Chapter 8 A MINUIT.

Un dimanche, environ dix-huit mois après le serment solennel par lequel Bouchot et Gaston s'étaient liés ?à la vie à la mort?, les deux amis sortaient bras dessus bras dessous des galeries du Louvre. Ils portaient à peu de chose près le même costume: une blouse brune serrée à la taille par un ceinturon de cuir vernis, un pantalon de coutil trop court, une casquette à visière étroite, un col de chemise rabattu.

Leurs brodequins, fabriqués par l'apprenti, ne brillaient pas précisément par l'élégance; mais, pour la solidité, ils l'emportaient sur les meilleurs produits du célèbre Sakoski,-l'auteur du moins l'affirmait. Rien n'e?t été plus intéressant pour un observateur que d'examiner ces deux têtes aux types si distincts, qui se penchaient à toute minute l'une vers l'autre pour se communiquer quelque réflexion. Gaston, avec ses traits réguliers, son regard profond, son air calme et réfléchi, ressemblait à un monsieur, comme disait sa belle-mère. Bouchot, au contraire-le nez au vent, les yeux vifs, le geste aussi prompt que la parole,-rappelait par sa pétulance inquiète le gamin hardi, résolu, narquois, dont Toussenel a si bien établi la parenté avec le moineau franc.

Gaston avait beaucoup grandi depuis son départ de Houdan, et, quoique moins agé que Bouchot, il le dépassait de la hauteur du front. L'apprenti, malgré ses efforts, ne pouvait s'astreindre à imiter l'allure presque grave de son camarade. Il parlait sans discontinuer, à tort et à travers. A la vue de ces types étranges qui abondaient alors dans les rues de la capitale, il se livrait à une série de commentaires qu'il terminait souvent à voix basse ou qu'il interrompait pour obéir à la pression du bras de son ami. Parfois il s'arrêtait court, partait en avant comme un oiseau qui prend sa volée, ébauchait à la hate le pas de Giselle; puis, avec une gravité affectée, revenait se mettre au pas de Gaston, surpris de ses escapades.

?Décidément, tu es trop sérieux, disait l'apprenti.

-Et toi pas assez.

-Que veux-tu? Mes moyens ne me permettent pas d'empeser mon col. D'ailleurs, nous ne sommes pas des notaires. A propos, tu en as connu des notaires? Ils sont donc bien sérieux, qu'on les cite toujours comme modèle du genre?... Dieu! la bonne vieille avec son chapeau-cabriolet, son écharpe et ses manches à gigot; elle a même des souliers à cothurnes. Quelle touche! hein? On a d? la garder dans une botte, cette brave dame-là. C'est qu'elle a l'air de se croire à la mode, par-dessus le marché... Veillons au salut de l'empire!... C'est la chanson du vieux qui demeure dans ta maison et qui parle toujours d'Austerlitz. J'ai vu chez lui un portrait de sa femme habillée dans ce ton-là. C'est peut-être elle qui est descendue de son cadre, veux-tu que je le lui demande? N'aie pas peur, je dis ?a pour rire... Regarde donc ce gros chat qui vient d'entrer en face, chez le marchand de brosses! si Roméo n'était pas mort, on jurerait que c'est lui; faut que je le dise à la mère Bardou, elle maudira ta belle-mère une fois de plus... Enfants, c'est moi qui suis... C'est bon, je me tais; on peut bien oublier... Tiens, un Polonais qui joue de la clarinette! Il n'a donc pas peur de devenir aveugle? Bon! un fort de la halle! quels hommes! On dit qu'ils passent leurs examens en soulevant un sac de farine à bras tendu. C'est moi qui voudrais bien en faire autant, je m'amuserais à porter un cheval... Bravo, il est complet, comme l'Hirondelle, le particulier qui vient de passer à c?té de moi. Quels zigzags! Boum! Il a manqué de piquer une tête dans le panier de la marchande d'échaudés. Ils se disputent; allons voir...

-Non, dit Gaston qui désigna l'étalage d'un bouquiniste, regardons les livres.

-C'est un plaisir que nous n'aurons pas longtemps; ce petit vieux-là, je le connais, il est toujours de mauvaise humeur. Je parie qu'avant cinq minutes il sortira de sa niche pour nous prier de filer.

-C'est égal, répondit Gaston, nous aurons vu un peu.

-Je dessinerai sa binette pour la coller sur sa devanture, à ce papetier. Avec ses grosses dents, ses yeux ronds, sou nez court, j'en ferai un dogue qui montrera les crocs devant une boite de livres sur lesquels il lèvera la patte,-pas celle de devant, bien entendu.?

Bouchot ne s'était pas trompé; à peine Gaston eut-il feuilleté deux ou trois volumes, que le bouquiniste accourut furieux. L'enfant rougit, remit dans le casier le livre qu'il tenait à la main et poussa un gros soupir.

?Liberté, ordre public! ouah! ouah! répondit Bouchot aux injures du marchand de livres; nous sommes membres de l'Institut, monsieur et moi... Galopins? Galopin, vous-même, monseigneur.?

Mais, entra?né par Gaston, l'apprenti baissa la voix et fut bient?t distrait par d'autres incidents. Vers cinq heures, il remontait la rue des Arcis et se séparait de son camarade après l'avoir embrassé.

L'amitié des deux enfants, nés sous de si singuliers auspices, était profonde et sincère. Ils souffraient en quelque sorte du même mal dans le milieu où la destinée les obligeait à vivre et qui répugnait à leurs instincts. Bien qu'ils fussent trop jeunes encore pour analyser leurs sentiments, la passion du noble, du beau, du grand les rapprochait pour le moins autant que leur commune misère; aussi passaient-ils ensemble tous les instants dont ils pouvaient disposer. Chaque dimanche, ils se faufilaient dans les musées ou visitaient les églises afin d'entendre les orgues dont la grave harmonie ravissait Gaston. Au commencement de leur liaison, Bouchot, par ses allures, semblait devoir dominer son camarade et le fa?onner à son image. Mais le jeune La Taillade, grace à son éducation première et à sa distinction native, réagit au contraire sur son ami. Il lui apprit à modérer les écarts de son esprit gouailleur, à ne plus attirer bruyamment l'attention par ses faits et gestes, à ne plus chanter à haute voix dans les rues. Certes, ce ne fut pas de prime abord que ce résultat fut atteint. De temps à autre, en dépit de ses bonnes résolutions, Bouchot se donnait la joie d'entourer la Marseillaise ou de danser en public le pas de Giselle; mais chaque jour ces démonstrations devenaient de plus en plus rares, et Bouchot le hardi obéissait à Gaston le doux; la fermeté tranquille avait raison de l'audace emportée.

La situation de M. et Mme de La Taillade, loin de s'améliorer, semblait aller de mal en pire. On c?toyait toujours la misère absolue et, plus d'une fois, on se coucha sans souper. Gaston s'accoutumait peu à peu à cette existence qui lui avait d'abord paru si étrange, et il apprit à conna?tre le prix de l'argent. Il se croyait abandonné par sa tante et considérait comme un rêve tout espoir de retourner à Houdan. Cependant il l'avait toujours présente à l'esprit, la petite maison où sa vie s'écoulait si heureuse. Il comprenait maintenant pourquoi la pauvreté avait arraché des pleurs à Mademoiselle. Il songeait avec tristesse que là-bas aussi le pain manquait peut-être. Que n'e?t-il donné pour revoir le bon docteur, pour embrasser Mademoiselle et Catherine! Près d'eux, la misère lui e?t été moins dure. C'est eux qu'il e?t voulu servir et non cette femme qui le maltraitait si cruellement. Mais, comme Bouchot, il devait demeurer chez son père, souffrir, se résigner, oublier, en attendant que le progrès, auquel travaillait sans doute son parrain, perm?t aux enfants de rester près de leurs tantes et d'y vivre heureux sans effort.

Ruinée par l'abus des liqueurs fortes, la constitution d'Alexis commen?ait à s'ébranler, et la décrépitude s'annon?ait avant l'heure. Le dos se courbait, les mouvements devenaient gauches; un tremblement de sinistre augure secouait ce corps qui n'éprouvait plus qu'un seul besoin,-besoin incessant, impérieux, inextinguible: boire. Depuis un an, l'exigu?té de ses ressources obligeait le soudard à se gorger d'alcools frelatés. Ainsi que par le passé, son ivresse était calme, silencieuse, inerte, et l'ame, sur ce visage à l'?il morne, ne rayonnait qu'à la vue de Gaston. Oh! l'enfant, Alexis l'aimait autant qu'il pouvait aimer. Il ne parlait plus de s'en séparer, de le reconduire à Houdan, et cependant il voulait le voir heureux. Il croyait ce but atteint lorsqu'il réussissait à détourner la colère de Blanchote, toujours prête à frapper. Le rêve de celle-ci, c'était d'enlever à l'enfant cette protection pourtant si dérisoire, et d'amener l'ivrogne à chatier lui-même son fils.

De son c?té, la mégère, désespérant de reconquérir l'indépendance relative qu'elle avait due au C?ur-Enflammé, s'abandonnait peu à peu à la boisson, vice dont elle s'était préservée jusque-là. Les deux époux, après s'être grisés de compagnie, oubliaient souvent de rentrer; alors Gaston grignotait tristement les restes qu'il découvrait dans le galetas, ou partageait le maigre repas d'un voisin. L'enfant avait demandé plus d'une fois qu'on l'envoyat à l'école; mais Blanchote comptait sur l'oisiveté pour le fa?onner au vol. Elle le surveillait avec une ardeur fiévreuse, prête à l'encourager à sa première faute, et c'était avec intention qu'elle l'abandonnait à lui-même sans ressource et sans pain.

?Il faudra bien qu'il y arrive?, disait-elle.

Elle laissa même plusieurs fois de l'argent à la portée de celui qu'elle affamait; elle espérait que, pressé par un long je?ne, Gaston succomberait à la tentation. Vains calculs: la probité de l'enfant n'eut pas même à lutter. Lorsque la faim le pressait, il s'adressait à Bouchot qui, récoltant de légers profits dans ses courses, ouvrit un compte à son ami chez un boulanger.

On ne vit pas impunément dans la misère: elle use le corps, énerve l'ame, la déprave ou l'abrutit. Les vertus, dont la pratique est si facile pour les riches, deviennent pour les pauvres une cause de luttes héro?ques, de véritables drames. Combien de gens fortunés se vantant de leur probité-on se vante de cela dans le monde-n'auraient été que de plats coquins s'ils se fussent trouvés placés au bas de l'échelle! Le beau mérite de ne pas voler cent sous lorsqu'on possède cent mille livres de rente! Certes, après dix-huit mois de séjour dans la rue Jean-Pain-Mollet, Gaston n'était plus l'enfant aux gestes gracieux, aux manières distinguées qui ravissaient les commères de Houdan. Peu à peu, le milieu dans lequel il vivait agissait sur lui, et il employait des tournures de phrase qui eussent bien surpris Catherine. Cependant il conservait assez de supériorité pour être remarqué parmi ceux qui l'entouraient, et dans la maison, chez les fournisseurs, dans le quartier, on le désignait assez communément sous le nom de ?petit monsieur.? La race qui manquait si complètement chez le père, tant au physique qu'au moral, se retrouvait chez le fils, dont le petit pied surprenait toujours Bouchot, et dont le caractère devait se ressentir à jamais des idées de devoir, de justice et de progrès semées à profusion par le docteur Fontaine.

Si l'apprenti avait beaucoup emprunté à son ami, il possédait une organisation trop complète, une force intérieure trop réelle pour ne pas lui avoir inculqué à son tour, bonnes ou mauvaises, quelques-unes de ses fa?ons d'être. A ce contact, Gaston avait perdu sa timidité féminine. Il ne cherchait jamais dispute à personne; mais, à l'occasion, on trouvait en lui à qui parler. Dans le quartier, les deux amis avaient trop souvent fait leurs preuves pour qu'on se perm?t de les molester; ce n'était donc que de loin en loin, lorsqu'ils sortaient de leur territoire, que les crocs-en-jambe perfectionnés par Bouchot trouvaient une triomphante application.

La passion de Bouchot pour les arts, pour la peinture en particulier, était une véritable vocation, et son premier soin fut de tenter de la communiquer à son ami. A défaut d'un émule sachant manier le crayon ou le charbon, il trouva dans Gaston une intelligence capable de s'émerveiller, de s'enthousiasmer, de s'attendrir; pour la première fois, le jeune artiste eut cette joie immense de se sentir compris et encouragé. Bien qu'à des titres différents, c'était avec une égale satisfaction que les deux enfants parcouraient les galeries du Louvre, admirant un peu au hasard, mais ne se méprenant pas aux beautés des chefs-d'?uvre devant lesquels ils passaient. Le soir, tandis que son père se consolait au cabaret, l'apprenti accourait chez Gaston. Là, durant des heures entières, avec une patience infatigable, il copiait et recopiait les dessins dont le hasard ou ses économies l'avait rendu possesseur. L'étude réussie, Bouchot corrigeait les essais de son ami, puis entamait le grand pas de Giselle. Vers dix heures, il regagnait son logis, disposé à plaire au père Bouchot en soignant le lendemain une couture ou un raccommodage. Gaston, demeuré seul, cachait les crayons dont la vue irritait Mme de La Taillade, s'asseyait près de la fenêtre et fermait les yeux pour mieux rêver. D'un seul coup, il revoyait la grande plaine qu'il fallait traverser pour se rendre à Maulette, les buissons d'épine-vinette qui bordaient le chemin creux, le revers du fossé où bourdonnaient des frelons et dont Catherine ne voulait pas qu'il s'approchat. Au loin apparaissaient les peupliers groupés autour de la mare, puis le champ de blé, le long duquel il glanait des coquelicots et des bluets. Quel bon soleil, là-bas, quelles senteurs vivifiantes, quel calme, quelle sérénité! Mais le pas de Blanchote résonnait; adieu les rayons et les fleurs, l'ombre venait.

Accoutumé aux injustes colères de Mme de La Taillade, Gaston feignait de rester indifférent aux coups qu'elle lui prodiguait. Lui, si douillet en apparence, il dédaignait de suivre les conseils de Bouchot, de crier pour désarmer la mégère. Sa vengeance consistait à recevoir sto?quement les injures, les accusations, les horions dont elle l'accablait. Pale, frémissant, indigné, il redressait la tête devant la furie qui se lassait à la fin de frapper. Dès que la maratre s'éloignait, Gaston, pleurait à chaudes larmes, et se trouvait si malheureux qu'il souhaitait mourir.

Bouchot, qui, jugeant d'après lui-même, croyait que les mauvais traitements, ?les toutouilles?, faisaient nécessairement partie de l'éducation, ne réussissait pas toujours à consoler son ami; il ne savait pas, par expérience, comme Gaston, que s'il est des enfers il existe aussi des paradis. A la suite de ces scènes, la haine, la colère, la vengeance se disputaient le c?ur de la pauvre victime. Chose étrange! la vue de son père, même aviné, suffisait pour rendre à son esprit un peu de tranquillité. Il y avait tant de bonté, tant de douceur dans le regard dont Alexis enveloppait son fils, que celui-ci l'embrassait attendri et se promettait de patienter encore. Spectacle fait pour émouvoir; l'enfant, par instinct, avait pitié de l'homme.

Après s'être séparé de son ami, Gaston avait gravi les cinq étages qui conduisaient à la mansarde. La misérable chambre, outre le grand lit, le fourneau et quatre ou cinq chaises boiteuses, ne contenait guère que les objets disparates récoltés par Mme de La Taillade dans ses promenades lucratives. L'enfant trouva la porte close, redescendit avec lenteur, et s'assit pour attendre sur la première marche de l'escalier. De temps à autre, il parcourait la cour étroite, obscure, infecte, qui servait de laboratoire à un ma?tre corroyeur. Lorsque la nuit vint, il gagna le seuil de l'allée.

?On m'a oublié?, pensa-t-il.

Il se sentait incommodé par la faim, et poussa un gros soupir. Après une nouvelle heure d'attente, il s'établit de son mieux à l'un des coins de la porte afin d'essayer de dormir. Tout à coup il vit para?tre sa belle-mère... elle titubait.

?Te voilà, bandit! s'écria-t-elle, pourquoi n'es-tu pas rentré d?ner?

-Je suis ici depuis cinq heures, répondit Gaston.

-Tu mens; nous avons mangé à six, ton père et moi.

-Pas ici, alors.

-Où donc, s'il vous pla?t? chez Deffieux, peut-être? Mais tu n'étais pas pressé de revenir, tu avais de quoi te régaler.?

Gaston, qui était presque à jeun, secoua la tête avec tristesse. En ce moment, la fillette, qui avait voulu le ramener et le consoler lors de l'aventure de la bouteille, descendait l'escalier, tenant à la main une chandelle allumée.

Elle s'arrêta craintive, ses grands yeux fixés sur Blanchote.

?Où sont les dix sous que j'avais laissés sur la table? demanda la mégère à Gaston.

-Ils sont où vous les avez mis.

-Tu les a chippés, selon ta coutume, voleur!?

Gaston releva la tête; son regard rencontra celui de la petite fille; il rougit et répliqua, les dents serrées:

?Vous mentez!?

Blanchote tenait son cabas; elle en souffleta l'enfant, qui fut presque renversé. Il se redressait à peine qu'il re?ut un second choc. Le cabas renfermait un objet pesant, Gaston roula sur le sol.

Aux cris poussés par la petite fille, une voisine ouvrit sa porte.

?Qu'y a-t-il donc, Alice? Es-tu tombée?

-C'est rien, m'ame Poinsot, faites pas attention; je corrige le fils à La Taillade qui m'a volé dix sous; comprenez-vous ?a! le gueux croit, sans doute, que l'argent ne co?te que la peine de le prendre.?

Blanchote s'avan?ait de nouveau vers l'enfant; mais Alice eut la présence d'esprit de souffler la lumière. La mégère traita la petite fille de maladroite, l'accabla d'injures, et s'éloigna chancelante pour retourner chez Pauquet. A peine Alice l'eut-elle vue dispara?tre, qu'elle chercha Gaston dans l'ombre.

?Relève-toi, lui dit-elle à voix basse, elle est partie.?

L'enfant, toujours étendu sur le sol, ne répondit pas.

?Gaston!? s'écria la petite fille avec crainte.

Elle s'agenouilla, sentit la tête inerte de son petit ami, la souleva et l'appuya contre la sienne, tandis que des larmes inondaient son visage.

?Vous mentez!? répéta soudain l'enfant d'une voix faible.

Puis il dit, comme effrayé:

?Où suis-je donc?

-Près de moi, répondit Alice; relève-toi, ta belle-mère est loin.

-Je n'ai pas volé! s'écria-t-il avec énergie.

-Je le sais bien, va. Viens chez nous.?

Gaston se releva, encore étourdi. Alice courut rallumer sa chandelle chez le corroyeur.

?Tu saignes?, lui dit un ouvrier.

Alice porta la main à sa joue et palit en voyant du sang sur ses doigts. Elle revint près de Gaston qui, blessé au front, s'était rassis et sanglotait. La petite l'entra?na vers la pompe, lui baigna le visage, cherchant à le consoler. Bient?t rappelée par la voix de sa mère, elle remonta précipitamment l'escalier. Gaston refusa de la suivre et regagna le seuil de l'allée, la tête pleine de sombres résolutions.

Tout à coup il vit arriver Bouchot. L'apprenti, sans mot dire, se jeta dans les bras de son ami. Lui aussi sanglotait.

?Qu'as-tu donc? répétait Gaston qui sentait ses larmes déborder de nouveau; ton père t'a-t-il frappé??

Bouchot, suffoqué, fut quelque temps sans répondre.

?Mon père s'est remarié, murmura-t-il enfin.

-Avec qui?

-Est-ce que je sais? Avec une femme, une grosse que je n'ai jamais vue. Elle a voulu que je l'appelle maman, comme ?a, à la minute; je n'ai pas pu, moi! Est-ce que je la connais? Le père Bouchot s'est faché; il m'a battu, puis chassé. Ma mine la faisait rire, elle. Ah! tiens, j'en ai assez, moi, de trimer; j'aime mieux mourir tout de suite.

-Moi aussi, répondit Gaston, qui raconta à son tour sa triste aventure.

-Ah! toi, ce n'est rien, comparativement, répliqua Bouchot, dont les sanglots coupaient à chaque instant la voix; tu es libre une partie de la journée, tu pourrais dessiner; tu lis, tu vas où tu veux. Moi, je travaille; le pain que je mange, je le gagne. Si on croit que c'est amusant de faire des trous dans le cuir pour y passer du fil ou pour y planter des clous! Je n'en pouvais déjà plus, des coups, toujours des coups! On en rit bien un peu; mais à la longue, on se dégo?te. Aujourd'hui, c'est fini. Songe donc, ma pauvre mère, voir sa place prise par une autre, une je ne sais quoi, qui voudra me commander, me battre! Tout à l'heure, j'aurais voulu que mon père m'atteign?t à la tempe, car on dit que ?a tue.?

Et le pauvre apprenti pleura plus fort.

Un quart d'heure plus tard, les yeux gonflés, la tête lourde, les deux enfants débouchaient dans la rue Planche-Mibray. Ils s'arrêtèrent un instant devant le cabaret de Pauquet; Blanchote, le père Bouchot, sa ma?tresse et Alexis fraternisaient joyeusement, le verre en main. Les petits abandonnés s'enfuirent jusqu'au quai de la Mégisserie, déjà désert. Ils descendirent sur la berge de la Seine, c?toyant d'énormes tas de sable dans lesquels leurs pieds enfon?aient. Gaston franchit le premier la passerelle d'un bateau; les deux amis se blottirent sur la poupe. Au-dessous d'eux l'onde invisible tourbillonnait, clapotait avec un petit bruit sec qui se répétait à temps égaux comme celui d'un balancier. Trois ou quatre lumières, tombant d'en haut, tra?aient des sillons lumineux sur la surface obscure du fleuve. Le ciel était gris, la nuit sombre, la température douce. Gaston s'assit, le dos appuyé contre un rouleau de cordes, Bouchot se pla?a près de lui, et la main dans la main, mornes, silencieux, ils écoutèrent le murmure des flots, dont les ondulations balan?aient, comme un immense berceau, la barque qui les portait.

?A minuit, n'est-ce pas? dit Bouchot, qui désigna le fleuve.

-A minuit?, répondit Gaston.

Ils se turent de nouveau, se pressant plus fort l'un contre l'autre, ainsi que des oiseaux frileux au fond d'un nid mal abrité. Ils semblaient calmes, tranquilles, résolus. Leur esprit flottait du passé à l'avenir, de la terre au ciel, du connu à l'inconnu. L'apprenti, avec son imagination d'artiste qui voyait tout en relief, évoqua l'idée de la Morgue. Ce lieu sinistre, où sa curiosité l'attirait souvent, lui apparut dans sa sombre réalité. Il se vit étendu sur les dalles de marbre noir au chevet de cuivre poli, c?te à c?te avec Gaston, tous deux pales, immobiles, raides, glacés, les yeux clos. On se pressait pour les voir, et les femmes répétaient: ?Pauvres petits!? Bouchot secoua la tête pour chasser ce tableau lugubre et se mit à songer à sa mère. Il se rappela l'époque où elle le conduisait à l'église, où elle lui parlait de la Vierge, de Dieu, du paradis. Comment avait-il oublié toutes ces choses!-le paradis surtout, où les enfants deviennent des anges aux ailes d'azur, comme dans les toiles des ma?tres espagnols ou italiens! Peu à peu, il lui sembla qu'un voile se déchirait, qu'une lumière éblouissante l'enveloppait et qu'il volait dans l'espace parmi les étoiles enflammées.

Gaston, de son c?té, revenait à son rêve habituel: Houdan. Il songeait aussi à son père, qui ne comprendrait rien à cette catastrophe et qui pleurerait. Las de cette vie d'épreuves sans cesse renouvelées, l'enfant, comme un voyageur perdu, promenait autour de lui des regards avides, et ne découvrait qu'une seule issue, un seul refuge assuré, la mort. A cette heure suprême, il ne formait qu'un v?u, c'est qu'on transportat son corps dans le cimetière de la ville où il était né, près de la dalle blanche sous laquelle reposait cette mère qu'il n'avait pas connue et dont Catherine parlait comme d'une sainte. O Catherine! Mademoiselle, le docteur, la vieille tour, la grande cheminée, la girouette et le tic-tac de l'horloge que le ressac des flots imitait si bien, si bien, que, fermant les yeux, Gaston crut n'avoir jamais quitté ni ses amis ni la petite maison de la grand'rue.

L'ombre s'épaississait, les lumières semblaient palir, les bruits devenaient plus rares, plus retentissants. Bient?t on n'entendit plus qu'une vague rumeur, le clapotement de l'eau et le craquement monotone des barques.

Soudain l'horloge de l'h?tel de ville tinta. Dès le second coup, comme éveillées par un signal, les cloches de Notre-Dame et de Saint-Merri retentirent. Puis vinrent celles de Saint-Gervais, de Saint-Eustache, de Saint-Germain-l'Auxerrois; puis d'autres plus lointaines, enfin d'autres encore. Les sons multipliés vibraient dans toutes les directions, tant?t clairs, brefs, allègres, sonores; tant?t sourds, plaintifs, mélancoliques ou confus. Douze fois chacun des lourds marteaux retomba sur la coque de bronze qui prête sa voix à l'heure, et répéta minuit.

Les deux enfants, pressés l'un contre l'autre, ne tressaillirent même pas. épuisés par leurs larmes et par leurs émotions, ils s'étaient endormis sous le regard de Dieu, qui leur montrait son ciel à l'heure où devait sonner leur glas.

            
            

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