Chapter 7 7

Pendant ce temps-là, Sénac faisait, dans le cabinet de ma?tre Guidon du Bouquet, membre du conseil de l'ordre des avocats de Paris, une découverte d'un genre tout différent et dans laquelle il était moins facile d'apercevoir un c?té agréable.

-Monsieur le comte, lui disait l'éminent juriste, j'ai le devoir de vous dire que votre affaire n'est pas si simple que vous croyez. Nous allons, si vous voulez bien, résumer la situation qui ne vous est pas très connue, j'en ai peur. Il y a cinq ans, plusieurs fabricants de chaux, voisins de votre habitation de l'Ardèche, eurent l'idée de syndiquer leurs établissements en une seule société. Ils préparèrent des statuts, émirent des actions, et choisirent des administrateurs-fondateurs, parmi lesquels vous aviez naturellement une place. On ne vous demandait pas d'argent, mais seulement le droit de fouiller dans vos terrains. Là-dessus, vous êtes parti pour les Indes...

-Voyons, interrompit Sénac, nous n'allons pas revenir là-dessus. Je la connais très bien, au contraire, la situation. Les Ciments coopératifs mangèrent leur capital en deux ans; après quoi ils firent juger que j'avais causé tout le mal par mon absence, d'où une somme de cent mille francs que je dus leur payer. Entre nous, c'était une basse flatterie, car, même en donnant mes jours et mes nuits à la chaux, je n'aurais pas été capable de procurer un bénéfice de cent sous à mes actionnaires. Enfin, j'ai payé et je ne vous en veux pas, mais...

-Monsieur le comte, protesta Guidon, vous auriez tort de m'en vouloir, car vous avez fait contre vous-même la plus magnifique des plaidoiries. J'entends encore votre adversaire:

?Messieurs de la Cour, celui que mes infortunés clients cherchaient vainement à son poste, à l'heure du travail et du devoir, je le cherche en face de moi et ne le trouve pas davantage, quand il s'agit pour lui de vous expliquer sa conduite!...?

Guidon du Bouquet déclama la tirade avec une exagération si dr?le de gestes et d'attitudes, qu'Albert ne put s'empêcher de rire. L'avocat, reprenant son ton naturel, poursuivit:

-Vous prenez la chose en grand seigneur, mais faites attention que le procès civil d'alors est un jeu d'enfant auprès de l'action correctionnelle d'aujourd'hui. La loi nourrit envers les fondateurs de sociétés une défiance trop souvent justifiée, car ils n'ont pas tous votre... honorable candeur. Elle impose des obligations rigoureuses au moment de la fondation et, pour peu qu'on ait omis une pauvre petite formalité, pour peu qu'il manque un louis, par exemple, au versement du quart obligatoire, la Société est nulle dès son origine. Votre ami Cadaroux affirme que c'est le cas, autrement dit que les Ciments coopératifs n'ont jamais existé régulièrement. Or: quod vitiatur, ab initio...

-Parbleu! s'écria Sénac, en voici d'une bonne! La société n'aurait jamais eu d'existence! Elle existait bien, cependant, quand il s'est agi d'encaisser mes cent mille francs.

-Ce sont là des subtilités juridiques dont les profanes seuls sont embarrassés. Il n'en est pas moins vrai que, si votre société est nulle, vos actionnaires ont droit à retirer leur argent. L'argent étant parti, nouveau procès, au civil, celui-là, et gagné d'avance. Les fondateurs sont condamnés à rembourser le capital: trois millions, dont vous auriez à faire au moins deux millions pour votre part, vos collègues étant pour un bon nombre réduits à la mendicité. Mais, pour le moment, nous sommes au correctionnel. Ce n'est pas d'argent qu'il est question. Si vous êtes reconnu coupable de déclarations frauduleuses, il y va pour vous de la prison, mon cher client.

Albert éclata de rire pour la seconde fois, mais déjà sa gaieté n'était plus aussi franche.

-Allons! allons, fit-il, je n'ai jamais mis le pied aux assemblées préparatoires, ni aux réunions subséquentes. Ces braves gens m'ont demandé mon nom et pas autre chose. Que diable! tout Paris se tordrait, si quelqu'un, f?t-ce le garde des sceaux, m'accusait de malpropreté.

-Sans doute. Malheureusement, ce n'est pas le Tout-Paris qui vous jugera, mais la dixième chambre, connue pour son... scepticisme. Quelle facheuse idée vous avez eue d'accepter le siège social à Paris! Vous n'avez donc pas vu que ces braves citoyens des bords du Rh?ne n'avaient d'autre but que de s'offrir quelques voyages dans la capitale, aux frais de ?la Princesse?. Devant un tribunal de province, nos adversaires ne seraient même pas écoutés. A Paris, le moins qu'ils puissent faire est de nous ennuyer extrêmement.

Albert de Sénac ne riait plus et, pour conserver son calme un peu dédaigneux, il avait besoin d'un certain effort. Il s'étonnait lui-même de sentir qu'une moiteur légère avait mouillé ses tempes à ce mot de ?prison?, jeté si agréablement dans l'entretien.

-Quelle jolie époque! s'écria-t-il. Enfin, mon cher Guidon, il ne s'agit pas de me faire peur comme à un enfant. Je suis parfaitement s?r que vous me tirerez de là.

-Je l'espère de tout mon c?ur, bien que nous ayons en face de nous un adversaire absolument enragé, et très retors en même temps. Qu'est-ce que c'est donc, à propos, que le sieur Cadaroux?

-Un voisin de campagne, dont le grand-père a volé le mien sous la

Révolution.

-Il para?t vous en vouloir furieusement, car je démêle autre chose que l'intérêt dans sa fa?on d'agir.

-Je crois qu'il en veut surtout à son a?eul, de nous avoir volés moins définitivement qu'il n'aurait pu le faire. Quant à moi, mon crime est sans doute de n'avoir pas conduit madame de Sénac en visite dans cette maison, fruit de nos économies.

-Heu! heu! si l'on y regardait toujours d'aussi près... Ce brave homme est riche?

-Probablement. La moitié des habitants du canton lui doivent de l'argent.

-Monsieur le comte, une idée: si vous faisiez la paix avec Cadaroux?

-Mon cher ma?tre, écoutez-moi bien. Je ne vous dissimule pas que la prison me déplairait fort. Mais plut?t que d'être aimable avec Cadaroux, j'irai en prison.

-Cela veut dire, conclut Guidon, qu'un gentilhomme commet plus qu'une folie en introduisant le bout de son doigt dans les affaires. Car, t?t ou tard, il est obligé de choisir entre Cadaroux et la ruine. Or, quelquefois, cette noble victime choisit Cadaroux. Et voilà pourquoi le krach, dont on fait semblant de ne plus se souvenir, a porté un coup autrement sérieux à la noblesse, sous certains rapports, que toute la Révolution. C'est l'événement politique le plus important du siècle au point de vue de la confusion sociale. Notre époque vous a vus, messieurs, vous jeter en masse dans les affaires. Et comme, naturellement, vous n'avez pas réussi, tous les Cadaroux quelconques, les républicains, les millionnaires de toute religion, dont vous vous écartiez autrefois, ont re?u les politesses forcées des grands seigneurs, car tous vos pareils n'ont pas l'échine aussi raide que vous. Mais il ne suffisait pas de faire amende honorable; vous avez d? travailler, messieurs, et beaucoup d'entre vous travaillent du matin au soir. De là cette abolition de la galanterie dont le ci-devant noble, oisif en temps de paix, conservait les traditions et le privilège. De là cette rélégation de l'amour au nombre des choses démodées, progrès dont gémissent vos femmes et vos filles, réduites à se montrer singulièrement faciles dans leurs attentions, quel qu'en soit le motif. Vous n'avez plus le temps de vous occuper d'elles!

-Tiens! fit Sénac, vous me prenez un de mes aphorismes.

Ils se quittèrent là-dessus. Le comte regagna sa maison, le c?ur chargé d'ennui, car il comprenait que l'heure était venue d'informer Thérèse des catastrophes plus ou moins probables qui mena?aient leur repos.

Nul ne peut savoir ce qu'il endura dans cette conversation, dont il s'effor?a pourtant d'atténuer de son mieux le caractère pénible. Thérèse fut ce qu'une femme de son espèce devait être en pareille conjoncture: calme, énergique et supérieure à toute émotion mesquine. D'ailleurs, elle éprouvait une sorte de joie en découvrant qu'une nécessité rigoureuse avait seule motivé le retour d'Albert à Paris. Le pauvre homme, toutefois, n'eut pas le courage de laisser voir le danger dans toute son étendue. Encore moins montra-t-il de quel poids la main de Cadaroux pesait dans toute l'affaire. Il ne pouvait se l'avouer à lui-même sans que la rougeur lui v?nt au front. Pour la première fois de leur vie, les deux époux virent arriver avec soulagement la fin d'un tête-à-tête. Ils éprouvaient le désir d'être seuls, chacun de leur c?té, pour se remettre d'une impression désagréable et soulever un instant de leurs fronts les masques qu'ils y gardaient, désireux de se cacher leurs inquiétudes l'un à l'autre.

            
            

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