/0/4233/coverbig.jpg?v=904d280de809824fdd85c3a87029d5b7)
Plusieurs mois s'écoulèrent dans un bonheur qui ne tarda point à subir la grande loi des réactions humaines.
Depuis l'achèvement des travaux de restauration, les ouvriers du pays se jugeaient lésés parce qu'ils ne pouvaient plus, chaque samedi, tendre leurs deux mains, à une paye facilement gagnée. Les malades se plaignaient que la comtesse les contraign?t à se faire soigner dans son h?pital-nom odieux à tous les gens du peuple, quels qu'ils soient-au lieu de leur envoyer ses couvertures et son vin de Bordeaux à domicile.
Quant à l'école, depuis qu'un établissement communal s'était élevé par les soins de Cadaroux ?conformément à la loi?, les parents, libres de choisir, croyaient faire une faveur en maintenant leurs marmots chez les s?urs. Ils oubliaient déjà la soupe dont elles bourraient les pauvres, les confitures dont elles couvraient les tartines des plus aisés. Soupe et confiture semblaient chose due.
La ?seconde société? jetait sur la tour de Sénac les mêmes regards tendres que les bourgeois de la rue Saint-Antoine jetaient sur la Bastille, dans le bon temps, mais pour des motifs contraires. La prison s'ouvrait trop facilement. Le chateau faisait trop de fa?ons à s'ouvrir. Enfin les élus de la vieille noblesse reprochaient à ces nouveaux venus dans leur ciel de faire bande à part et de n'en agir qu'à leur tête. Ces jeunes fous, ennemis de tout conseil, n'avaient demandé l'avis de personne sur les restaurations de Sénac, pas même celui du chanoine Calvisson, connu par ses travaux archéologiques, sans lequel pas un des chatelains du pays n'e?t osé remplacer une espagnolette. Comme pour mieux affecter l'indépendance, ils avaient tenu leur maison hermétiquement fermée jusqu'au départ du dernier tapissier. Leur écurie s'était montée, Dieu sait comment, car le général de Lavaudieu, président né des comices, des concours et des courses dans un rayon de vingt lieues, n'avait pas même eu l'occasion d'entretenir Albert des cochers, des palefreniers, des chevaux de selle ou d'attelage, des voitures d'occasion qu'il avait promis de caser chez ?son jeune voisin?. Avec la même désinvolture on avait dessiné le parc sans consulter les Bressange, dont les charmilles séculaires et les cascades naturelles attirent chaque année des centaines de touristes lyonnais. Enfin Thérèse n'avait jamais parlé à qui que ce f?t, pas même à ses proches voisines, des doutes que pouvait lui inspirer la vertu de sa femme de chambre ou la conscience de son cuisinier.
Les sujets ordinaires de l'intérêt de leurs voisins ne parvenaient point à les échauffer, tant?t parce qu'il s'agissait d'individus ou d'incidents ignorés d'eux, tant?t parce que les aliments dont se contentaient les autres ne pouvaient suffire à leur esprit. Malgré sa politesse, Albert, qui avait chassé le tigre en battue chez les rajahs, manquait d'enthousiasme au récit des prouesses des Nemrods languedociens. Les péripéties d'un voyage en sleeping-car semblaient un peu terre à terre à ce couple qui avait remonté le Nil en dahabieh. Et les romans du cru ne pouvaient manquer de faire bailler-intérieurement-une jeune femme dont le mariage était la plus poétique des histoires d'amour, commencée parmi les ruines de Louqsor et finie sur le seuil d'un clo?tre; lutte émouvante, où le ciel et la terre semblaient s'être disputé son c?ur.
En somme, le nouveau ménage n'avait point d'amis. Les vingt ou trente personnes qui fréquentaient les Sénac sur le pied d'une intimité apparente disaient d'eux:
-Ils sont charmants, mais on ne sait de quoi leur parler, tant ils ont l'air de gens débarqués le matin de l'Australie. Et puis, ils s'aiment trop!
Peut-être qu'en effet ils s'aimaient trop. Peut-être qu'il n'est pas bon de trop aimer, de même que, dit-on, ce n'est pas un bien que d'être trop riche. Hélas! du train où vont les choses, grandes fortunes, grandes amours ne seront bient?t plus guère à craindre!
Albert de Sénac ne songeait pas à se demander s'il aimait trop sa femme. Il lui donnait, en fait d'amour, ce qu'il avait promis, et ce n'était pas peu dire. Mais surtout, il ne bornait pas son mérite à l'aimer beaucoup, voire même à l'aimer trop. Il l'aimait pour elle, et trouvait toujours, parce qu'il s'y appliquait constamment, la fa?on dont elle souhaitait d'être aimée.
La chose est moins facile et plus importante que ne supposent la plupart des maris. Combien songent seulement à se demander quelle sorte de femmes ils ont prises?
Et Sénac lui-même avait-il bien deviné ce qu'était cette grande et belle personne entourée du nimbe aérien de ses cheveux d'or, toujours grave quand elle souriait, jamais plus attirante que quand elle faisait attendre son sourire? Avait-il déchiffré l'énigme de ces yeux qui variaient, comme incertains entre deux infinis, de l'azur du ciel au reflet verdatre des flots sans rivage? Certes, la jeune épouse ardemment aimée n'avait point gardé dans tout son mystère ce nimbe idéal et mystique en présence duquel le désir terrestre s'intimidait; mais, en devenant femme, en touchant la terre du bout de son pied charmant, elle conservait encore ses ailes frémissantes.
Plus d'un, à la place d'Albert, e?t mis un voluptueux orgueil à couper les ailes de l'ange et à faire mourir dans ces yeux superbes toute autre lueur que celle d'une flamme terrestre. Mais il se souvenait de la fa?on dont il parlait de son amour, promettant qu'il serait un culte, à l'époque où Thérèse de Quilliane hésitait encore entre Dieu et lui. Ma?tre de son idole pour toujours, il montrait, sous des paroles plus ardentes, le même besoin de croire et d'adorer.
-Va! disait-il. Je sais bien que tu t'envoles plus haut que mes caresses. Eh bien! pars, quitte la terre! prends ton essor! Si haut que tu t'élèves, il faudra que tu m'emportes, encha?né à toi.
La Révérende Mère de Chavornay, avec le tact et l'intelligence qu'elle mettait en toutes choses, continuait à veiller discrètement sur son neveu, sachant que c'était le meilleur moyen de veiller sur sa nièce. Un jour, elle écrivit une longue lettre pour inviter le jeune gentilhomme à prendre, ou tout au moins à préparer sa place parmi les personnages politiques de son pays. En dehors du devoir qu'elle évoquait sans exagérer l'enthousiasme, elle s'avouait préoccupée du péril funeste de l'oisiveté, trop complète depuis que les travaux de Sénac étaient à leur terme.
?Pour l'homme en général, l'oisiveté est la mère de tous les vices, concluait la sage religieuse. Pour un mari, c'est la mère de tous les dangers.?
Mais la politique, surtout celle d'aujourd'hui, froissait toutes les aspirations de ce rêveur idéaliste.
-Votre tante n'y songe pas, dit-il à sa femme. Quoi! il me faudrait courir les cabarets et flagorner les électeurs comme un simple Cadaroux! Et, quand ils m'auraient donné leurs voix,-s'ils daignent me les donner,-j'accepterais leur argent pour travailler à leur bonheur! Grand merci! D'ailleurs je n'ai pas le temps, et madame de Chavornay me fait rire quand elle s'imagine que je suis oisif. Il n'est pas sur la terre d'homme plus occupé que moi. J'ai la plus grande et la plus chère des taches: celle de votre bonheur. J'y mets ma gloire et mon ambition. Et si j'apprenais demain qu'il existe une autre femme plus heureuse que vous, je retournerais aux Grandes Indes pour y cacher ma honte.
-Allez! vous pouvez br?ler votre vaisseau! répondit Thérèse, la main dans celle de son mari.
Cependant la première année de leur mariage touchait à sa fin. Le vieux chateau éveillé de sa longue léthargie, habilement complété, discrètement pourvu de toutes les commodités, de toutes les élégances modernes, pouvait passer pour le type de l'habitation d'une grande dame fran?aise à la fin du XIXe siècle. Thérèse n'avait eu garde d'y faire entrer ni un meuble, ni un bibelot nouveau; mais elle avait tiré si bon parti des richesses découvertes dans ces vieux murs, qu'on aurait dit qu'elle les avait multipliées. Si elle avait eu besoin d'une récompense, elle l'aurait trouvée dans l'enthousiasme de son mari, gagné chaque jour d'une passion de plus en plus grande pour cette demeure qui portait son nom, qui résumait des siècles de souvenirs et qu'il aimait, surtout, parce qu'il la tenait en quelque sorte des mains de sa femme bien-aimée.
Il aurait de bon c?ur passé sa vie tout entière dans ce séjour où le monde n'entrait qu'à certaines heures, comme ces troupes de comédiens choisis qu'un amoureux appelle de temps en temps, pour faire sourire sa ma?tresse. Et cependant, vers le commencement de l'hiver, il parla, non sans un soupir, de la nécessité de retourner à Paris dans quelques semaines.
-Pourquoi faire? demanda la comtesse. Vous n'allez pas, j'imagine, me présenter à la cour?
-Non, répondit Albert en posant les lèvres sur la main de sa femme; car c'est vous, précisément, qui serez la reine.
-Ah! cher, je me contente du royaume de Sénac, où la restauration s'est opérée, en somme, assez facilement. Mais retourner là-bas! Quitter le nid où nous sommes heureux, où rien ne nous manque, pour ce vieil h?tel fermé depuis si longtemps!...
-Craignez-vous que les araignées de Paris n'aient la vie plus dure que celles de Sénac?
-Ce sont plut?t les mouches qui me font peur, les odieuses mouches mondaines qui viendront se poser sur notre bonheur et en troubler le rêve.
-Un rêve? Le vilain mot! Quand je m'imagine que tu m'aimes, c'est donc un songe creux? Demande-moi pardon!
Le pardon demandé par un regard et donné par un baiser, Sénac reprit:
-Moi aussi, je déteste les mouches; mais j'ai appris qu'elles sont peu à craindre dans l'air des lieux élevés. Est-ce que nous ne vivons pas au-dessus des petitesses humaines, sur un sommet? écoute. Nous n'avons pas plus le droit de laisser en friche une partie de notre héritage moral que de permettre à la ronce d'envahir un de nos champs, ou à nos voisins de s'en emparer. Ceux qui na?tront de nous pourraient nous faire le reproche de les avoir amoindris. Et d'ailleurs, penses-tu être moins utile en donnant le bon exemple aux Parisiennes de ton monde qu'en soignant la fièvre des paysannes d'ici?
A ces arguments d'ordre supérieur, il en joignit d'autres plus particuliers qu'il ne supposait pas devoir être les moins efficaces: l'h?tel du quai d'Orsay, précieuse relique du passé, qui réclamait la descendante de ses nobles possesseurs; la Révérende Mère de Chavornay qui n'avait pas vu sa nièce depuis un an. Bref, jamais avocat désireux de gagner une cause ne fut plus ingénieux à la faire valoir sous toutes ses faces.
D'abord Thérèse éluda la réponse. Il était facile de voir que la perspective de quitter Sénac lui déplaisait d'une fa?on absolue. Mais ce qu'elle montrait moins, c'était le chagrin que lui causait Albert, en marquant lui-même la fin d'un bonheur parfait. A dater de ce moment, les grands yeux de la jeune femme prirent une expression de tristesse qu'elle s'effor?ait en vain de cacher derrière les sourires d'autrefois. On la vit chaque jour parcourir la longue galerie du chateau, dont elle avait fait une merveille, s'enfoncer, quand son mari n'était pas là, dans les allées du parc où commen?aient à s'ouvrir les bourgeons. Elle disait adieu tout bas à ces choses qu'elle aimait, qui étaient deux fois siennes.
-Hélas! nous allons partir, et c'est lui qui le veut, l'ingrat!
Il voulait partir, en effet. Chaque matin il prenait la décision d'aborder le sujet du retour à Paris et de ne point le quitter qu'une date précise ne f?t arrêtée. Mais depuis qu'il s'agissait de défendre quelques jours de son bonheur, la plus loyale des créatures, la plus incapable de dissimuler, semblait avoir acquis subitement l'instinct du détour et de la ruse, tant elle se dérobait à l'entretien ou le faisait dévier avec une habile souplesse. Tout à coup, au moment où Albert, cachant dans son c?ur la plus amère des angoisses, tenait conseil avec lui-même sur la meilleure fa?on de brusquer le dénouement, Thérèse elle-même reprit la question. En cinq minutes, le départ fut organisé à bref délai. Tout s'agita dans le chateau. Le comte et la comtesse rivalisaient d'ardeur, chacun de leur c?té, pour venir à bout le plus vite possible des préparatifs; si bien qu'on aurait cru voir deux époux également empressés à fuir un lieu témoin de querelles sans nombre. Et cependant tous deux quittaient Sénac la mort dans le c?ur, ainsi qu'ils auraient quitté le paradis terrestre, avant le péché.
Il est temps d'expliquer le secret de cette conduite étrange, ou plut?t les secrets, car Thérèse de son c?té, Albert du sien, tenaient à regagner Paris, à fuir la province, pour des motifs qu'ils se cachaient soigneusement. Ainsi, au bout d'un an de mariage, entre ces deux êtres qu'unissait toujours la tendresse la plus ardente, déjà cette ombre se dressait, invisible aux yeux du monde:-un double secret.