous, madame.

-?a, mon c?ur, vous n'y trouverez pas de Chandolin. Vous savez: je l'aime beaucoup, votre mari. C'est un de nos derniers hommes vraiment comme il faut. Du reste, il a de qui tenir. Les Sénac ne sont pas ducs, les Quilliane ne l'étaient pas. Mais vous savez, ma chère, la plupart des duchés ne sont qu'attrape-nigauds, quand on y regarde d'un peu près. Croyez-vous que les Lautaret feraient les preuves que nous pouvons faire, vous ou moi? A propos, j'imagine que votre second fils relèvera le nom et les armes de Quilliane, que votre pauvre frère emporte avec lui...

Après une demi-heure de considérations généalogiques, Thérèse parvint à s'enfuir; il était quatre heures; dans la maison qu'elle visita ensuite, elle n'eut qu'à déposer des cartes.

Elle se souvint alors que, le matin, Herma de Boisboucher avait envoyé un ?petit bleu? pour annoncer qu'elle était malade, et que ce serait une bonne ?uvre de l'aller voir. Albert avait dit à sa femme:

-Passez-y donc. J'irai si j'ai le temps, mais c'est douteux.

Madame de Sénac, en fait de bonnes ?uvres, ne recherchait pas de préférence les visites de malades aussi bien logés. Mais elle se souvint de l'avertissement de la marquise de Castelbouc, et pensa que l'occasion était bonne d'aller refroidir un peu le zèle de cette amie, prophète de malheur. C'était la troisième fois, tout bien compté, qu'elle faisait le voyage de l'avenue Bugeaud, où Herma et sa mère habitaient un petit h?tel de style mauresque, amusant à force de fausseté.

L'intéressante malade s'était piquée une heure avant à la morphine. Elle languissait délicieusement sur une chaise longue, dont madame de La Clamouse, fagotée à son habitude, relevait les coussins avec onction.

-La bonne surprise! fit Herma en apercevant Thérèse. Vous avez deviné que j'avais besoin de la compassion des ames charitables.

-Je n'ai rien deviné du tout; vous avez oublié votre télégramme? dit en souriant la comtesse. Morphine, voilà bien de tes coups!

-Et vous êtes venue à moi, déesse altière qu'on voit si peu hors de son nuage. Quelle faveur inespérée! On vous permet donc de sortir seule, maintenant?

-On me permet tout ce qui est bon et utile. Or, il est bon d'aller voir les pauvres malades comme vous, et utile, parfois, de calmer les inquiétudes exagérées d'une amitié comme la v?tre. Sans plus de phrases, il m'est revenu que vous nous plaignez un peu plus t?t et un peu plus fort qu'il ne convient, ce qui a le désavantage de troubler ceux qui nous aiment et de réjouir les autres. Dieu merci! les tours de Notre-Dame se voient de trop loin pour qu'il soit à la disposition du premier venu de nous faire condamner à l'amende, comme les ayant emportées.

La mercuriale, si déguisée qu'elle f?t, toucha au vif madame de Boisboucher qui n'entendait pas raillerie quand il s'agissait du tact qu'elle prétendait avoir.

-Bon! fit-elle. Est-ce votre mari qui vous a chargée de me faire la le?on?

-Nullement. J'imagine qu'il me trouverait un peu jeune pour faire la le?on aux autres.

-La raison n'est pas très bonne, car vous vous y entendez au mieux, chère cousine. Mais il y en aurait une meilleure. C'est que votre mari a le droit de tout me dire par lui-même. Nous sommes de si vieux amis!

Thérèse, à ces mots, eut une impression qu'elle connaissait peu: un mouvement, très vif d'humeur contre Albert. Que lui reprochait-elle? Ses visites à Herma de Boisboucher, ou la confiance dont celle-ci l'honorait? Quoi qu'il en soit, le visage de madame de Sénac parlait si clairement-comme il faisait toujours-que l'intéressante malade jugea prudent de calmer son ombrageuse amie. Sur un signe qu'elle connaissait, madame de La Clamouse quitta le petit salon.

Quand les deux jeunes femmes furent seules:

-Voyons, dit la Polonaise, coupons court à tout malentendu. Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire l'ombre d'un chagrin. Oh! ce n'est pas bonté de c?ur chez moi. J'ai peur de vous, tout simplement. Vous n'auriez qu'à faire un signe pour qu'Albert ne rem?t plus les pieds dans cette maison. Or, je tiens à lui, car c'est le seul homme dont l'amitié n'a jamais versé et ne versera jamais dans l'ornière parfaitement ennuyeuse des soupirs, des bouderies, des discussions, de l'amour, en un mot. Il me conna?t trop bien, et puis vous êtes là, et il vous aime... comme on n'aime plus. Tenez: si jamais celui-là est infidèle, vous le saurez tout de suite, car il se jettera dans la Seine du haut d'un pont, au lieu de rentrer chez lui, tant il se fera horreur!

Thérèse n'avait pas moins d'imagination qu'une autre et, depuis quelque temps, elle conservait peut-être un empire plus incertain sur cette vagabonde. Elle frissonna étrangement aux paroles de la marquise, et se hata de quitter ce terrain aussi désagréable que nouveau.

-Nous voilà bien loin de mon sujet, fit-elle avec un peu de hauteur. Nous avons quelques ennuis dont le monde veut bien s'occuper avec sa sollicitude accoutumée. Il ne faut pas que nos amis les exagèrent. Vous savez mieux que personne, et par la meilleure des sources, que le danger n'est pas sérieux...

Elle s'arrêta court devant le regard tout à la fois triste et étonné que lui jetait la marquise. Ce regard signifiait clairement:

-Votre mari ne vous dit donc pas ce qu'il me dit, à moi?

Un silence facheux régna pendant plusieurs secondes; madame de

Sénac le rompit la première.

-Que savez-vous? demanda-t-elle. Je ne puis croire que mon mari me cache la vérité. Ce serait un crime!

-Tout son crime est qu'il vous aime trop. Le danger existe, mais, pour vous éviter une heure de souci, Albert s'imposerait des années de souffrances. Juste le contraire des autres, celui-là! Vous êtes son idole. Pour vous, toutes les roses de la guirlande, les épines pour lui seul. Plaignez-vous! Ah! qu'est-ce qu'une fortune de plus ou de moins auprès du bonheur d'être aimée comme vous l'êtes!... Allons! n'ayez pas ces yeux tragiques. Parlons d'autre chose. Oublions! Voilà de ces occasions où la morphine... Mais il ne faut pas vous en parler... Thérèse!... Voyons!... Que puis-je essayer pour vous distraire? Ah! la musique!...

Elle se leva d'un bond, ne pensant plus à ses vapeurs, et courut à son piano qu'on distinguait à peine dans le demi-jour de la pièce aux épaisses tentures baissées. Alors une plainte incohérente, passionnée, qui semblait s'échapper d'une ame et non d'un instrument, acheva de transporter Thérèse loin du réel. Ce n'était d'abord que la répétition de quatre notes, toujours les mêmes, à peine distinctes sous le voile austère des accords lourds comme le poids d'un regret sans espérance. Avec un effort douloureux, cette plainte vague, étouffée, prit une forme, et devint l'histoire du chagrin brisant toute la vie, récit désolé, tant?t s'exaspérant lui-même et s'emportant jusqu'à des cris sauvages de souffrance, tant?t luttant pour devenir calme et parler mieux encore à la pitié. Et la lutte, peu à peu, se décha?na en une révolte aigu? de l'ame contre elle-même, de la douleur contre la volonté, de la folie contre la raison chancelante. Ce fut une tempête de sanglots, des vagues de passion qui froissaient jusqu'à la cime du roc le c?ur hurlant d'angoisse, ou le plongeaient dans l'ab?me sans fond, sans espérance. Et tout à coup un chant tomba des impassibles sommets de l'Idéal, hymne d'une pureté impeccable, surhumaine, supérieure aux mortelles faiblesses dont elle arrêtait, pour une minute, le gémissement. Hélas! qui peut ressusciter ce qui est mort!... Bient?t l'hymne du ciel fut couvert encore une fois par les cris douloureux de la terre, et la lutte recommen?a, plus heurtée, plus folle, plus énervante, pour finir dans le silence lugubre d'un anéantissement épuisé.

écrasée elle-même par l'énervement, la marquise revint à sa chaise longue et s'y étendit, presque inerte.

-Vous êtes effrayante! lui dit madame de Sénac en se levant pour la quitter.

-C'est ce que dit Albert, quand je lui joue cette valse. Adieu!

Chopin me tuera. Mais c'est une belle mort!...

Ce qui effrayait surtout madame de Sénac, c'était moins la prostration de la véritable artiste qu'elle venait d'entendre, que l'état d'esprit où elle se trouvait elle-même. Dans son moi moral, sagement pondéré, d'ordinaire, comme ces aménagements de vaisseau dont le tangage ne saurait détruire l'équilibre, elle découvrait subitement un désarroi complet, décourageant, douloureux. Si pénible était son malaise, qu'elle se sentait prête à sangloter, tandis que son coupé la ramenait vers le centre de Paris. Quelle catastrophe était arrivée dans son existence depuis deux heures! Aucune; et cependant elle souffrait d'une cruelle angoisse.

-Ah! pourquoi ne suis-je pas restée dans ma solitude! soupira-t-elle en appuyant sur le satin noir sa tête br?lante.

De ces bavardages qui duraient depuis deux heures, elle ne rapportait que des impressions attristantes, une diminution d'estime pour le monde entier, un doute général sur tout. Mais ce qu'elle rapportait de pire, c'était une vision qui la hantait à cette heure, la vision d'Albert assis dans ce même fauteuil qu'elle quittait, tout vibrant de l'harmonie qui s'échappait des doigts de cette fougueuse virtuose. Que dis-je, de ses doigts! La marquise paraissait jouer avec sa personne tout entière, avec ses yeux brillants de larmes ou br?lants d'éclairs, avec sa bouche crispée amèrement ou mollement pamée, avec sa lourde chevelure aux reflets fauves, toujours sur le point de s'écrouler, avec la libre souplesse de sa taille ondulant sous les dentelles et sous les soies légères...

Tout à coup une pensée fit tressaillir Thérèse comme une piq?re aigu?:

?Peut-être qu'à cette minute même il entre chez Herma. Il a dit qu'il tacherait d'y aller. Folle que je suis! pourquoi ne l'ai-je pas attendu??

Elle aper?ut, comme dans une vision, la marquise de Boisboucher perdue, inerte, dans le désordre des coussins. Mais la fantasque créature était-elle seule encore? Pour recevoir Sénac, ferait-elle appeler sa mère? Ne l'éloignerait-elle pas, plut?t, en l'honneur du mari, comme elle venait de l'éloigner, en l'honneur de la femme?....

Thérèse de Sénac eut besoin de se souvenir qui elle était pour ne pas dire à ses gens de la reconduire à la maison mauresque. A cet instant, la voiture s'arrêta devant le portail sévère des Bernardines. La comtesse ne se souvenait déjà plus de l'ordre donné naguère. Elle hésita. Se montrer à la religieuse avec cette humiliante perturbation dans les idées? Lui ouvrir son c?ur amoindri par le doute vulgaire? Avouer cette chose honteuse, misérable: ?Moi, Thérèse de Quilliane, je suis jalouse d'Albert, de mon mari!...?

également incapable de la comédie de la dissimulation ou de l'effort de la franchise, elle resta dans sa voiture et donna l'ordre de continuer. En voyant fuir les grands arbres du parc où elle avait connu des heures si peu semblables à l'heure présente, elle ne put retenir ses larmes:

?Voilà où j'en arrive! pensa-t-elle. Je suis du nombre de celles qui ?ne reviennent plus?! Si ma pauvre tante pouvait me voir!...?

Tout à coup l'équipage qui descendait les Champs-élysées au grand trot s'approcha des Quinconces à la hauteur du Cirque, et s'arrêta au ras du trottoir. Une tête d'homme pénétra par la portière.

-Serait-ce indiscret de vous demander une place, belle rêveuse?

Thérèse poussa un véritable cri de joie en apercevant son mari qui s'installa près d'elle. Les chevaux repartirent.

-Tu rentres déjà? dit Albert.

-Oui; je suis fatiguée. Et toi?

-J'allais à pied chez Herma, moitié pour marcher, moitié pour me distraire, par son caquetage d'oiseau, de deux heures de conférence chez Guidon. Mais j'ai trouvé mieux, ajouta-t-il en baisant la main de sa femme.

Elle ferma les yeux, presque défaillante sous l'excès du bonheur.

-Comme tu es bon et comme je t'aime! soupira-t-elle.

Sans une autre parole, obligés à feindre une correcte indifférence au milieu de la foule qui les dévisageait, ils revinrent chez eux, comptant chaque tour de roue, leurs mains rivées l'une à l'autre invisiblement, pareils à deux amoureux en escapade.

Quand ils furent seuls dans le cher petit salon, libres enfin, ils s'étreignirent dans un long baiser muet, oubliant tout, noyant toute autre idée dans une ivresse connue déjà, mais jamais à ce point voulue. Ils se sentaient plus unis, plus tendres qu'ils n'avaient été à aucune des heures de leur vie; mais, sans se le dire à eux-mêmes, ils étaient étonnés, presque effrayés, de trouver comme une violence d'enivrement dans leur tendresse.

            
            

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