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Le lendemain de son arrivée à Paris, Thérèse alla prier sur la tombe de son frère, puis elle se rendit au couvent des Bernardines dont madame de Chavornay, sa tante, était supérieure.
Tandis qu'elle attendait la vénérable religieuse dans son parloir privé, la comtesse de Sénac rêvait, les yeux fixés sur le fronton de la chapelle qui se dressait en face, à l'extrémité de la cour. Elle comparait la voie qu'elle avait choisie à celle qui lui avait paru longtemps la seule faite pour ses pas. Elle se souvenait de la crise décisive de son existence. Elle se revoyait dans cette même pièce, quinze mois plus t?t, perdue dans un monde de sentiments opposés qui lui donnaient le vertige, tandis que les mains tremblantes de Mrs Crowe se promenaient sur elle, piquant des épingles, rectifiant des plis dans le satin de la robe blanche qu'elle devait porter le lendemain, pour prononcer l'adieu au monde-et à Sénac.
Elle avait souffert alors autant qu'une créature humaine peut souffrir, mais elle n'avait point perdu courage. Ayant accepté, demandé le sacrifice, pouvait-elle s'étonner de l'apre morsure du glaive divin? N'était-il point nécessaire que tout le sang de son c?ur se répand?t sur l'autel par la sainte blessure, bient?t cicatrisée?
Car, dans son exaltation mystique, elle comptait sur une guérison soudaine, miraculeuse, qui, contrairement aux guérisons humaines, la rendrait sourde à toutes les voix, aveugle à toutes les visions, sauf à celles d'en haut. Et voilà que le prodige, en effet, avait éclaté, mais en sens inverse. Une lumière lui avait montré ce c?ur d'homme tout plein d'elle, exempt de reproche, très grand. Et, devant cette révélation tardive, elle était tombée sans connaissance, persuadée qu'elle allait mourir.
Elle n'était pas morte. Elle était à cette même place, l'ancienne novice, vivante, s?re d'avoir suivi son véritable chemin, aimée, heureuse... Pour la première fois depuis son mariage, Thérèse se fit à elle-même cette question:
-Est-ce que je suis heureuse?
La réponse vint aussit?t, peut-être un peu longue: trois lettres auraient suffi.
-Comment ne serais-je pas heureuse? Que me manque-t-il? J'ai la grace de Dieu, l'amour inaltéré de mon mari, la fortune qui me permet de faire du bien, la santé... Certes, quand ma tante me demandera si je suis heureuse, il me sera facile de la satisfaire.
Là-dessus, madame de Chavornay fit son entrée. Elle prit sa nièce par les deux mains, la tourna vers la fenêtre, l'examina de ses grands yeux, l'embrassa au front et lui dit:
-Ma chère enfant, je suis ravie de vous voir. Je ne vous attendais pas si t?t.
Il n'y avait dans la phrase ni interrogation ni reproche. Pourtant la jeune femme rougit, car elle-même comptait bien, avant les troubles récents de sa vie, oublier Paris longtemps encore. Elle fut sur le point de dire quel ennui facheux rendait inhabitable, pour un moment, sa chère solitude; mais un tendre scrupule ferma sa bouche. Puisqu'elle était obligée d'avoir un secret pour son mari, du moins nul être humain ne l'entendrait, pas même sa tante.
-J'aurais voulu, dit-elle, passer la vie entière comme nous étions. Mais Albert prétend que toute situation a ses devoirs parmi lesquels on ne peut choisir ceux qui plaisent, pour en écarter d'autres moins doux.
-Ma chère enfant, rien n'est plus vrai. Nous ne devons pas, si vous avez bonne mémoire, mettre la lumière sous le boisseau. Jusqu'ici, vous avez instruit des marmots qui ne demandaient qu'à apprendre, et médicamenté leurs papas qui ne demandaient qu'à guérir. Maintenant, vous allez faire briller le flambeau de votre honneur et de votre foi parmi des gens qui souffleront dessus. Tous les quatre ou cinq ans, je découvre une femme du monde selon le c?ur de Dieu et de son mari, telle que vous voulez être, en un mot, faisant du bien aux autres (vous verrez quelles aum?nes vous aurez occasion de répandre sur de plus riches que vous), préservant son bonheur, élevant bien ses enfants. Quand je rencontre ce phénomène de la grace divine, je bénis le ciel, comme de juste... et je suis de mauvaise humeur toute la journée.
-Oh! non, ma tante!
-Mais si, ma nièce. Croyez-vous qu'il est agréable de se dire: ?Depuis quarante ans, j'ai renoncé au monde et à ce qu'il a de bon,-soyez franche, il a du bon,-je me suis engoncée dans des guimpes toutes raides d'empois; j'ai obéi, ce qui est dur; commandé, ce qui l'est bien davantage, prié, médité, je?né; je mourrai sur la paille, sans voir pleurer mes petits-enfants autour de moi. Et madame Une Telle, qui n'y a pas mis tant de fa?ons, qui a vécu comme les autres, mais mieux que les autres, qui a été aimée, qui conna?t les plus douces joies d'ici-bas, sera placée mieux que moi en paradis, car elle aura fait des choses plus difficiles! Et pendant toute l'éternité, elle me regardera de très haut, comme autrefois, à l'Opéra, je regardais de la loge de mon père les pauvres diables qui n'avaient pu se payer qu'une stalle!...? Mais voilà que je recommence mes sermons du temps jadis.
-N'oubliez pas de quelle fa?on vous les terminiez, dit Thérèse en s'inclinant devant sa tante.
La vénérable religieuse posa la main sur le front de sa nièce et tra?a du pouce une petite croix. Madame de Sénac reprit:
-Ma bonne tante, ne m'effrayez pas trop. Je sais combien ma route est plus difficile que la v?tre et, parfois, je ne puis m'empêcher d'être un peu inquiète, surtout quand je rentre ici.
-Seulement ?un peu inquiète?? fit la religieuse en souriant. Alors tout va bien. Si vous saviez, ma chère petite,-sa voix devint plus grave,-le nombre des jeunes mariées que j'ai vues pleurer et se tordre les mains à cette place, en me disant: ?Oh! madame, si vous pouviez me garder toujours, faire de moi, pour le reste de ma vie, l'une de ces humbles s?urs converses qui frottent les parquets et lavent les corridors!?
-Est-ce possible? soupira Thérèse. Hélas! que pouvez-vous leur répondre?
-Voilà le difficile! Je ne leur réponds rien; je les prends sous le bras; je les mène à l'église; elles pleurent; elles prient; elles s'essuient les yeux; elles s'en vont. Généralement, elles reviennent une ou deux fois; elles pleurent encore, mais elles ne prient plus. Ensuite, c'est fini; je ne les revois jamais. Le monde, à sa manière, les a consolées. Et maintenant, parlons de vous, de votre mari, de Kathleen Crowe.
Pendant une heure, la religieuse écouta les récits de la jeune femme. Quand il fallut se séparer:
-Mon enfant, dit madame de Chavornay, vous êtes une généreuse et loyale créature. Mais, pour faire sa route ici-bas, des pieds solides valent mieux que des ailes. N'abusez pas de l'idéal, car, si c'est le moyen le moins usité d'être malheureux, ce n'est pas le moins s?r. Et il faut être heureux, quoi qu'on en dise, pour donner le bonheur aux autres.
Cependant, l'arrivée du jeune ménage et son installation à l'h?tel du quai d'Orsay, fermé ou assombri depuis si longtemps, faisaient événement sur la rive gauche. Le bruit avait couru, en effet, que les Sénac s'enterraient dans leur habitation du Languedoc, pour y filer le parfait amour à perpétuité, c'est-à-dire en tablant sur le plus long, pour deux ou trois ans. Car, comme disait le baron de Javerlhac, le mot ?perpétuité? n'a son emploi véritable que dans les concessions des cimetières. Il ajoutait volontiers, quand il était question d'Albert et de sa femme devant lui:
-écoutez bien mes paroles: madame de Sénac a aujourd'hui vingt-sept ans. Nous la verrons repara?tre un peu avant la trentaine, ayant de la province et de son mari par-dessus les yeux. Elle sera mère de deux marmots et sentira le besoin d'un air moins... fertile. Comme elle sera dans toute la fra?cheur de sa beauté, elle n'attirera l'attention de personne; mais, à sa première ride, on s'avisera qu'elle vaut la peine d'être regardée. A la seconde, les journaux parleront d'elle, en disant: ?la belle madame de Sénac.? A la troisième, elle passera capitaine d'une compagnie dont Albert sera le porte-drapeau. Car, chez nous, les rides sont aux joues des femmes ce que les galons sont à la manche des officiers. Trouvez-vous que j'ai tort?
L'expérience du baron eut tort cette fois. Thérèse reparaissait au bout d'une année, sans aucune ride, sans le moindre marmot, si peu rassasiée, à la voir et à l'entendre, de la campagne et de son mari, qu'on avait envie de lui demander: ?Mais alors, qu'êtes-vous venue faire parmi nous??
Personne, toutefois, ne lui posa la question; elle imposait aux moins timides. Ce n'était pas qu'elle usat de son esprit afin de rabrouer les gens de ces réponses cinglantes, un peu brutales, que certaines jeunes femmes d'aujourd'hui lachent sur vous avec une précision délicieuse, pour peu que vous leur en fournissiez l'occasion. Mais elle avait dans le regard clair de ses yeux bleus ces étonnements qui valent toutes les rebuffades du monde. Au surplus, grace au couvent, au voyage d'égypte et à la vieille tour des bords du Rh?ne, cette jeune femme n'avait pas recruté l'entourage ordinaire des amis qui disent tout et des amies à qui l'on ne cache rien, engeance également funeste au bonheur des maris. Le monde, que ce retour étonnait, en fut donc pour sa curiosité. Les Sénac, décidément, ne faisaient rien comme les autres.
A peine leurs malles vidées, ils abattirent courageusement trois cents visites, cinquante par eux-mêmes, le reste par les soins de leur coupé et de leurs chevaux. C'était fort peu pour des gens de leur position mondaine, mais ils ne comptaient pas se montrer plus prodigues de relations à Paris qu'à la campagne. En même temps, leur installation se faisait avec peu de bruit et beaucoup de rapidité, au contraire de ce qui se passe d'habitude en pareil cas; mais il faut dire que l'h?tel ne manquait ni d'un rideau ni d'un tapis. Les voitures, les chevaux, les domestiques sortirent de terre, le tout payé bon prix, mais excellent. Chaque semaine, la comtesse donnait à d?ner, et, sans affectation apparente, faisait son choix dans la crème de la crème. Par contre, elle acceptait assez difficilement de d?ner chez les autres. Elle eut sa quinzaine à l'Opéra, et l'on devait montrer patte blanche pour pénétrer dans sa loge, dont Sénac faisait les honneurs, sans avoir l'air de se douter du ridicule de son assiduité conjugale. D'ailleurs on les voyait toujours ensemble-quand on les voyait. Bien souvent Thérèse ne pouvait s'empêcher de rougir à cette question:
-Ma chère, que faites-vous ce soir?
L'heureux Albert, plus ferré que sa femme sur l'art de mentir, inventait un alibi sans broncher, et leur petit salon réservé du premier étage cachait ce soir-là deux amoureux derrière ses rideaux bien tirés, pendant que le monde croyait le couple occupé à d?ner en ville ou à courir les théatres!
Sénac passa bient?t pour le type du jaloux, sous prétexte qu'il proscrivait impitoyablement les ventes de charité, les courses, les promenades aux foires et autres cohues où le public le plus profane peut vérifier, soit par les yeux soit autrement, si telle duchesse a le chagrin d'être maigre ou le bonheur d'être potelée.
Quelques jeunes femmes commencèrent à plaisanter Thérèse à propos de son Othello de mari, bien qu'elle inspirat à la plupart de ses amies-dans le sens mondain du mot-une sorte de réserve qui ressemblait à de l'intimidation. La vérité est qu'elle-même ne savait guère de quoi causer quand elle se trouvait en contact avec ces personnes, à coup s?r honnêtes, distinguées, parfois même pieuses, mais qui n'attachaient pas tout à fait le même sens aux mots distinction, honnêteté et piété. Ce fut bien autre chose quand madame de Sénac connut mieux les histoires de certaines de ces dames, non par Albert qui ne croyait pas qu'il f?t de son intérêt de scandaliser sa femme, mais par ses relations féminines, qui se mitraillaient réciproquement, avec cette absence d'esprit de corps sans laquelle ce sexe aurait, depuis longtemps, réduit le n?tre en complète servitude. Les femmes agées ne furent pas longues à lui désigner celles de ses contemporaines qui vivaient dans le péché. Les jeunes ripostèrent en lui faisant un cours d'histoire ancienne qui n'était pas de l'histoire sainte. Après quelques décharges bien nourries de ce feu croisé, il resta beaucoup de réputations sur le champ de bataille, et la pauvre Thérèse se sentit frémir en voyant qu'elle allait passer sa vie au milieu des morts et des blessés, elle qui croyait vivre toujours dans une oasis privilégiée de paix et d'innocence.
Bient?t un groupement nouveau se dessina. Les femmes agées entourèrent madame de Sénac, qu'elles voyaient en état de suspicion à l'égard des jeunes; celles-ci donnèrent leur sympathie au comte, jugeant que Thérèse devait être ennuyeuse, du moment qu'elle n'était pas amusante à leur fa?on. Bient?t l'on sut que la comtesse de Castelbouc, née la Hort-Dieu, ce dont elle était assez fière, avait pris Thérèse sous sa protection spéciale. C'était une personne déjà m?re, considérée comme une des autorités du Faubourg, invariablement citée en réponse aux bourgeoises à prétentions académiques, lorsque ces dames plaignaient la haute aristocratie d'ignorer le véritable esprit. Madame de Castelbouc en avait à revendre; ses ?mots? étaient terribles parce qu'ils étaient déconcertants de vérité; quelques-uns resteront célèbres. Parfois ses intimes, avec la précaution qu'on met à caresser un chat, lui faisaient entendre que d'aucuns la trouvaient un peu méchante.
-Plaignez-vous! répondait-elle. Je me sers des indifférents pour amuser mes amis!
C'e?t été fort bien-pour les amis-si cette redoutable personne n'e?t imité certains catholiques de la Saint-Barthélémy, dont les arquebusades se trompèrent d'adresse, ainsi qu'on sait. Elle avait été l'une des plus acharnées à blamer le mariage de Thérèse au début. Mais on l'e?t fait tomber de son haut en lui rappelant ses erreurs passées. Elle avait ce don précieux, que possèdent certaines femmes méchantes, de se faire pardonner ses coups de griffe à force de les oublier. Ses haines étaient ardentes et lui inspiraient ses mots les plus meurtriers. Aussi le baron de Javerlhac lui avait répondu, un jour qu'elle parlait de ?ses ennemis? en sa présence:
-Vos ennemis! chère madame, je suis s?r que vous n'en avez plus. Vous devez être comme le maréchal Narva?z qui cherchait en vain les siens à l'article de la mort, pour leur pardonner. Jamais il ne put en trouver un seul. Ils étaient tous fusillés depuis beau temps!
Par une raison analogue, c'était une amie désirable. Quand elle était dans un salon, ses protégés pouvaient aller prendre l'air sans craindre que l'on touchat à leurs personnes. Prévenante, émue, raffinée en affection à ses heures, elle avait tout à coup dans les yeux des éclairs de tendresse qui surprenaient sur un visage un peu male. Thérèse prit bient?t du go?t pour cette femme supérieure, sans s'apercevoir que madame de Castelbouc avait le tort de l'encourager dans son exclusivisme déjà trop grand à l'égard du monde. Mais malgré tout, un seul être conservait sur elle une complète influence: son mari.
Ce dernier, de son c?té, avait sa favorite-en tout bien tout honneur-et cette favorite était une parente. à dire le vrai, la parenté s'était un peu relachée, car, depuis dix ans, le marquis de Boisboucher, mari de la dame en question et cousin de Sénac, avait pris le large après une période assez courte de communauté, sinon de félicité conjugale. Sur la cause véritable de cette rupture consacrée par les tribunaux, sans débat, comme il convient entre gens bien élevés, les opinions variaient selon qu'on entendait les hommes ou les femmes. Les premiers affirmaient que l'insensible Herma était cause de l'accident, par une froideur d'autant plus exaspérante qu'elle répondait à une passion digne d'un accueil plus doux. Mais, dans le camp opposé, on racontait, sous les plumes des éventails, qu'Armand de Boisboucher n'était rien moins qu'un monstre, échappé sans doute des forêts mythologiques, du temps où les satyres et les faunes étaient sur pied jour et nuit.
Quel que f?t le crime ou le malheur du marquis, victime ou bourreau de sa femme, il n'était plus là pour se défendre, car depuis longtemps il ne quittait pas son chateau du Périgord, où il menait une existence de braconnier tempérée par l'ivresse. Fallait-il voir dans ce suicide moral le développement des instincts d'une brute, ou le désespoir d'un malheureux inconsolable de n'avoir pu réaliser le rêve de son amour? C'était affaire entre madame de Boisboucher et sa conscience. Quant au monde, il avait condamné, d'après sa coutume, celui des deux accusés qui ne se présentait pas, d'autant que la marquise était fort intelligente, très habile à ne pas se compromettre, tant?t sage, tant?t folle, tant?t charmeuse, tant?t touchante, grande dame le soir, artiste le matin, bonne amie quelquefois, impertinente et mal élevée à ses heures, jamais effleurée d'une ombre de passion, toujours coquette à faire trembler... mais il e?t été plus court de la peindre d'un mot, en disant qu'elle était Polonaise.
Elle vivait avec sa mère, qui ne la quittait pas d'une semelle et portait de son c?té un nom fran?ais, par suite de son second mariage. Un brave homme qui s'appelait M. de La Clamouse, tout simplement, avait su faire flamber d'une flamme un peu tardive les quarante ans de la princesse,-car elle avait été princesse, s'il vous pla?t, avec un nom célèbre en Pologne mais impossible à prononcer en France. Il est juste d'ajouter que La Clamouse était mort peu après, enseveli dans son triomphe, réparant par un héritage très sérieux le tort qu'il avait fait à sa femme en la privant de son titre. On continuait d'ailleurs à l'appeler princesse un peu partout, sauf dans le pur Faubourg qui avait pris cette bonne femme à tic, et trouvait que c'était déjà bien assez de voir sa fille marquise. Ces deux isolées vivaient un peu à l'écart, près du bois de Boulogne, dans un h?tel assez petit, entre cour et jardin, où elles prétendaient ne recevoir personne, se disant plus pauvres qu'elles n'étaient. Toute autre que madame de Boisboucher, dans sa situation et avec ses défauts, se serait mis à dos la bonne société qui n'aime pas beaucoup plus les étrangères que les séparées. Cependant on lui passait tout, même son étiquette de fausse veuve, qu'elle drapait d'ailleurs le plus souvent dans des robes noires montant jusqu'au cou, et laissant para?tre seulement un visage mat, indéchiffrable, bien qu'il f?t rehaussé par des yeux superbes. Mais certains yeux éblouissent plus qu'ils n'éclairent; ceux-là étaient du nombre.
Malgré ses libertés et franchises d'enfant gatée, Herma n'était pas toujours également bien placée dans la faveur des douairières; pour tout dire, elle était même parfois en disgrace complète, et je ne jurerais point qu'elle ne f?t un peu exprès d'y tomber, pour rendre sa vie moins monotone. L'un de ses grands crimes était de devenir tout à coup invisible, elle et ?la princesse? sa mère. En vain l'on essayait successivement toutes les heures de la journée; ces dames étaient invariablement sorties, si bien sorties que leur coupé les attendait tout attelé devant leur porte, pour les conduire Dieu sait où. Et ces disparitions duraient ainsi pendant des semaines.
Alors on cherchait une aventure mystérieuse, tragique ou simplement compromettante; mais on ne trouvait pas autre chose que des cancans, éternelles variations sur ce thème: Herma voit trop d'artistes! Quelquefois on la donnait comme absolument folle d'un ténor qui, déjà fort occupé, la laissait se consumer tout à son aise. Ou bien, les r?les renversés, la capricieuse marquise avait tourné la tête d'un grand peintre, qui en perdait le boire, le manger et le sommeil. Généralement, à la suite de cette rumeur, un nouveau portrait, signé d'un nom illustre, augmentait le nombre de ceux qui montraient déjà, sur tous les panneaux du salon, l'éclair de sa tignasse fauve ou la ligne incomparable de sa nuque. Il était à remarquer, d'ailleurs, que ces chefs-d'?uvre ne se ressemblaient pas entre eux, et que pas un ne ressemblait au modèle, tant ce modèle était ?merveilleusement ondoyant et divers?. Le même désagrément arrivait aux bustes d'Herma. Car tout était bon à cette mangeuse de c?urs d'artistes: peintres, pastellistes, sculpteurs, musiciens. Quand elle n'avait rien de mieux, elle grignotait quelque malheureux félibre tombé du ciel de la Provence. Par-ci par là, elle daignait tourner la tête d'un homme du monde, mais rarement. Elle avait peu de go?t pour les victimes engraissées dans les prairies correctes mais sans saveur du noble Faubourg. C'était un grief de plus, car tout devenait un grief contre elle, même cette insensibilité orgueilleuse,-d'aucunes disaient: suspecte,-qui l'empêchait de guérir les blessures faites par ses yeux.
Quand on avait bien boudé ces deux créatures ?à l'esprit détraqué, aux nerfs perdus par la morphine?, quand on s'était bien juré de les laisser indéfiniment barboter dans leur ?bohème,? quand on leur avait bien dit leurs vérités, sans qu'elles pussent les entendre, fort heureusement, il survenait une occasion où l'on avait besoin d'Herma, qui, sans parler de son charme et de son esprit, jouait le Chopin comme personne, et surtout le jouait pour rien. Tant?t il fallait à tout prix rompre la glace d'une soirée d'entrevue. Tant?t il fallait flatter les préférences avérées d'une Altesse de passage à Paris. Ou bien il fallait corser les attractions d'un concert de charité. On voyait alors Herma repara?tre dans toute sa gloire, avec sa mère et son mélancolique sourire de blasée avant la lettre, également inséparables de sa personne. Tous les salons des douairières, y compris les douairières elles-mêmes, retombaient à ses pieds, et sa faveur était plus grande que jamais, jusqu'à ce qu'elle comm?t une nouvelle frasque. Mais qu'on la m?t en pénitence ou sur un piédestal, elle ne semblait pas s'en apercevoir, et cette suprême impertinence était son crime le plus impardonné.
Comme pour répondre à l'accusation souvent portée contre elle de chercher toujours ses nouveaux amis hors du monde, la marquise de Boisboucher sembla ravie de retrouver Sénac et ne parut ni trop fachée ni particulièrement contente de le retrouver pourvu d'une femme. Elle avait une manière très douce, presque petite fille de l'appeler ?mon cousin? (bien qu'il ne le f?t plus guère) qui la montrait sous un jour nouveau. Elle demandait volontiers ses avis, et, chose plus extraordinaire, les suivait quelquefois, bien qu'elle se moquat sans beaucoup de gêne de l'opinion de cousines plus agées et surtout plus proches. L'h?tel Quilliane-comme on continuait à le nommer-la voyait souvent, même sans sa mère, exception des plus rares. Là elle se mettait à l'aise, devenait simple, sensée, grande dame, plus charmante que jamais, aussi peu coquette qu'une Polonaise peut l'être. Elle entretenait rarement Albert cinq minutes hors de la présence de sa femme et, pour lui rendre justice, elle ne donnait pas même lieu de supposer qu'elle éprouvat le moindre ennui de la présence de Thérèse. Elle avait plut?t l'air de l'ignorer, un peu trop même, au gré de celle-ci. Elle entrait chez eux comme dans un moulin, que la porte f?t fermée ou non. Elle disait, en manière d'excuse:
-Me voici encore. Je vous agace peut-être, mais un ménage comme le v?tre est une bénédiction pour une femme comme moi. Songez, mon cousin, que vous êtes le seul homme de Paris auquel je puisse parler dix minutes sans qu'on crie que je vais lui tourner la tête.
-Oui-da! répondait Albert en riant. Suis-je donc déjà si vieux? Ou bien la nature m'a-t-elle fait aveugle de naissance?
-Non, Dieu merci! Votre infirmité, et vous en êtes fier, tout le monde peut le voir, consiste à être le plus amoureux des époux. Tous les traits du carquois glisseraient sur votre c?ur comme sur le blindage d'un navire. Ah! mon cousin, restez toujours tel que vous voilà. C'est si commode! De mon c?té, je vous en préviens, je crie sur les toits que je ne sors pas de chez vous. Cela répond à toutes les accusations. Les Sénac sont de bonne famille, il me semble! On ne dira pas que je déroge en leur compagnie. Et, quand on me reprochera d'être de glace, il me sera permis de répondre: ?Vous voyez que non, puisque je ne fonds pas dans cette étuve!?
-Oh! ma cousine. étuve n'est guère poétique.
-C'est encore un bon point que vous me donnez là. On prétend que tout mon mal vient d'avoir voulu répondre en vers à qui me parlait en prose.
Thérèse, penchée de c?té dans son fauteuil, la considérait curieusement, avec de singulières contractions dans les sourcils. Herma lui dit un jour, à propos du même sujet:
-Allez! ma jeune cousine, vous êtes dans le vrai. Il n'y a tel que la prose, l'éternelle prose, toute simple et toute bête, que je lis dans ces yeux bleus. Je vois même des notes fort intéressantes sur les marges.
Thérèse devint écarlate et ne répondit rien; Albert non plus. Madame de Boisboucher se leva, prit congé et gagna l'antichambre, accompagnée par le ma?tre de la maison.
-Cousin, fit-elle, tous mes compliments. Votre femme embellit d'heure en heure. Si elle continue, ce sera l'une des beautés de son temps et, ma foi! vous m'avez l'air de l'avoir joliment bien... déclo?trée. Dire qu'à moi, qui n'ai jamais eu la moindre envie d'être religieuse, on a fait regretter le verrou d'une cellule!
Elle partit là-dessus, montrant son poing mignon à un être invisible qui était sans doute certain marquis de sa connaissance.
Albert sortit bient?t après pour se rendre chez son avocat. Thérèse demeura seule et se mit à broyer du noir, ce qui n'arrivait guère et ne serait pas arrivé ce jour-là, sans le maudit procès qui lui en donnait le loisir. Elle fit un retour sur elle-même, s'examina, se compara non sans une sorte de honte à ce qu'elle était trois mois plus t?t, et s'étonna d'être, en effet, si complètement ?déclo?trée?.
Ce n'était pas qu'elle se f?t promis de ne point aimer son mari, ou même qu'elle ne se f?t point promis de l'aimer de tout son c?ur. Mais, depuis qu'elle avait quitté la paix quasi mystique de la province pour le tourbillon de Paris, depuis sa première visite à sa tante, notamment, elle ne se reconnaissait plus. Les ailes, les fameuses ailes qui donnaient de l'inquiétude à la prudente religieuse, vainement, aujourd'hui, elle les cherchait encore à ses épaules. Vainement elle voulait s'envoler de nouveau dans l'idéal, emportant là-haut, ainsi qu'il le disait, l'homme devenu la moitié de son être. C'était lui, à cette heure, qui la retenait encha?née dans ses bras, plus près de la terre, plus loin des espaces. C'était lui qui la faisait tressaillir au seul bruit de son pas, qui la troublait délicieusement lorsque, dans le monde, il l'enveloppait d'un rapide regard de tendresse. C'était lui... Oh! d'où venait ce pouvoir nouveau qu'il avait sur elle? Quel astre inconnu s'était levé, marquant le retour de ces heures ardentes qui lui faisaient perdre le souvenir du passé? Qu'elles paraissaient loin, les heures mystiques du vieux chateau, où c'étaient leurs deux ames qui se fondaient en une seule! Et cette transformation,-elle rougit de nouveau en songeant aux remarques impertinentes de la marquise,-des yeux étrangers pouvaient la voir!
Elle eut, pour cacher son visage, un mouvement instinctif. Une fois encore elle connaissait les scrupules qui hantent perpétuellement les c?urs trop parfaits. Des sommets purs et neigeux d'où l'?il entrevoit l'infini, la main d'un homme avait su la faire descendre; mais, dans la chaude vallée où s'épanouissait leur tendresse, quelle moisson de fleurs éclatantes et parfumées!
-Albert! mon adoré! soupira-t-elle. Si je te donnais mon amour autrefois, qu'est-ce donc que je te donne aujourd'hui?
-Tu lui donnes la passion! répondit une voix mystérieuse, légère comme un souffle.
Cette voix ressemblait tellement à celle d'Herma que Thérèse tressaillit et regarda autour d'elle. Mais aucun être humain n'était là. Elle pouvait rêver, rougir, soupirer sans crainte. Vaguement, elle comprenait la vérité. Où était la paix des vieux murs de Sénac? L'éblouissement parisien, avec son atmosphère spécialement faite pour étourdir et exciter, l'avait remplacée. L'amour était le même; le cadre de l'amour avait changé. Autrefois, ils s'arrachaient, pour l'intimité conjugale, aux douceurs argentées d'une nuit pure, chantée par le rossignol. A cette heure, ils retrouvaient le tiède sanctuaire au sortir d'une salle inondée de flots lumineux, encombrée d'élégance et de beauté, saturée d'une harmonie dont le trouble des sens est le but suprême. Deux c?urs jeunes, intacts, parfaits, peuvent-ils vibrer de même à la brise de la forêt ensommeillée ou sous la chaude haleine d'un volcan?...
Ainsi, la nouvelle Psyché, soudainement éclairée par une amie moins na?ve, découvrait un monstre,-adorable, adoré!-à la place qu'elle croyait occupée par quelque jeune habitant des cieux aux ailes frémissantes. Longtemps elle songea, toute seule dans son boudoir, s'interrogeant, s'examinant selon la vieille habitude un peu perdue, craignant de se trouver amoindrie parce qu'elle se trouvait autre, et se disant tout bas, avec un soupir qui faisait palpiter sa poitrine, gonflée depuis quelque temps par une sève plus terrestre:
-Qui me dira pourquoi je souffre d'être si heureuse, et pourquoi je suis si heureuse de souffrir?
Pour cette fois, la Révérende Mère de Chavornay, malgré toute son expérience, ne pouvait être utile à sa nièce.