Chapter 10 10

Quelques jours après, elle trouva dans son courrier une enveloppe furieusement parfumée, portant son adresse en caractères d'un demi-centimètre de haut, ce qui est, pour les élégantes d'aujourd'hui, l'écriture à la mode et la solution de ce problème: dire le moins de choses possible dans une page.

L'enveloppe contenait un morceau de carton gris perle, rayé de larges bandes d'argent, avec un chiffre à peu près invisible à l'?il nu. En revanche, on aurait pu lire à cinq pas les lignes suivantes:

?Excusez-moi, madame, si je vous dérange à titre de voisine de campagne, quêtant pour les pauvres. Une de mes amies, la duchesse de Lautaret, organise en face de nous, à Meillerie, des régates de bienfaisance; moi-même je m'occupe de fréter un vapeur pour transporter là-bas les habitants de notre rive qui veulent bien payer leur ticket un peu trop cher. Vous devinez où ira le bénéfice. J'ai déjà recruté quelques passagers, et serais très heureuse si je pouvais porter votre nom et celui de M. de Sénac sur ma liste. Tout cela n'est guère correct, je l'avoue; mais il s'agit de nos pauvres compatriotes de Savoie, et nous sommes en Suisse, terre de la liberté.

?Votre voisine et servante,

?MAGDELAINE CHANDOLIN.?

Thérèse passa le billet à son mari d'un c?té de la table à l'autre-ils étaient à déjeuner-et parut s'absorber complètement dans la lecture d'une autre lettre; mais sa main tremblait un peu.

-Quelle écriture! quel papier! quel chiffre! dit Albert, extrêmement ennuyé de voir le sujet scabreux ramené sur le tapis. Jusqu'à cette manière prétentieuse d'écrire son prénom: Ma-gue-de-laine!

-C'est la forme hébra?que, nota sérieusement Thérèse, tout en continuant sa propre lecture.

Albert se leva de table et se mit à marcher de long en large, raisonnant tout haut:

-évidemment, notre étourdie de cousine a mis en train ses man?uvres diplomatiques sans attendre ma réponse. Vous ne supposez point, j'imagine, qu'il y a eu nouvel échange de correspondance entre nous; encore moins que j'ai rien fait pour nous attirer cette invitation indiscrète?

-Ce n'est qu'une quête pour les pauvres, ce qui supprime toute indiscrétion.

-Oui, mais madame Chandolin sait de quoi il retourne. Si nous acceptons, c'est un traité d'alliance. Un refus nous rend les ennemis de... la grande amie du président Montoussé. Voilà le joli dilemme où nous place la folie d'Herma. Toute sa vie elle n'a su faire que des bêtises! Parbleu! il ne nous manquait plus que d'avoir une Polonaise pour nous diriger dans nos embarras!

Thérèse ne disait rien pour attiser cette belle colère, la jugeant peut-être un peu factice.

-Enfin, ma chère, il s'agit de savoir ce que vous décidez, reprit Sénac, en piaffant sous lui pareil à ces chevaux qui pointent toujours à la barrière qu'ils ont heurtée une fois.

Mais Thérèse, un certain soir, s'était juré qu'on ne l'accuserait plus d'être jalouse. Elle répondit:

-Je décide en faveur des pauvres. J'ignore et veux ignorer ce que madame Chandolin peut avoir sur la conscience. Ne jugeons point les autres, afin de n'être point jugés.

-Ou plut?t afin d'être bien jugés. Voilà ce que diront les sceptiques.

-Faut-il pas que vous perdiez un procès qui est juste, pour leur faire plaisir?

-Oh! oh! ma chère femme, nous faisons de bien grands progrès dans la sagesse humaine!

-Il n'était que temps! Est-ce aujourd'hui que nous allons chez notre voisine?

-Rien ne presse. Pour le moment, une lettre suffirait.

-J'aime autant qu'on ne voie pas votre écriture ni la mienne dans les petits papiers de cette dame.

-Comme vous voudrez, dit Albert.

Au fond de lui-même il était vexé, car il devinait bien pourquoi sa femme faisait si fort la brave. Mais il n'en laissa rien voir, dominé par ce point d'honneur conjugal qui, comme l'autre, mène parfois sur le terrain deux adversaires qui meurent d'envie de s'embrasser.

Donc, le lendemain, ils allèrent chez la belle Magdelaine de même qu'ils seraient allés en Belgique: pour se faire voir réciproquement qu'ils n'étaient pas gens à reculer.

-Madame, dit un peu froidement Thérèse, je viens m'inscrire sur votre feuille de passages pour Meillerie. Vous êtes mille fois bonne de nous avoir offert des places.

-Comment donc, madame! Je serais allée vous les offrir chez vous sans les bruits calomnieux qui couraient sur votre santé. On vous disait souffrante, et, de fait, on ne vous a vue nulle part sur les bords du lac.

-J'y suis venue, je l'avoue, pour me reposer. Mais on peut bien se fatiguer un jour pour les pauvres.

Une jeune femme, non moins élégante que la ma?tresse de la maison, causait à l'autre bout du hall avec un jeune homme à la cravate inquiétante. La pièce étant fort vaste, ils ne s'étaient pas dérangés.

-Venez ici, Valentine, cria madame Chandolin, nous n'avons pas souvent d'aussi belles visites.

Ainsi rappelés à l'ordre, les deux causeurs interrompirent leur duo et s'avancèrent sans enthousiasme. Magdelaine les nomma aux Sénac:

-Vicomtesse de Navacelles, prince de Cadempino.

Elle ajouta, s'adressant à Thérèse:

-Quant à celui que j'aurais voulu vous présenter avant tous les autres, je veux dire M. Chandolin, il est sorti pour faire de la photographie.

-C'est donc qu'il évite les jolis modèles comme d'autres les recherchent, répondit galamment Sénac.

En même temps, il jetait au prince un regard qui semblait dire:

?Comment n'avez-vous pas trouvé ?a??

Cadempino fit semblant de vouloir lui sauter au cou.

-Oh! ces Fran?ais! que d'esprit! que de galanterie!

-Le modèle vivant, expliqua Magdelaine, est dédaigné par mon mari. La nature seule l'intéresse. On peut même dire qu'elle l'absorbe. Il ne rentre souvent qu'au soleil couché.

-Mon Dieu! fit observer Sénac avec une pointe d'ironie, voilà le c?té faible de cet art. On ne peut pas photographier la nuit.

Pendant ce temps-là, Thérèse était en butte aux compliments du prince qui, cette fois, faisait semblant de vouloir se jeter à genoux. Mais son accent montrait tout de suite à qui l'on avait affaire, et l'on se sentait rassuré.

-La comtesse de Sénac! la plou belle des comtesses blondes de Paris, la madona aux cheveux d'or, comme nous l'appelons! Oh! ces cheveux! Oune manteau royal, j'en souis so?r, quand ils se déroulent!

Thérèse, un peu inquiète, regarda son mari, mais cet unique échantillon de l'espèce visible pour l'instant causait avec madame de Navacelles, non plus agité que si Cadempino e?t exalté les charmes d'une fresque de Pompéi. Obligée de se défendre elle-même, la comtesse essaya de déverser sur madame Chandolin cette lave de volcan.

-Il me semble, dit-elle en regardant la belle Magdelaine, que, sous le rapport du blond, j'ai trouvé ici une rivale.

-Non! c'est trop dr?le! s'écria la prétendue rivale en se renversant dans son fauteuil pour mieux rire. Valentine, écoutez ?a! Madame de Sénac qui me fait des compliments sur la couleur de mes cheveux! Vous qui racontez si bien, je vous recommande le mot.

Valentine de Navacelles, brunette m?rissante, au visage mat un peu bouffi, s'esclaffa de rire sans qu'on entend?t le moindre son sortir de sa bouche gourmande. Elle mit ses mains sur ses hanches, balan?a une demi-douzaine de fois sa tête d'une épaule à l'autre, et dit avec profondeur:

-Je le donnerai à Dumas pour sa prochaine pièce.

La pauvre Thérèse se demandait avec frayeur ce qu'elle avait pu dire de si prodigieux. La ma?tresse de maison eut pitié d'elle.

-Chère madame, il faut vous confesser que j'ai les cheveux les plus bêtes du monde: ni bruns ni blonds; entre les deux. Je me teins sans scrupule, comme vous voyez. Or, il n'y a pas deux mois, je faisais mes emplettes de départ avec madame de Navacelles. Nous sommes entrées chez mon coiffeur pour lui demander ma provision de teinture. Et savez-vous ce que je lui ai prescrit? D'attraper le blond merveilleux de la comtesse de Sénac. Ma foi! il n'y a pas à dire,-?a y est! Comme on se retrouve!

Thérèse leva mélancoliquement les yeux vers la glace pour voir si ??a y était? réellement.

Albert, trouvant sa femme un peu morose, vint à son secours:

-Vous êtes embarrassée, ma chère? Je le comprends; vous n'êtes pas habituée à des compliments aussi flatteurs. Mais si nous parlions un peu des régates?

Madame Chandolin développa son programme:

-Le vapeur est loué et le meilleur tapissier de Genève le décore. Nous aurons à bord un orchestre pour faire danser, et un restaurant, pas trop mauvais, j'espère. Le matin des régates nous partons d'ici; nous déjeunons en route. Le soir, après les courses, nous d?nons à bord, en rade de Meillerie, par tables séparées. Madame de Sénac voudra bien me faire l'honneur de s'asseoir à la mienne. J'ai déjà notre chère duchesse avec ses invités, puis quelques amis: Luzinargues le journaliste, notre futur ministre des finances Bérisal, le président Montoussé...

-... Futur garde des sceaux, continua Sénac avec une gravité imperturbable. Je vois que nous serons en bonne compagnie et j'espère que, pour cette fois, M. Chandolin délaissera la nature morte.

Au même instant, on remit une lettre à madame Chandolin qui en prit lecture, en s'excusant, et manifesta une joie complète.

-Nous aurons toute la coterie Thilorier, fit-elle en passant la lettre à son amie Valentine. Lise m'annonce huit ou dix personnes.

-Qu'appelez-vous la coterie Thilorier? demanda Sénac. La chose m'intéresse, puisque nous sommes embarqués sur le même navire.

L'humeur de Valentine commen?ait à souffrir de l'admiration trop peu déguisée du prince pour madame de Sénac. Elle répondit assez aigrement:

-Le salon de Lise Thilorier est connu de tous les Parisiens.

-Ma chère, vous voyez bien que non, riposta Magdelaine, prenant le parti du comte. Il ne faut pas croire tout ce que cette ennuyeuse vous raconte sur son propre mérite.

-Si elle vous ennuie, pourquoi vous réjouissez-vous de l'avoir sur votre bateau?

-Oh! par pure charité. La recette des pauvres s'augmente d'autant.

Si je n'écoutais que mon go?t...

-Cependant, à Paris, je ne puis aller chez elle sans vous y trouver.

-Oui; j'y vais passer une demi-heure toutes les fois que je peux. C'est toujours trente minutes pendant lesquelles je suis s?re qu'on m'épargne.

Albert de Sénac suivait avec la satisfaction d'un dilettante la conversation des deux amies. Pour la détendre un peu, Magdelaine changea d'interlocuteur et s'adressant à lui:

-N'ayez pas peur, fit-elle. L'observateur que je devine en vous ne regrettera point de pouvoir étudier ce monde-là pendant quelques heures. Lise Thilorier est une femme bien douée, assez bonne au fond, qui connut, comme auraient dit nos pères, d'autres plaisirs que ceux de l'esprit. Elle serait encore agréable sans le snobbisme intellectuel qui est devenu toute sa vie. Certes, je ne lui fais pas un crime de rechercher les gens d'esprit et de réputation; mais elle voit ces deux avantages par leur petit c?té. L'esprit, pour elle, c'est le mot; la gloire c'est le salon. Il y a vingt ans qu'elle travaille à s'en faire un. Aujourd'hui, le salon Thilorier existe, et même c'est une des forces du Paris artificiel que créent peu à peu le journalisme, la réclame et l'admiration réciproque. Cette force provient de ce que la ma?tresse de la maison et les gens qui la fréquentent sont fort unis, ayant besoin les uns des autres. Tout homme de littérature ou de théatre, tout artiste, tout personnage, en un mot, vivant de la notoriété, commettrait une grande faute en n'allant pas chez Lise. Pour ceux-là, c'est une petite Bourse où l'on fait monter les cours de la célébrité et où l'on prépare les émissions du succès. Pour les simples curieux, c'est un musée Grévin où les figures sont vivantes et parlent à merveille, sans compter que l'on d?ne chez les Thilorier comme nulle part.

Cependant Cadempino en était arrivé aux grandes déclarations. Il jurait à Thérèse, parlant à sa personne, n'avoir jamais rencontré ?de créature humaine plou sédouisante?; mais il le jurait à tue-tête, ce qui ?tait à ses paroles toute arrière-pensée coupable. Néanmoins Albert vit sa femme si malheureuse qu'il jugea bon de l'arracher à son supplice.

Quand ils furent seuls:

-Tu ne connais pas les princes italiens, dit-il pour la remettre, les Napolitains surtout. J'imagine que la principauté de Cadempino est située au flanc du Vésuve. Rassure-toi. Les Italiens ne sont vainqueurs que quand on les aide, et comme tu n'aideras pas celui-là...

-Tais-toi, dit-elle. Je ne te reconnais plus. Tu ne prends plus rien au sérieux.

-Chère femme!... fit Albert en pressant le bras de sa compagne sous le sien. Une seule chose est sérieuse et le sera toujours: toi! Ce que nous traversons maintenant n'est qu'un mauvais rêve. Nous l'oublierons bient?t quand la paix sera revenue.

-Hélas! répondit-elle, j'ai peur au contraire que nous ayons rêvé jusqu'ici, et que ce soit maintenant la réalité qui nous entoure!

Le grand jour venu, les Sénac trouvèrent sur le bateau une réunion assez nombreuse de Fran?ais en villégiature sur ces rives pittoresques. Deux femmes se disputaient l'empire, mais sans crainte de guerre civile, car Magdelaine Chandolin se contentait de la couronne de la beauté, laissant à Lise le sceptre de l'esprit. Chacune s'installa au milieu de sa cour, l'une à babord, l'autre à tribord, près du gouvernail. Le reste du pont fut cédé aux indigènes et aux passagers cosmopolites, menu fretin dont on acceptait l'argent, mais rien de plus. Le vapeur coquettement pavoisé mit le cap sur Meillerie; la journée s'annon?ait radieuse.

-Et maintenant, messieurs, dit madame Thilorier, ayons de l'esprit. Comtesse, venez près de moi. Voue trouverez ici un poète pour vous chanter, un lauréat du Salon pour vous peindre, un romancier pour conter les passions que vous allez faire, dans cette seule journée, ?sur la terre et sur l'onde?.

Alors elle commen?a les présentations, nommant à Thérèse les personnes qu'elle venait d'indiquer et bien d'autres encore, parmi lesquelles Thilorier père, Thilorier fils,-dix-huit ans-et Jeanne Thilorier, blondinette un peu plus agée, presque jolie, mais gatée par l'absence complète de naturel. Un académicien pour dames, un député de la gauche, dernier débris de la République athénienne, un jeune homme qui se faisait la tête de Louis-Philippe et dont le père avait été l'ami de madame Récamier, défilèrent successivement devant Thérèse; mais Désormes, le fameux critique du Globe, se contenta de se soulever de son banc, sans la regarder. Il lisait son propre article dans son propre journal, arrivé le matin de Paris.

Chose effrayante! Tous ces gens avaient de l'esprit, et ils en avaient toujours, sauf Thilorier père, devenu bête comme les artilleurs deviennent sourds. Dans cette société, le moindre éternuement était spirituel; certains bruits de mouchoirs faisaient rire tout le monde, ou du moins tous les initiés du cénacle. Au bout de cinq minutes, la pauvre Thérèse qui n'avait encore rien dit d'étincelant se rendit compte que le cercle attendait le ?mot? dont elle devait payer son entrée. Naturellement le mot ne vint pas, et la malheureuse découvrit, pour la première fois de sa vie, qu'elle manquait déplorablement d'intelligence. Elle chercha des yeux Albert qui, prudemment, avait choisi sa place dans le clan Chandolin, du c?té des jolies femmes. A voir l'air gracieux qu'avait Magdelaine en l'écoutant, les affaires de Cadaroux devenaient mauvaises.

Cependant le clan Thilorier renon?ant à faire briller la comtesse allumait les premières fusées de la conversation. Le jeune Abel eut un mot avant les autres. Ce n'était pas un mot de premier ordre, mais enfin c'était un mot. L'heureuse mère fit un porte-voix de ses deux mains et, s'adressant à sa fille qui écoutait langoureusement l'académicien loin de toute oreille indiscrète:

-Jeanne! cria-t-elle d'une voix de fausset, ton frère vient d'être brillant.

Et Thérèse comprit ce que cette parole voulait dire.

Désirant, malgré tout, être bonne à quelque chose, elle se donna courageusement le r?le de comparse et se livra sans défense à Désormes, dont l'auditoire ordinaire était un peu distrait. Le grand homme, qui avait achevé de lire son feuilleton, roulant sur lui, Désormes, à propos de Victor Hugo, entreprit de le commenter à sa voisine. Mais la malheureuse commit une faute qui la déclassa terriblement: elle laissa voir qu'elle ne lisait jamais le Globe. Tout à coup Lise Thilorier, qui n'aimait que les conversations générales, fit sa rentrée par cette phrase inattendue:

-Victor Hugo! jamais je ne lui pardonnerai d'avoir manqué son r?le. Avec un peu plus de tenue politique et sociale, cet homme-là aurait eu un salon comme Paris n'en conna?tra jamais.

Thérèse regarda celle qui venait de parler pour voir si elle était sérieuse. Quant à Désormes, il ?ta son pince-nez, regarda en l'air, un peu de c?té, à la fa?on d'une pie qui médite sur son perchoir, et répondit modestement.

-Je n'ai pas vu cela dans mon étude; mais je garde l'idée: Le salon qu'aurait pu avoir Victor Hugo. C'est un sujet, cela!

Madame de Sénac ouvrait de grands yeux; le critique s'y trompa, voyant de l'admiration dans ce qui n'était que l'ahurissement poussé à son comble. Cette personne attentive, qui l'écoutait sans interrompre, poussant des ?oh!? et des ?ah!? pleins de déférence, commen?ait à lui plaire par son tact discret, à ce point qu'il lui décerna un brevet d'esprit par une phrase incidente. Elle aurait pu le gagner autrement, mais le moyen qu'elle avait pris, sans s'en douter, ne manque jamais et vaut qu'on le recommande.

Pendant ce temps-là, Sénac faisait florès auprès des dames. Les judicieux conseils d'Herma de Boisboucher lui revenaient à la mémoire. Certes, il f?t mort plut?t que d'implorer directement les bons offices de la séduisante amie de son président. Mais si la belle prenait fantaisie de servir sa cause, était-il déshonoré pour si peu? Même au milieu de toute la gaieté capiteuse de ses voisines, son procès le rendait parfois un peu sombre. Dans un moment où nul ne pouvait l'entendre:

-Voyons, lui dit Magdelaine à voix basse, ne soyez pas lugubre. L'autre soir, après votre visite, j'ai consulté les astres. Ils vous annoncent la victoire sur tous vos ennemis.

-Merci! bel astrologue, répondit Sénac. Mais ce délicieux chapeau ne ressemble guère à celui de Nostradamus.

Et, moitié faché, moitié content, il pensa:

?Cette folle d'Herma lui a déjà conté toute mon histoire.?

Au déjeuner, qui fut servi bient?t, le camp de l'intelligence et le camp de la beauté se mêlèrent pacifiquement. Albert fut félicité de l'esprit de sa femme; celle-ci re?ut des louanges sur la galanterie charmante de son mari, ce qui leur causa visiblement un plaisir inégal. Mais Thérèse avait promis de n'être plus jalouse. Elle n'avait pas promis d'avoir faim et mangea du bout des dents.

A peine arrivé à Meillerie, le bateau fut enlevé à l'abordage par une troupe élégante et joyeuse conduite par la duchesse en personne. Chacun reconnut ses amis; les groupes se formèrent et l'on débarqua bras dessus bras dessous pour aller voir les régates. Madame de Lautaret, qui présidait l'estrade d'honneur, mit Thérèse à sa droite et Magdelaine à sa gauche. Valentine avait retrouvé Cadempino, venu de son c?té pour ne pas donner trop beau jeu aux bonnes langues du groupe Thilorier. Un écho facheux pouvait arriver aux oreilles d'un mari peu commode retenu en France par la saison des chasses.

Bérisal était à son poste derrière madame Chandolin. Son chapeau haut de forme, ses favoris où la neige commen?ait à para?tre et son ventre déjà lourd lui donnaient la mine d'un magistrat, tandis que le président Montoussé avec son chapeau de paille cerclé d'un ruban bleu, son gilet blanc, sa jaquette flottant autour d'un torse maigre, pouvait passer pour le type de l'agent de change favori des dames. Il s'était fait présenter à la comtesse de Sénac par Magdelaine, et, tout en débitant les banalités de circonstance, il tournait sur la nouvelle venue un regard discrètement curieux, où l'on pouvait deviner qu'il connaissait déjà son histoire, ce qui la contrariait péniblement.

Un petit homme assez laid, portant les cheveux taillés en brosse et la barbe en collier, à l'américaine, circulait partout, son carnet à la main, frappant sur l'épaule des commissaires et des yachtsmen, gourmandant les agents de police, questionnant les femmes à propos de leurs toilettes et prenant des notes sous leur dictée.

Tout en écrivant, il madrigalisait à sa manière:

-Exquise! adorable! Vous me ruinez! Voilà une taille et un costume qui vont allonger encore mon télégramme. J'en aurai pour vingt-cinq louis. Au moins, êtes-vous abonnée?

Il passa devant la duchesse:

-Nous dépassons dix-sept mille, rien qu'à Meillerie, fit-il d'un air très sérieux. Et vous, madame Chandolin, qu'est-ce que vous nous donnez pour la recette du bateau? Vous ne savez pas encore? C'est ennuyeux. Comment voulez-vous que je fasse mon article?

Apercevant Thérèse, qu'il ne connaissait pas, il demanda son nom à madame de Lautaret, sans se donner trop de peine pour n'être pas entendu; puis il prit des notes sur son carnet, en dévisageant la comtesse avec un flegme imperturbable.

-Tout à fait réussie, murmura-t-il en ébauchant un sourire accompagné d'un léger salut.

Et comme Montoussé se rangeait pour lui livrer passage:

-Veinard de président! grommela-t-il de son même ton froid. Vous n'avez rien à faire qu'à papillonner auprès des jolies femmes! Moi, je tombe de fatigue. En voilà une chaleur!

Il s'éloigna ruisselant. Thérèse, tout interloquée, demanda:

-Qui est donc ce monsieur si affairé et si peu cérémonieux?

-Vous ne le connaissez pas? C'est Luzignargues, le journaliste.

-Grand Dieu! Est-ce qu'il va mettre mon nom dans son journal?

Déjà elle se figurait la colère de son mari. Mais elle l'aper?ut au même instant, comme il serrait la main de Luzignargues, avec un peu d'ennui, mais sans amertume.

évidemment, il était résigné d'avance à toutes les épreuves pénibles ou bizarres de la journée.

Les régates furent courues au milieu des hourras des spectateurs populaires; le public élégant sommeillait quelque peu dans les tribunes. Après le dernier coup de canon d'arrivée, la duchesse donna le signal de la retraite et fut suivie de son cortège. Mais tout à coup on vit surgir Luzignargues, s'essuyant plus que jamais le cou, les cheveux et la figure.

-Mesdames, dit-il gravement, je viens d'expédier mon télégramme à

Paris; ma tache est finie; le journaliste va vous quitter...

Il s'arrêta et prit un temps, comme un acteur à la mode, s?r de son effet. Des protestations féminines s'élevèrent.

-... Mais l'homme du monde vous reste, acheva-t-il avec un beau geste de la main droite.

Alors, tandis que des applaudissements éclataient, il prit possession de son nouveau r?le en offrant son bras à Thérèse, qui l'accepta machinalement.

-Où d?nez-vous, comtesse?

Dans le trouble croissant d'une stupéfaction inexprimable, elle balbutia:

-Mais, sur le bateau, je crois... Madame Chandolin a organisé...

-Charmant! dit Luzignargues. Je lache le banquet officiel. Nous sommes à la campagne; je m'invite sans fa?on.

Il se dirigea vers la jetée, entra?nant la comtesse dont le découragement n'avait plus de bornes. Comme elle cherchait des yeux son mari, elle l'aper?ut au bras de madame Chandolin, avec Bérisal et Montoussé en serre-files. Ce fut le dernier coup. Elle baissa la tête sous la main de la destinée, et se laissa conduire, songeant au temps où les Sénac se faisaient des ennemis par un choix de relations trop difficile.

Sur le bateau, on retrouva les Thilorier qui, dédaignant les banquettes de la tribune, étaient restés à bord où ils avaient eu deux plaisirs au lieu d'un. Car, tout en suivant d'un ?il distrait le vol des périssoires et le virage des canots aux grandes voiles blanches, ils avaient assisté à une passe brillante de l'éternel tournoi entre Désormes le critique et Laverjane le romancier. Le fond de la dispute était toujours le même; les arguments seuls variaient.

-Vous êtes incapable de créer, disait l'un. Vous êtes des fakirs, résumant tout l'univers créé dans la contemplation de votre nombril auguste. Vous n'avez jamais pu réussir une pièce de théatre, pas même une simple nouvelle.

-Vous manquez d'érudition, répondait l'autre, et, depuis que vous avez remplacé l'imagination par le document et l'analyse, vous ne créez pas plus que nous.

-Qu'est-ce qu'un critique, sinon le gardien du sérail des beautés littéraires? Et de quel droit vous présentez-vous au public, dont vous encombrez l'attention, comme un pacha brillant, magnifique et rassasié de victoires? Si l'on vous prenait au mot!...

-Vous, romanciers contemporains, vous êtes les époux vieillis et fatigués de la pauvre littérature. Entre elle et vous, tout se passe en belles paroles. Vos respects forcés, aussi bien que vos simulacres de brutalité ou de gaillardise, cachent une même impuissance, l'impuissance du siècle qui finit. Allez! si le public nous préfère, c'est que nous avons un avantage qui vous manque: l'érudition.

Le combat ne prit fin qu'à l'arrivée de madame de Lautaret et de son cortège, complété au dernier moment par Cadempino et Valentine qui semblèrent sortir d'entre deux pavés. On se mit à table comme on put. Les places manquaient, la chère était médiocre et la seule recherche qu'on p?t y trouver était la recherche de l'économie. Magdelaine Chandolin, officiellement responsable envers les souscripteurs, était doublement vexée à cause de la présence de Luzignargues habitué aux menus plantureux de la duchesse. Pour l'achever de peindre, comme on finissait de passer le r?ti découpé en atomes, on entendit la voix d'Abel Thilorier qui criait d'un bout de la table à l'autre, ce qui était le genre favori de la famille:

-Maman! c'est moi qui ai la truffe!

Cette saillie d'enfant terrible souleva des bravos, presque aussit?t couverts par l'orchestre du bord qui faisait aux convives fran?ais la galante surprise de jouer leur hymne national. Thérèse regarda son mari qui mordait sa moustache. Il était écrit qu'aucun plaisir ne manquerait à leur journée, pas même celui de d?ner aux accords de la Marseillaise. Fort heureusement, une pluie bienfaisante empêcha le bal d'avoir lieu et l'on regagna de bonne heure l'autre rive du lac.

-Pauvre amie! pardonne-moi, dit Albert quand il se trouva seul avec sa femme. C'est moi qui t'ai entra?née dans ce guêpier. Mais je te jure que tout cela n'aura qu'un temps. Laisse-moi seulement me tirer des griffes de Cadaroux. Montoussé, qui est fin comme l'ambre, ne m'a dit qu'un mot, juste assez pour me faire voir qu'il est au courant et qu'il n'est point dupe de ce chantage. Que veux-tu? Il faut se défendre contre les coquins avec leurs armes. Nous redeviendrons nous-mêmes quand nous pourrons, bient?t.

Il va sans dire que madame Chandolin ne partageait nullement la manière de voir des Sénac sur la durée promise à leur amitié nouvellement éclose. Elle y allait, comme on dit, bon jeu bon argent, car elle trouvait Thérèse charmante, en toute sincérité, et la protégée d'une duchesse de bon aloi e?t fait preuve de modestie bien méritoire en jugeant la comtesse de Sénac trop grande dame pour elle. Cette singulière personne, vicieuse avec intelligence, appréciait l'honnêteté chez ses amies comme elle considérait l'opulence chez ses amis: pour en tirer son avantage. Avec une adresse rare, elle habitua peu à peu les Sénac à la voir arriver aux Aiguebelles en voisine qui ne compte pas ses visites. Sans qu'ils pussent dire eux-mêmes comment la chose s'était faite, ils en étaient venus assez vite à lui parler de leur procès, dont elle saisit le fort et le faible avec l'intelligence d'une femme rompue au langage des affaires. Jamais elle ne pronon?ait le nom de Montoussé; mais un jour, sans avoir l'air d'y toucher, elle invita ses voisins chez elle avec le président. Albert sortit de là tout réconforté et dit à Thérèse:

-Je viens d'avoir une excellente conversation avec Montoussé, au fumoir. Nous étions seuls, et j'ai pu lui faire entendre tout ce que je désirais.

Quelques jours après, la saison devenant moins chaude, madame de Sénac vit qu'elle aurait besoin d'aller à Lausanne, pour des emplettes. Comme elle ne connaissait pas l'endroit, elle demanda quelques adresses à Magdelaine. Celle-ci, battant des mains, répondit:

-La bonne idée! Valentine et moi combinons une course à Lausanne.

Faisons-la ensemble.

Jour fut pris pour le lendemain. Albert avait une longue lettre à écrire à son avocat (l'heure fatale de la rentrée des tribunaux approchait). Il fut donc convenu que les trois femmes seraient seules pour leur expédition. Une fois sur le bateau, Magdelaine et Valentine causèrent de leurs emplettes et, par des transitions habilement ménagées, en arrivèrent à charger madame de Sénac d'un assez grand nombre d'achats dans les magasins qu'elle devait visiter pour son propre compte. A peine débarquées, les deux amies disparurent, se disant fort pressées par cent autres commissions. Quant à Thérèse, elle n'avait pas fait cent pas qu'elle tombait sur Montoussé, venu de Thonon par hasard, disait-il. Ce qu'il n'ajoutait point, c'est que le même hasard lui avait donné Bérisal comme compagnon et inspiré à Cadempino de venir de Vevey, par le train, une heure plus t?t.

-Permettez-moi de vous guider dans la ville, demanda le président.

J'en connais les détours et vous épargnerai bien du temps.

Son teint fleuri, ses yeux brillants, son sourire vainqueur déplurent à Thérèse qui, d'un autre c?té, trouvait à bon droit la rencontre un peu suspecte.

-Monsieur le président, fit-elle avec une révérence assez froide, j'ai tant d'affaires aujourd'hui qu'il me faudra prendre une voiture.

Il ouvrit de grand yeux, pour voir s'il avait devant lui une plaideuse par trop habile ou par trop farouche. Mais elle était déjà loin, le laissant là planté sur ses jambes, comme une statue de la Justice en désarroi. Le bonhomme était fixé. Jamais plus les Sénac n'entendirent parler de lui... avant le jour de l'audience.

Cependant Thérèse courait les boutiques pour venir à bout de ses commissions-et de celles des autres-avant le passage du bateau. Elle rejoignit à bord ses compagnes qui riaient tout bas et chuchotaient, se disant exténuées, bien qu'elles revinssent les mains vides. La comtesse leur distribua ses paquets; on fit les comptes. Les deux charmantes personnes semblaient avoir quelque peine à rester sérieuses, derrière leurs voiles épais.

En rentrant, Thérèse conta son odyssée par détails à son mari, qui l'écouta froidement en apparence, bien qu'il fron?at les sourcils à plus d'un passage du compte rendu. Quand elle eut fini:

-C'est bien, décida-t-il. Nous ferons nos malles demain et nous partirons le soir.

-Pourquoi?

-Parce que tu es la plus chère et la plus honnête des créatures. Parce qu'il me serait désagréable d'avoir à jeter madame Chandolin hors de chez moi, et Montoussé dans le lac. Parce qu'il faut être de son siècle jusqu'à un certain point; mais pas au delà.

-Enfin! s'écria Thérèse en l'embrassant, je te retrouve! Ah! oui; partons!

Elle s'envola toute joyeuse pour donner les premiers ordres et écrire à la fidèle Mrs Crowe que le retour était avancé.

Resté seul sur la terrasse où la nuit tombait doucement, Sénac, beaucoup moins gai, s'abandonnait à la mélancolie qui l'avait visité plus d'une fois durant cet après-midi de solitude. Il se demandait par quelle fatalité rien de ce qu'il avait prévu, désiré pour son bonheur, et surtout pour celui de Thérèse, ne s'était accompli. Ainsi qu'un navire dont la boussole est dérangée par quelque courant mystérieux, leur existence avait dévié loin des pures et lumineuses routes qu'ils s'étaient tracées. Déjà ils connaissaient les intimités douteuses, l'égalité sans prestige, l'éc?urante poursuite des patronages suspects. On aurait dit qu'un pouvoir jaloux se donnait la tache de réduire à néant leurs aspirations les plus généreuses. Les pauvres de l'obscur village dont ils voulaient devenir les bienfaiteurs se tournaient contre eux; l'influence politique s'échappait des mains du gentilhomme calomnié. Enfin sa noble et sainte femme, cette radieuse Thérèse dont l'ame loyale semblait ignorer jusqu'à l'existence de certaines hontes, voilà que d'avilissantes admirations s'attachaient à ses pas, voilà que de vulgaires coquines s'en servaient pour abriter leur rendez-vous!

Et soudain, à l'évocation de la chère image, une angoisse douloureuse traversa le c?ur abattu de Sénac. Depuis quelque temps, il voyait un travail mystérieux s'accomplir dans l'être entier de sa femme. Il se sentait non pas moins aimé, mais aimé de cette fa?on immatérielle, qu'il avait connue jadis, au début. Thérèse avait de nouveau pour lui des tendresses d'ange gardien planant au-dessus de la terre. Après avoir, pendant quelques semaines inoubliables, abaissé vers les roses de l'amour terrestre son vol alangui, elle semblait à cette heure s'élever encore une fois vers la sereine région des étoiles dont la clarté luit sans jamais s'éteindre, mais sans embraser.

Pourquoi changeait-elle ainsi?

Quelques heures plus tard, il lui posa cette question, d'une voix tremblante d'amour, tremblante aussi de l'inquiétude passionnée de Pygmalion sentant la chair redevenir marbre sous ses caresses. Thérèse lui répondit:

-O mon bien-aimé! avec bonheur, pour toi, je donnerais ma vie à l'instant même où je te parle. Ne crains rien: nous serons l'un à l'autre jusqu'au dernier soupir de nos poitrines. Si je te perdais, je n'aurais plus qu'à mourir. Mais, précisément, pour que rien n'éloigne ton c?ur du mien, je dois veiller sur mon amour lui-même, afin qu'il ne devienne point jaloux. Un certain jour, une révélation m'a éclairée. J'ai compris que ma jalousie allait tuer ta tendresse. Alors j'ai étouffé en quelques heures-tu ne sauras jamais avec quelles tortures-la jalousie naissante en moi comme une fièvre mortelle. Je l'ai éteinte, je l'ai exterminée pour toujours; elle ne reviendra plus. Mais, après cette immolation, j'ai appris encore l'existence d'un autre mystère.

-Parle! Qu'as-tu appris? demanda Sénac avec effroi.

Elle détourna un peu son visage, bien qu'une veilleuse mourante l'éclairat à peine, et répondit, avec un soupir étrange:

-Deux choses vivent et meurent inséparables dans le c?ur d'une femme: la jalousie et la passion.

Cette nuit-là, ce ne fut pas sous les paupières de Thérèse que deux larmes roulèrent longtemps, amères et silencieuses.

            
            

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