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Pour commencer par le secret d'Albert, voici l'aventure qui lui était arrivée, quelque temps après l'épisode de la lettre renvoyée,-un peu rudement peut-être,-à mademoiselle Cadaroux.
Comme Sénac se rendait à cheval au bourg de V..., chef-lieu fort modeste de son canton, il fut arrêté par un homme à l'air triste, proprement mais pauvrement habillé, qui, chapeau bas, déclara se nommer Corbassière, sans autre explication. Le cavalier rendit le salut, pria Corbassière de se couvrir et invita cet homme poli à décliner ses titres, ajoutant par manière d'excuse qu'il habitait depuis peu le pays et n'y connaissait pas grand monde.
-Monsieur le comte, répliqua mélancoliquement l'inconnu, bien des gens voudraient pouvoir dire comme vous, qu'ils ne connaissent pas Corbassière, l'huissier du canton. Daignerez-vous me faire l'honneur d'entrer dans mon étude?... Nous sommes devant la porte, et, si l'on vous voyait en conférence avec moi, les gens pourraient s'étonner.
Albert, qui n'avait jamais vu d'huissier qu'au théatre où, d'ordinaire, on les peint sous des couleurs moins douces, fut agréablement surpris de cette aménité. Il suivit Corbassière dans son étude qui se composait d'une seule pièce carrelée en briques, prenant jour sur la rue au moyen d'une porte vitrée, coupée à hauteur d'appui. Des affiches multicolores couvraient les murs passés à la chaux. Une table en bois noir, quatre ou cinq chaises de paille, un casier presque vide, formaient tout l'ameublement auquel, pour compléter l'inventaire le plus minutieux, il faut joindre une sacoche, un parapluie, un manteau imperméable, pendus à des clous, et, dans le coin le moins en vue, une paire de bottes pour les exploits à distance, les jours de pluie.
-Monsieur, continua Corbassière en sortant de sa poche un portefeuille long et étroit, votre présence me tire d'un embarras pénible. J'ai re?u ce matin, d'un confrère de Paris, un... une... Enfin j'allais être obligé de me rendre à Sénac, et je vous jure que cela m'aurait causé plus de peine qu'à vous.
Albert fut sur le point d'éclater de rire au nez du brave homme qui craignait de mettre le chateau sens dessus dessous par sa simple apparition.
-Si je comprends bien, demanda-t-il en faisant appel à tout son sérieux, vous voulez me faire la signification dans votre étude, au lien de me la faire chez moi. J'accepte et j'apprécie la délicatesse du procédé. Mais, s'il vous pla?t, de quoi s'agit-il? Je pensais n'avoir plus de procès jusqu'à ma mort.
-Quant aux explications, monsieur le comte, je ne saurais vous en donner! J'ai re?u la pièce toute préparée et n'ai eu qu'à la signer: la voici.
Albert prit le grimoire, un manuscrit de plusieurs pages, d'une écriture peu lisible. Toutefois, avant de le mettre dans sa poche, il discerna sommairement qu'on le citait, lui et quelques autres, à compara?tre devant le tribunal correctionnel de la Seine pour entendre prononcer l'annulation, avec toutes ses conséquences, d'une société dont on l'avait nommé jadis administrateur, un peu malgré lui.
-Figurez-vous, monsieur l'huissier, dit-il, que j'ai déjà payé cent mille francs pour ma part de responsabilité dans cette entreprise que je croyais morte et enterrée. Dans quel but la demande en annulation que voici? Va-t-on me rendre mon argent, si l'affaire est annulée?
-Cela m'étonnerait, fit l'huissier. On ne nous dérange guère, nous autres, pour opérer des restitutions. Du reste, M. Cadaroux vous renseignerait, car il doit être au courant. Tout à l'heure, il s'informait si l'avoué de Paris chargé de la procédure ne m'avait rien envoyé pour monsieur le comte.
Au seul nom de Cadaroux, dont il devinait l'hostilité, sans l'avoir jusqu'ici constatée ouvertement, Sénac flaira quelque mauvaise chicane et cessa de croire qu'il s'agissait de rentrer dans son argent. Comme c'était l'heure du courrier, il emprunta une enveloppe à l'obligeant Corbassière, y renferma la citation avec trois lignes au crayon sur sa carte, et adressa le tout à son avocat de Paris; puis il regagna sa demeure et ne dit rien à Thérèse, de peur de l'inquiéter. Quarante-huit heures après, cette réponse lui arrivait:
?Ou cette citation est une mauvaise plaisanterie, ou elle est un coup assez dangereux. Si, comme le prétendent nos adversaires, évidemment conseillés par un habile homme, les actions de cette malheureuse société n'ont pas été régulièrement souscrites à l'origine, les fondateurs doivent rembourser l'argent sur leurs deniers. Trois millions, ce serait déjà sérieux s'il s'agissait d'un groupe solvable. Mais je me doute bien que les autres fondateurs ont disparu ou sont ruinés. Conclusion: il faut étudier l'affaire de près, sans nous endormir, et ne pas recommencer l'expérience du dernier procès. Vous voudrez bien vous souvenir que je vous avais pressé d'être à l'audience et, à dire le vrai, je n'ai jamais bien compris comment, étant parti des Indes tout exprès, vous êtes resté deux ou trois mois au Caire, me laissant plaider tout seul, ce qui a réussi comme vous savez. Nous ne recommencerons pas cette fois-ci, d'autant que, dans l'occasion, il s'agit d'une infraction à la loi sur les sociétés et que vous êtes, pour appeler les choses par leur nom, un accusé sur la sellette. Le printemps va sans doute vous ramener. En attendant, je fais tra?ner la procédure, jusqu'à ce que nous ayons pu causer et nous entendre.?
Vers la fin de l'année, l'avocat d'Albert, le fameux Guidon du
Bouquet, revint à la charge:
?Qu'est-ce que c'est qu'un certain Cadaroux que je trouve toujours dans mes jambes quand je sollicite une nouvelle remise? Il est facile, d'ailleurs, de voir clair dans le jeu de ce brave homme. Soyez-s?r qu'il aura racheté, pour le prix du papier, tout le paquet des actions des Ciments coopératifs. Supposez l'annulation prononcée et le remboursement du capital effectué, il encaisse peut-être deux millions pour son compte. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons guère tarder davantage à compara?tre. S'il ne vous convient pas de quitter le Midi à cette époque, venez du moins pour une semaine ou deux, car j'ai à vous conseiller des démarches que vous seul pouvez faire.?
Sénac ne voulait même pas imaginer cette séparation momentanée, sans compter que Thérèse n'y e?t pas consenti. Certes, rien que par un mot, il pouvait la décider à partir dans les vingt-quatre heures; mais, par ce seul mot, il faisait évanouir tout un c?té du mirage auquel il avait si doucement habitué ces yeux chéris. Fallait-il déjà laisser voir les avilissantes inquiétudes, les misérables soucis d'argent, qui creusaient la plus banale des ornières sur la route à peine commencée de deux êtres heureux? Ah! s'il s'était agi d'un devoir à remplir, d'un service à rendre! Cette femme au c?ur noble e?t été la première à tout sacrifier. Albert la voyait encore oubliant ses go?ts, ses désirs, même la vocation qu'elle croyait avoir, pour suivre en égypte son frère menacé.
Mais il se souvenait aussi de leurs entretiens dans le boudoir de la petite maison du Caire, ou sur le pont de la dahabieh qui les emportait ensemble entre les rives du Nil aux vagues violettes. Avec quel heureux étonnement, avec quels yeux brillants d'enthousiasme Thérèse de Quilliane écoutait ce Messie, annon?ant la bonne nouvelle de l'amour sans partage, sans dérangement! A cette époque, il raillait comme une honte l'étroite existence imposée par l'organisation présente aux plus libres et aux plus riches. Il se moquait de ces amoureux prêts à mille morts,-en théorie,-obligés, en réalité, de répondre vingt fois par jour à la reine de leur c?ur: ?Cela co?te trop cher!? ou: ?Je n'ai pas le temps!? Quoi! quelque chose de plus précieux que l'amour! Quoi! l'être aimé cédant la place à d'autres intérêts, à d'autres soucis! Non, ce n'était pas ainsi qu'Albert de Sénac entendait donner son c?ur. Et lorsqu'il avait fallu choisir entre un souhait formé par Thérèse et le risque d'une grosse somme, conséquent avec lui-même, il n'avait point hésité. Laissant le bateau continuer sa route vers la France, il était resté en égypte. Ah! ces cent mille francs perdus! N'était-ce point à eux qu'il devait d'avoir conquis sa femme? Qu'allait-elle dire aujourd'hui, le voyant suivre une conduite si différente? Ce rêve atteint de la parfaite union de deux êtres, ce bonheur composé du plus délicieux égo?sme et de la plus pure charité, c'était lui-même qui devait s'avouer impuissant à le faire durer davantage! Lui-même devait montrer les banales nécessités de la vie l'étreignant, s'emparant de lui comme elles s'emparent de tous les autres! Lui-même devait dire:
?Ici nous trouvons la félicité complète; mais nous ne pouvons y rester. Nous n'avons pas le temps d'être heureux. Il pourrait nous co?ter cher le doux tête-à-tête plus longtemps continué, tandis que la rude voix de la réalité nous appelle!?
Sénac n'avait point eu le courage de ce pénible aveu qui le découronnait, du moins il en jugeait ainsi, avant que la première année de son mariage e?t pris fin. Partir, soit, puisqu'il faut s'éloigner, au moins pour quelques semaines. Mais que Thérèse ignore la véritable raison du départ; que toute inquiétude, même passagère, soit écartée de son c?ur!
Et maintenant, après le secret du mari, voici le secret de la femme, non pas le moins lourd des deux.
Fortunat Cadaroux, né d'un descendant des abatteurs de croix et d'une fille superstitieuse de la Corse, offrait ce type étrange, résultat dangereux du défaut d'équilibre entre l'imagination et le jugement, dont l'analyse passionne certains ma?tres d'aujourd'hui. La nature l'avait marqué d'un sceau tout féminin d'inconséquence, mais, pour cette fois, la nature s'était complu à mettre la logique en déroute au profit des bons instincts, ce qu'elle fait rarement. L'atmosphère étroite et malsaine d'un intérieur bourgeois, l'éducation dévoyée d'un collège de province, les amitiés et les plaisirs de Marseille où il avait étudié le Droit et pris son inscription d'avocat, le sang révolutionnaire qu'il avait en lui, rien n'avait pu faire de ce jeune homme ni un bellatre oisif et corrompu, ni un incapable frotté à l'esprit de la Cannebière, ni un aspirant tribun.
Assez riche pour en prendre à son aise avec sa profession, il partageait son temps entre son cabinet de Marseille et le joli coteau de Sénac, longtemps ses seules amours. Il plaidait bien, mais son éloquence était d'une saveur un peu fine pour des palais phocéens. D'ailleurs il était trop vagabond pour avoir une clientèle, et défendait surtout les pauvres diables réduits à gagner leurs procès par charité, ce qui est généralement le moyen de les perdre.
Quand il avait fourni quatre ou cinq plaidoiries et encaissé autant de louis-ou même moins, car il y avait des rentrées difficiles-ma?tre Fortunat venait se reposer à Sénac, chassant toute une journée avec un fusil qui n'était pas toujours chargé, pochant au clair de lune dans son canot, quitte à s'apercevoir, en regagnant la rive, qu'il avait oublié son filet.
Avec la fortune en moins, il aurait eu de la peine à ne point passer pour déclassé aux yeux des bourgeois, ses pairs. Mais surtout, sans le soin minutieux qu'il avait de sa personne, il e?t été s?r d'avance d'être appelé ?bohème?, d'autant que plusieurs centaines de vers dont il était l'auteur engraissaient les rats d'une librairie d'Avignon.
Bien entendu, Fortunat était de la race des tristes, mais sa tristesse ne faisait du mal qu'à lui. Il était tout aussi capable qu'un autre de se tuer quelque jour, mais il n'aurait trouvé ni plaisir ni gloire, comme font de délicieux bandits, à se mettre en route pour l'autre monde escorté d'une pauvre idiote. Il était triste, non d'avoir pris Schopenhauer au sérieux, mais d'entendre une voix en lui qui répétait du matin au soir: ?Tu ne seras jamais heureux! Quelque malheur pèsera sur toute ta vie!?
D'où devait venir ce malheur? C'est une chose qu'il ignora longtemps, jusqu'à une certaine matinée où Thérèse passa devant lui sans le voir, allant à la messe, accompagnée de Mrs Crowe. Dans l'espace de vingt secondes il eut le temps de se dire:
?La voilà! Elle existe donc! Salut à mon rêve, à ce qui aurait été mon bonheur! Hélas! rien qu'à voir flotter les plis de sa robe, je comprends qu'elle se nomme l'impossible. Oh! comme elle a dans les yeux la chasteté cruelle des saintes! Quelle splendeur! quelle grace! quel sourire! quelle bonté! Et cependant comme je sens qu'elle me laisserait mourir en sa présence, plut?t que de me sauver par un signe qu'elle jugerait défendu! Oh! comme je vais l'aimer, et comme je vais souffrir! N'importe: c'est déjà quelque chose, pour qui meurt lentement, de conna?tre le nom de sa maladie. Si, seulement, je pouvais mourir pour elle!?
Depuis ce jour, Marseille ne le revit plus; mais il devait cacher longtemps, moins par respect peut-être que par orgueil, la mystérieuse catastrophe de sa vie. Cette vie, du moins, allait avoir un but: apercevoir la comtesse. Pourrait-il quelque jour s'approcher d'elle, lui parler? Fatalité misérable! Il se nommait Cadaroux, Cadaroux-bouscatié! Entre l'originelle réprobation de sa naissance et la haine furieuse née depuis quelques jours contre le ?chateau?, il était pris comme dans une infortune funeste, qui le marquait d'un sceau spécial d'indignité. Un seul homme, dans l'obscur village, devait renoncer à l'espoir d'un sourire de cette bouche adorable, d'un regard de ces yeux qui répandaient sur le dernier mendiant leur lumineuse bonté. Et cet homme, c'était lui! Comme il enviait les malheureux dont ces belles mains pansaient les plaies, chaque jour, dans l'h?pital que le père Cadaroux surnommait, avec un gros rire, ?la bo?te à joujoux de la comtesse?! Ah! s'il avait pu, au prix de la plus cruelle blessure, gagner qu'on le portat dans un de ces lits!
?Hélas! pensait-il, cette joie suprême est réservée pour les pauvres. Je pourrais mourir vingt fois, sans qu'elle l'appr?t autrement que par mon glas funèbre. Mais mon père voudrait-il permettre à la cloche de l'église de sonner pour moi?...?
Le dimanche, il était s?r d'apercevoir la comtesse à l'heure des offices, à la condition de trouver des prétextes pour r?der dans la rue au moment de l'apparition bienheureuse. Durant toute la semaine il se livrait, dans ce but, à des combinaisons machiavéliques, tremblant toujours d'être dérangé par quelque incident. Le plus simple aurait été de se joindre aux fidèles qui pouvaient contempler la chatelaine dans le banc surmonté des vieilles armoiries. Mais, d'une part, Cadaroux aurait chassé le renégat de chez lui; de l'autre, si Thérèse venait à deviner l'avilissante comédie, quel mépris et quelle honte!
Alors ce malheureux maudissait la fatalité de sa naissance, les folles rancunes des siens, leurs opinions, leur demi-richesse et l'éducation qui l'avait fait lui-même incrédule. Tout s'unissait pour le rejeter loin de son rêve. Néanmoins, en dépit de tout, il se découvrait respectueusement devant madame de Sénac. Elle lui rendait son salut sans le regarder, avec la courtoisie grave que l'on accorde à un ennemi correct. Mrs Crowe, moins obligée à la réserve, le dévisageait avec curiosité.
Un matin, Reine Cadaroux surprit son frère au moment où il s'inclinait, tête nue, devant la comtesse. La bonne ame s'empressa de dénoncer à qui de droit ce qu'elle appelait un hommage de vassalité. Fortunat fut tancé d'importance par son père, en présence de la famille.
-S'il y avait des grenouilles dans le pays, dit Saturnin, je pense que tu t'offrirais à battre l'eau pour que la chatelaine p?t dormir.
Le jeune homme, incapable de contrainte sur un pareil sujet, répondit d'une voix vibrante:
-Ce ne serait probablement pas la première fois qu'un Cadaroux aurait cet honneur.
La pauvre L?titia, une fois de plus, s'interposa entre les deux hommes.
Quand on vit ce beau gar?on de vingt-quatre ans, à l'air mélancolique, s'enterrer vivant à Sénac, on chercha naturellement la cause de cette retraite. Les bonnes ames le crurent d'abord épris de quelque beauté du voisinage, pour le mauvais motif ou pour le bon. Mais, si bien que l'on surveillat ce bizarre misanthrope, il fallut reconna?tre qu'il fréquentait un seul être humain dans la commune et dans les environs: à savoir, Signol, le passeur du bac du Rh?ne. Alors on décida qu'il devait chercher l'oubli d'une passion malheureuse, née dans la grande ville, ou fuir les ressentiments d'un mari marseillais.
Une seule personne savait à quoi s'en tenir, c'était la comtesse, et-quitte à heurter l'axiome favori des grands clercs en psychologie féminine-on aurait pu soumettre son c?ur et toute sa personne à l'analyse la plus subtile, sans trouver dans les cendres du creuset autre chose que de l'ennui avec un peu d'humiliation, mais pas un grain de reconnaissance.
Voilà, diront les hommes, un orgueil insupportable et une héro?ne de roman dont il importe de supprimer l'espèce. Que ces juges sévères, mais non désintéressés, veuillent bien admettre, tout d'abord, qu'une jeune fille ne saurait passer deux ans derrière la grille d'un clo?tre, avec la conviction que l'amour d'un prince et d'un roi est chose trop petite pour son c?ur, sans en garder une opinion tout au moins fort élevée sur la dignité féminine. Mais surtout qu'ils considèrent le médiocre danger d'une fierté trop peu répandue, trop peu en voie de se répandre, pour que les séducteurs aient motif de s'en inquiéter comme d'un sympt?me de grève. Que si l'on déplore le destin rigoureux de Fortunat Cadaroux, s'éprenant de la seule femme que la gloire d'une pareille conversion devait laisser insensible, c'est une question différente, et le malheureux mérite, en effet, d'être plaint. Mais qui pourrait affirmer qu'il se trouvait à plaindre?
Timide jusqu'à la frayeur, au début, l'audace de son adoration muette était son seul crime. Des semaines s'écoulaient sans que Thérèse l'aper??t, bien que, parfois, quand elle sortait à cheval avec son mari, elle devinat derrière certains buissons une forme suspecte. Parmi les chatelaines du voisinage, dont quelques-unes considéraient le pauvre Fortunat comme un futur Robespierre, on se demandait pourquoi le jeune avocat continuait à menacer la région par sa présence, au lieu de retourner à ses clubs jacobins de la Cannebière, où, sans doute, il aiguisait le couperet de la guillotine.
Quand on parlait ainsi devant elle, la comtesse ne pouvait s'empêcher de rougir, secrètement irritée contre cet homme qui la mettait dans le cas d'être confuse, elle, Thérèse de Sénac! Deux ou trois incidents d'une signification plus précise lui causèrent un ennui plus sérieux. Il arriva qu'étant sortie seule, à pied, un certain jour, chose tout à fait contraire à ses habitudes, elle s'agenouilla deux minutes pour dire une prière devant un oratoire, construit sous un vieux chêne, à un endroit désert du chemin. Comme elle avait déjà repris sa route, l'idée lui vint de je ne sais quel pieux embellissement qu'elle voulait faire à la chapelle, ce qui fut cause qu'elle revint sur ses pas. Juste à ce moment, un homme se prosternait, baisait la pierre qu'elle venait de toucher de ses genoux, et s'enfuyait, croyant n'avoir pas été vu. Elle s'enfuit de son c?té, plus vite encore, et, pour sa punition du r?le qu'il avait joué, bien malgré lui, le saint n'eut jamais sa guirlande neuve.
Une antre fois, elle oublia son gant près d'une fontaine où elle s'était arrêtée pour boire dans sa main. A deux cents pas, s'étant aper?ue de son étourderie, elle pria Mrs Crowe, qui l'accompagnait dans sa promenade, de rebrousser chemin jusqu'à la source; mais Kathleen ne trouva rien. A force de se creuser le cerveau, la na?ve Irlandaise découvrit l'explication de cet escamotage mystérieux.
-L'endroit est plein de pies, dit-elle; un de ces oiseaux voleurs aura porté votre gant dans son nid.
-Probablement, fit la belle promeneuse, devenue cramoisie.
Le 15 octobre, au point du jour, le concierge du chateau trouva un bouquet aux allures modestes attaché en dehors de la grille. Toute la maison se préparait à célébrer la sainte Thérèse qui tombe à cette date; l'intention du présent n'était pas douteuse. Les fleurs anonymes furent portées à madame de Sénac aussit?t après son réveil.
-Gageons, dit Albert, que c'est l'hommage de quelque pauvre diable que vous avez soigné et guéri dans votre hospice.
Elle ne voulut même pas toucher le bouquet: non qu'elle se sent?t menacée, car, pour cette citadelle d'honneur et d'amour, aucun assaut n'était à craindre. Mais elle venait de ressentir l'insulte du premier projectile ennemi tombant au pied des remparts. Elle frissonna, sous la révolte de son orgueil blessé.
-Vous avez froid, ma chère, fit observer Sénac.
-Je veux bien du feu, répondit-elle sans autre explication.
Dès qu'elle fut seule, un pétillement se fit entendre au milieu de la flamme qui dévorait les fleurs indiscrètes. Pauvre Fortunat!
Quelques jours plus tard, après déjeuner, le comte, qui venait de déplier un petit journal du pays, poussa une exclamation de surprise mêlée d'ironie.
-Peste! Notre voisin l'avocat se lance dans la poésie! Un sonnet, ni plus ni moins! Voyons les vers de Cadaroux junior.
Sans attendre l'assentiment de sa femme, il déclama les stances, d'abord avec une exagération malicieuse. Mais, à mesure qu'il lisait tout haut, malgré lui sa voix devenait vibrante. Insensiblement l'émotion qui avait inspiré le poète gagnait Albert:
Une humble violette avait fait, une fois,
Le rêve de mourir sur le sein d'une reine
Qui venait alentour, belle, calme et hautaine,
égarer son ennui dans le sombre des bois.
Pour arrêter ses yeux et pour tenter ses doigts,
Elle exhalait un frais soupir de douce peine,
Une discrète odeur d'amour... Mais l'inhumaine
Trouva la violette indigna de son choix!
Sans même ensevelir, par charité secrète,
Au linceul d'un regret l'ame de la pauvrette,
La Dame de beauté la foula sous ses pas,
Tandis que d'un parfum de tendresse mourante,
La fleur enveloppait la belle indifférente
Qui passa, dédaigneuse, et ne le sentit pas!...
F. CADAROUX.
-Ma foi! l'auteur a beau s'appeler Cadaroux, dit Albert quand il eut achevé la lecture. Ses vers valent mieux que la source d'où ils sortent.
-Ce jeune homme a d? souffrir quelque grande peine de c?ur, soupira la sentimentale et compatissante Kathleen.
-Ma chère Mrs Crowe, reprit Thérèse avec une sorte de dureté, vous n'avez donc pas lu G?the? N'en déplaise à votre jeune monsieur, son seul mérite est celui d'un traducteur. Quant à moi, cette violette larmoyante m'a toujours exaspérée. Fallait-il pas que la reine s'enfermat dans sa chambre pour ne point risquer de mettre le pied sur une fleur?
-Non, répliqua l'Irlandaise en ouvrant ses grands yeux toujours jeunes malgré les ans. Mais si, du moins, la reine avait dit: ?Pauvre violette!?
-Ma chère amie, conclut Albert en se tournant vers sa femme, vous devenez d'un positif à faire frémir. Voulez-vous savoir ce que vous auriez fait à la place de la demoiselle de G?the? Vous auriez cueilli la violette... pour en faire de l'infusion à vos malades.
La comtesse ne répondit rien à cette plaisanterie, mais elle tourna sur son mari des yeux où se lisait un reproche.
Un jour, Thérèse descendit les allées de son parc, ouvrit la porte qui conduisait au Rh?ne, et se dirigea vers la maison du passeur. Elle était seule, ayant besoin de parler au vieillard en confidence. Il s'agissait d'obtenir qu'il f?t ses Paques, dont le temps approchait. Depuis trente ans, les curés qui se succédaient dans la paroisse avaient échoué dans cette difficile entreprise. Mais la comtesse avait des moyens de conversion qui n'étaient pas à la portée de tout le monde. Après avoir inutilement employé les menaces de l'enfer et les espérances du paradis, elle avait essayé de promesses moins éloignées et plus terrestres, mais en vain.
-Madame la comtesse, disait Signol, je n'ai besoin de rien et je suis parfaitement heureux, sauf quand une crue subite fait monter le Rh?ne. Mais, à cela, vous ne connaissez point de remède, ni les curés non plus.
Néanmoins, ce philosophe avait une faiblesse: la passion des portraits. Les murs de son réduit étaient tapissés d'illustrations militaires, politiques ou religieuses; le genre n'y faisait rien. Tenté par cette occasion unique d'enrichir sa collection d'une pièce rare, le bonhomme s'avisa de demander le portrait de Thérèse, contre la promesse d'un retour à Dieu sincère et édifiant. La comtesse l'avait pris au mot, et, ce jour-là, elle apportait sa photographie. L'engagement ratifié, elle se levait pour partir, d'autant que le passeur, hélé par un client, venait de sauter dans sa barque.
En ce moment elle s'aper?ut que Fortunat, caché derrière un berceau de vigne, avait assisté à l'entretien. Sans rien témoigner de son ennui, elle se hatait de franchir les deux ou trois cents pas qui la séparaient de la petite porte, mais le jeune homme n'eut pas de peine à la rejoindre. Tête nue, fou de passion, pale d'angoisse, car il comprenait vaguement l'énormité qu'il allait commettre, essayant pour l'atténuer de donner à ses paroles l'aisance légère d'un madrigal décoché à une jolie femme qui passe, il balbutia:
-Pour le même prix, madame, si vous voulez, je ferai ce que va faire le vieux Signol.
Thérèse s'arrêta; ses sourcils se froncèrent; ses joues se couvrirent d'une rougeur ardente; ses yeux où resplendissaient l'honneur et la noblesse enveloppèrent durant une seconde l'audacieux, qui tremblait ainsi que les feuilles déjà naissantes des saules.
-Monsieur, dit-elle, je vous félicite. En une seule phrase vous venez d'insulter Dieu et une femme.
Sans attendre la réponse, elle reprenait sa route. Derrière elle, une exclamation étouffée de désespoir se fit entendre et l'obligea de se retourner. Fortunat, debout au milieu du chemin, les doigts crispés dans ses cheveux, semblait en proie au trouble le plus effrayant. Tout à coup, relevant la tête, il aper?ut la comtesse arrêtée, interdite, à quelques pas. Sans avancer davantage, il dit:
-Madame, je vous prie de vouloir bien accorder votre pardon à un pauvre insensé, à moins qu'il ne vous plaise d'assister à ma mort.
Il considérait avec les yeux d'un fou le Rh?ne grondant à quelques toises. La comtesse, horriblement effrayée, n'osait parler et craignait de causer une catastrophe en se taisant, car ce visage, exalté par une passion désespérée, ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu.
-Madame, continua-t-il d'une voix éteinte, vous ne me comprenez pas. Hélas! je ne me comprends pas moi-même. Qu'ai-je dit? Je n'en sais plus rien. Mes paroles vous ont offensée? Oubliez-les, madame, car j'avais dépensé toute ma force et toute ma raison à contenir un autre mot que j'avais sur les lèvres. Celui-là, vous ne me l'auriez jamais pardonné, je le vois bien maintenant.
-Je vous pardonne, monsieur, dit gravement Thérèse. Mais, de grace, épargnez-moi.
Fortunat joignit les mains et les approcha de ses lèvres qui s'agitaient sans proférer un son, tandis que ses yeux dévoraient la comtesse toujours immobile. Tout à coup il s'enfuit en courant, sans se retourner.
Alors elle reprit sa marche d'un pas précipité, et ce fut seulement après que la porte du parc se fut refermée qu'elle respira librement. Elle eut quelque peine à remonter la pente rapide, tant la frayeur avait paralysé ses forces; mais elle n'avait rien perdu de la lucidité de son esprit. Prévenir son mari? C'était amener probablement des complications terribles.
-Non, songea-t-elle. Puisque lui-même me pousse à partir, le plus simple est de céder. Quelques mois d'absence arrangeront tout et me délivreront de ce fléau vivant. Le malheureux! il ne croit à rien!
Tel fut le secret motif qui fixa définitivement le départ du jeune couple. Peu de jours après, ils quittèrent le chateau, amèrement désolés l'un et l'autre de voir finir une heureuse époque de leur vie. Mrs Crowe les accompagnait, indifférente à tout, du moment qu'elle ne quittait pas Thérèse.
Assis, le menton dans sa main, sur un rocher qui domine le fleuve à la crête d'un plateau inculte, Fortunat regardait de loin la petite barque qui traversait le Rh?ne. Que n'e?t-il point donné pour être à la place du vieux passeur! Madame de Sénac, pour entrer dans le bateau, s'était appuyée sur son épaule!