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Sur les plans de Paris agés de plus de vingt ans-ce qui équivaut à un siècle des temps passés-on voit figurer, parmi les petites rues qui rayonnaient autour de la place de Grève, la rue Jean-Pain-Mollet. Elle n'était ni longue ni large, et les maisons qui la bordaient n'avaient rien de monumental; mais comme elle sentait son vieux Paris, cette brave rue! le Paris boueux, crasseux, sombre, sordide, malsain, qui passait pour une des plus belles villes de l'univers, même avant les rotondes du comte de Rambuteau et les trouées sanitaires du baron Haussmann.
Ce n'était pas une rue aristocratique, que la rue Jean-Pain-Mollet. Un ruisseau noir, fangeux, qui prenait sa source à la hauteur de la rue des Arcis, cascadait sur ses pavés inégaux avant de se perdre dans une espèce de gouffre, situé près de l'H?tel de ville, et, si l'on n'y rencontrait ni belles dames ni dandys, les sergents de ville, en revanche, y avaient fort à faire. Dans la plupart de ses maisons, transformées en ?garnis?, on vendait l'hospitalité à la nuit. Du fond de vingt débits de liqueurs s'échappait, surtout le samedi soir, une tempête de voix roucoulant une romance avec ces inflexions qui font aujourd'hui la gloire de Thérésa. Souvent les vitres, blanchies dans le but d'économiser les rideaux, volaient en éclats, et la porte, brusquement ouverte, livrait passage à deux champions aux formes athlétiques. Une lutte sauvage s'engageait, pour un mot, pour une femme, ou simplement pour l'honneur. Un cercle de curieux se pressait autour des combattants; dans ce duel on tentait, non de faire mordre la poussière à son antagoniste,-l'éternelle humidité de la vieille rue s'y opposait,-mais de le rouler dans le ruisseau historique qui, sous Louis VI, marquait l'enceinte de la bonne ville. La querelle vidée, les lutteurs s'embrassaient; le vaincu confessait avoir trouvé son ma?tre; plusieurs verres d'eau-de-vie pansaient les blessures, et pour quelques heures l'antique rue retrouvait un peu de calme.
Quoi qu'en puissent dire l'esprit de parti et le besoin d'applaudir, si impérieux chez les Fran?ais, maudite soit la main hardie qui, sans souci du passé, éventra ces antres et purifia du même coup le sol et ceux qui l'occupaient! Pourquoi a-t-elle forcé les habitants à chercher un g?te ailleurs, à quitter les tanières traditionnelles hors desquelles il leur semblait impossible de vivre? On mourait si s?rement dans ces cloaques immondes où la fièvre régnait en permanence, où toute maladie s'aggravait, où les femmes étaient si pales, les enfants si chétifs, où le vice, la vermine, la prostitution, tout ce qui cherche l'ombre grouillait comme les reptiles au fond d'un marécage des tropiques. De l'air, de la vie, du soleil, de la moralité, à quoi bon? On s'en passe si bien! Quel grand homme aura le courage de nous les rendre, ces rues étroites, hideuses, humides, fangeuses, que tant de gens regrettent tout haut avec une si touchante mauvaise foi? Il nous en reste encore quelques-unes; pétitionnons bien vite pour qu'on nous les conserve; assez de soleil; de l'ombre, maintenant, à défaut de ténèbres. A bas ces docteurs amis du progrès qui, mauvais économistes, raisonnent avec le c?ur; qui comptent les existences sauvées sans vouloir peser l'or dépensé, estimant que la vie d'un homme est sans prix et que la moindre bataille co?te encore plus cher que l'assainissement de Paris.
Un soir du mois de décembre 1844, le ruisseau de la rue Jean-Pain-Mollet était solidifié par la gelée et la divisait en deux ruelles étroites. La neige tombait à gros flocons, tourbillonnait entre les noires demeures, puis, comme à regret, jonchait le pavé couvert de verglas. Les passants se hataient, la tête penchée, s'abritant de leur mieux contre la bise qui leur mordait le visage. Le sol craquait sous les pieds et les chutes étaient fréquentes. On se relevait avec peine pour reprendre au plus vite cette marche incertaine, dangereuse, vacillante, dont on se serait moqué en plein jour, mais qui, à cette heure où les estomacs étaient vides, semblait une nouvelle cruauté du sort. Les vitres ternes, dépolies des débits de liqueurs, ne laissaient passer aucun rayon qui v?nt en aide aux becs de gaz dont la lumière blafarde éclairait à peine le mur qu'elle frappait. De temps à autre, la porte d'un cabaret s'ouvrait, et un homme aviné, maugréant à mi-voix ou fredonnant une chanson, se mettait en marche pour regagner le taudis où sa ménagère, ses enfants affamés l'attendaient peut-être.
Près de l'encoignure de la rue des Arcis, où un commerce plus actif multipliait les lumières, un petit gar?on, appuyé sur une borne, pleurait devant les débris d'une bouteille brisée. Une calotte rouge couvrait sa tête aux cheveux coupés ras; il cachait tant bien que mal, entre les plis de sa blouse, ses doigts gonflés par des engelures, et ses pieds, mal abrités par des bas troués, étaient chaussés de gros sabots. Mouillé, grelottant, il levait des yeux navrés vers ceux qui passaient et dont la plupart ne l'apercevaient même pas.
?Bien travaillé, dit un ma?on qui se retourna.
-Ton affaire est claire, mon bonhomme; tu connais le proverbe, qui casse les verres les paye, dit un autre en riant de son à-propos.
C'était là toute la pitié qu'inspirait le petit gar?on; ces gens connaissaient cependant par expérience la triste perspective qui l'attendait. Et aucun d'eux ne se croyait méchant-c'est si dr?le un gamin qui va ?recevoir une raclée!?
Une jeune femme s'arrêta pour interroger l'enfant. Le drame était bien simple; il venait de tourner le coin de la rue lorsque le pied lui avait manqué, et du flacon, mal étreint par ses doigts transis, qui contenait pour dix sous d'eau-de-vie, il ne restait que des débris. La jeune femme soupira, dix sous représentaient pour elle une journée de travail; elle s'éloigna sans dire un mot.
Cinq ou six enfants des deux sexes, chargés eux aussi de bouteilles et de provisions, se groupèrent autour de la borne, graves, silencieux, ouvrant de grands yeux apitoyés, car ils comprenaient la terreur du petit gar?on et n'osaient le consoler. Celui-ci semblait ne pouvoir se résoudre à s'éloigner du lieu de son désastre, comme s'il conservait l'espoir de voir les tessons se rejoindre et recueillir le liquide dont l'action creusait la glace qui recouvrait les pavés. Une fillette d'une douzaine d'années paraissait surtout attendrie.
?Viens, disait-elle à l'enfant qu'elle tirait par sa blouse, je t'accompagnerai, peut-être ne te battra-t-on pas trop fort.?
En ce moment, un jeune gar?on qui sifflait la Marseillaise avec entrain, déboucha de la rue des Arcis et s'approcha à son tour.
?Gaston!? s'écria-t-il.
Celui-ci releva la tête et se précipita vers Bouchot. L'apprenti n'eut besoin d'aucune explication, il comprit tout d'un simple coup d'?il.
?Mon pauvre vieux, dit-il en passant son bras autour du cou de son ami, tu n'as pas de chance! Voyons, ne pleure plus. Que faire? J'emprunterais bien une bouteille à la mère Bardou, mais de l'argent? Est-ce bête de les fabriquer en verre, les bouteilles! Elles devraient être en fer-blanc, l'hiver surtout. Qu'est-ce que tu emportais?
-De l'eau-de-vie, répondit Gaston.
-C'est ?a, du sérieux; s'il s'agissait de vin, ce serait la même chose; mais c'est égal, j'aurais préféré du vin. Allez-vous filer, tas de moutards? Vos mères vous attendent pour vous moucher; on dirait qu'ils n'ont jamais vu de verre cassé, ces bêtas-là! Je voudrais bien savoir comment nous y prendre?... c'est le nanan qui m'embarrasse. Ton père est-il rentré?
-Pas encore.
-Il est chez Pauquet, allons-y; j'entrerai le premier. Tu lui raconteras l'histoire; je m'en charge, si tu veux. Il reviendra avec toi, tu le laisseras passer devant, et la mère Blanchote en sera pour une bouteille rentrée.
-Oui-da, canaille! je t'y prends encore à lui donner de mauvais conseils?, dit une voix enrouée.
C'était celle de Blanchote qui, grimpée sur ses socques, saisit Gaston par le bras de fa?on à le faire crier et l'entra?na vers la rue des Arcis.
?La gueuse! murmura l'apprenti revenu de sa surprise; sans Gaston, quelle série de boules de neige je lui collerais dans le dos! Si je courais chez Pauquet dire au capitaine que sa femme a mal aux dents, ou qu'un monsieur le demande, un monsieur décoré? La vieille sorcière, il a beau lui défendre de battre le petit, elle écoute la romance et soigne le refrain lorsqu'il n'est pas là! Allons chez Pauquet, il y a là des trognes qui valent celle de Téniers.?
Et, en dépit du verglas, Bouchot s'élan?a à toutes jambes vers l'h?tel de ville.
En sortant de chez le marchand de vin, Blanchote se rendit chez l'épicier, puis elle regagna la rue Jean-Pain-Mollet. Les doigts crispés autour du bras de Gaston, on e?t dit un oiseau de proie entra?nant sa victime palpitante. Tout à coup la mégère glissa, perdit l'équilibre et brisa dans sa chute la bouteille qu'elle venait d'acheter. Cet accident, qui e?t d? la disposer à l'indulgence, l'exaspéra; elle se releva furieuse et se précipita sur Gaston, qu'elle battit.
?Assez, la mère, assez!? lui cria un joueur d'orgue qui rentrait.
Blanchote accueillit l'observation par des injures, saisit la petite main toute crevassée de l'enfant et reprit sa marche.
?Vous me faites mal?, dit-il en essayant de se dégager.
La misérable pressa plus fort; il poussa un gémissement et tomba à genoux sur le sol glacé.
En ce moment, sans qu'elle p?t deviner d'où le projectile était parti,
Mme de La Taillade re?ut en plein visage une monstrueuse boule de neige.
Tandis que ses yeux per?ants sondaient avec rage les alentours, Gaston
disparaissait dans une sombre allée.
?Attends-moi?, lui cria-t-elle.
L'enfant, accoutumé sans doute à se guider dans l'obscurité, atteignit un escalier auquel une corde à puits servait de rampe, et commen?a à gravir les marches inégales.
?C'est Bouchot, grommelait Blanchote, qui s'épongeait encore; je suis s?re que c'est lui, le gueux me le payera cher!?
Parvenu au cinquième étage, Gaston parcourut un long corridor et se rangea pour laisser passer sa belle-mère.
?Tu n'as re?u qu'un à-compte, mon bijou, lui dit-elle, en lan?ant un soufflet qui, par bonheur, tomba dans le vide. C'est à présent que nous allons rire!?
Elle ouvrit une porte, puis, après avoir tatonné un instant, alluma une chandelle dont la lueur vacillante éclaira d'une fa?on sinistre une mansarde aux murs délabrés. Dans un coin un lit, dans un autre un réchaud, ?à et là des chaises dépareillées, et dans l'angle, à droite de la fenêtre unique, un monceau de loques et de chiffons. Les deux chambres de la rue des Arcis méritaient le nom d'appartement comparées à ce galetas, nu, étroit, glacé, au sol couvert d'immondices.
?Arrive?, dit Blanchote.
Gaston, immobile, prêta l'oreille.
?Viendras-tu?? cria la mégère avec mille imprécations.
L'enfant se présenta enfin; mais derrière lui parut Alexis vêtu, en dépit de la saison, de son pantalon de drap clair et coiffé de son chapeau gris.
?Après qui en as-tu? demanda-t-il à sa femme en entrant, je t'ai entendu gronder d'en bas.
-Est-ce que je sais, après ton m?me, qui prétend que ses engelures le démangent.
-Pauvre petit! tu ne l'as pas frappé, au moins?
-Peut-être une taloche; on ne peut guère s'en empêcher en face d'un polisson qui casse par méchanceté ta bouteille de cognac.?
Alexis remua la tête d'un air de doute.
?Je suis tombé, père, interrompit Gaston, qui s'approcha de lui; je ne sais pas marcher avec des sabots et le pavé glisse beaucoup.?
M. de La Taillade se baissa, le prit dans ses bras et le pressa contre sa poitrine.
?Ah! mon pauvre luron, dit-il, patience, la fortune reviendra.?
Et, sans plus s'occuper de sa femme, il s'assit et se mit à bercer l'enfant, l'enveloppant d'un regard attendri.
?C'est ?a, donne-lui raison pour le rendre insolent, dit Blanchote avec aigreur.
-Lui, insolent! répéta Alexis, qui haussa les épaules. Il avait un nid bien chaud d'où nous l'avons arraché, il ne peut nous aimer.
-Je t'aime, père, s'écria Gaston en l'embrassant.
-Pauvre chéri, s'écria Blanchote, on voit bien que tu es à jeun, tu parles en vers. Ce maudit crapaud, il nous porte malheur.
-Laisse faire, petit; le jour où j'aurai quarante francs, je te reconduis à Houdan.
-Aussi ne les auras-tu jamais, murmura la mégère, qui jeta sur le père et le fils un regard haineux. Cette chipie qui vit dans les tapisseries et qui nous laisse crever de faim n'aura pas le dernier mot. Allons, mon bijou, ajouta-t-elle tout haut, le couvert!?
Gaston se dégagea des bras de son père, retira ses sabots, et, tandis que sa belle-mère activait le feu du réchaud, il disposa, sur une planche soutenue par deux tabourets, des assiettes, des verres et des couteaux.
?A table? cria Blanchote, qui apporta, dans le poêlon même où elle l'avait confectionné, un rago?t de pommes de terre.
Les convives mangèrent en silence; vers le milieu du repas, Gaston alla près d'une cruche et l'inclina pour remplir son verre; l'eau était gelée, ce qui provoqua l'hilarité de Mme de La Taillade. L'enfant refusa de partager la ration de vin de son père et s'accroupit auprès du réchaud. Le soudard se leva, bourra sa pipe et commen?a à marcher de long en large pour combattre le froid.
?Sors-tu?? dit Blanchote à son mari.
Celui-ci rencontra les yeux suppliants de son fils.
?Non, répondit-il.
-Est-ce que Pauquet te refuse crédit?
-Pauquet est un ancien troupier qui sait ce que l'on se doit entre hommes; mais je le ménage.
-Pauvre chéri, voilà plus d'un mois que tu n'as bu à ta soif.?
La tête d'Alexis se balan?a du haut en bas.
?Je voudrais ne plus boire, murmura-t-il.
-Pour tomber malade? C'est le gamin, avec son air de condamné à mort, qui te rend sentimental. Bête, les enfants ne comprennent rien à la misère et ne sont jamais malheureux. J'en sais quelque chose, peut-être. Je parie que tu songes encore à mettre les pouces, à écrire à ta s?ur que tu lui rends le m?me sans condition.
-Oui.
-?a me fend le c?ur de te voir avec ces idées-là. Nous le rendrons, mais pas pour rien; l'heure est passée. Voyons, pas d'attendrissement; serons-nous gentil si notre petite femme nous apporte une goutte??
Le soudard interrompit sa promenade, et sa langue frappant son palais produisit un glouglou sonore. Lorsqu'il vit Blanchote ajuster ses socques, s'envelopper de son chale et gagner le corridor, un sourire illumina sa face niaise. Il s'assit, bourra sa pipe noire et regarda Gaston, qui approchait la cruche du réchaud.
?Veux-tu donc boire, petit? lui demanda-t-il au bout d'un instant.
-Non, père, je voudrais un peu d'eau pour laver les assiettes, afin de n'être pas grondé demain.
-Est-ce que tu m'aimes un peu?
-Beaucoup, répondit l'enfant, qui vint l'embrasser.
-Et Bouchot, je ne vous vois plus jouer ensemble, êtes-vous donc faché?
-Non; mais Mme Blanche le déteste, elle lui a défendu d'entrer ici sous prétexte qu'il me donne de mauvais conseils.
-Est-ce donc vrai, petit?
-Non, père; Bouchot ne sait ni mentir ni voler, lui.
-Qui donc ment? qui donc vole??
Gaston garda le silence.
?Tu n'aimes pas Blanchote, reprit M. de La Taillade au bout d'un instant.
-Non, pas plus qu'elle ne m'aime.
-Elle ne te bat plus, n'est-ce pas? Une taloche par-ci par-là, peut-être; les grandes personnes ont des ennuis, ta tante devait en avoir.
-Ma tante ne m'a jamais battu.
-Et je ne veux pas que Blanchote te batte; sur ce point-là, il faut toujours me dire la vérité.?
Gaston baissa de nouveau la tête, n'osant répondre que la vérité lui avait déjà valu de plus rudes coups que ceux qu'il recevait sans se plaindre. Son père n'était pas toujours là, et, le plus souvent, il rentrait hébété, inapte à comprendre. L'enfant qui le voyait de sang-froid allait peut-être tenter de l'éclairer, lorsque les socques de Blanchote résonnèrent dans le corridor.
?Il fait un temps de voleur, dit-elle en secouant son chale qu'elle étendit sur le pied du lit, on ne tient pas debout, et la rue ressemble à un cimetière, tant elle est déserte.?
Elle reprit haleine et sortit de son cabas un petit fagot de bois blanc, puis une bouteille à demi pleine d'un liquide rougeatre.
?C'est du mêlé, chéri, continua-t-elle; tu ne le détestes pas, hein?
Tiens, le mioche n'est pas couché; vous avez donc causé?
-Il me racontait que tu n'aimes pas Bouchot.
-Je n'aime pas Bouchot! s'écria Mme de La Taillade, dont la dent saillit, et qui se frotta le visage de ses deux mains; en voilà un conte! C'est-à-dire que je donnerais quelque chose pour le voir tout de suite, cet apprenti gnaf. Si tu le rencontres demain, chéri, et que tu puisses le décider à monter, tu me feras plaisir; il redescendra content, je t'en réponds.
-Tu entends, petit, dit Alexis, dont l'intelligence ne comprit pas l'ironie des paroles de la mégère; tu peux ramener Bouchot.?
Blanchote disposa sur le fourneau le fagotin qu'elle venait de rapporter et l'alluma. Une épaisse fumée remplit aussit?t l'étroite mansarde, un joyeux pétillement se fit entendre, puis une flamme claire brilla. On se garda d'ouvrir la fenêtre; pour les pauvres, la fumée est une partie du feu, elle tient chaud. Le soudard, lui, ne voyait que la bouteille. Il respira avec force lorsque sa femme emplit deux verres, et ce fut d'une main tremblante qu'il porta le sien à ses lèvres. Après avoir bu, il ouvrit deux ou trois fois la bouche comme pour mieux déguster, bourra sa pipe, se croisa les jambes et, renversé sur sa chaise, les yeux à demi clos comme un chat repu, il semblait faire ronron.
Gaston, à force d'industrie, avait réussi à se procurer un peu d'eau; il lavait dans un coin les assiettes et les couverts. Sa tache terminée, il se rapprocha du fourneau afin de réchauffer ses mains engourdies. Au bout de quelques minutes, il embrassa son père, salua Blanchote, et s'enfouit tout habillé dans un monceau de linge qui se trouvait en face de la porte. Mme de La Taillade, qui baillait et se plaignait du froid, se coucha à son tour. Alexis resta seul éveillé.
Il fumait, calme, grave, reposé, n'interrompant ses aspirations que pour boire de temps à autre une gorgée du mélange qui, sans valoir le cognac pur, pouvait se tolérer. La tête appuyée contre le mur, il regardait les braises se consumer, passer du rouge vif au rouge pale, noircir, se ranimer à l'improviste, puis mourir pour ne laisser à la place qu'elles occupaient qu'une cendre blanche et vaporeuse. Ce spectacle semblait le captiver au plus haut degré, car il demeura presque une heure sans bouger.
Au dehors, un silence profond; la neige, qui tombait sans relache, assourdissait le fracas ordinaire des roues sur les pavés. Tout à coup on entendit un enfant pleurer. Aux sons lointains de cette voix plaintive, Alexis releva la tête, se hata de rebourrer sa pipe, emplit de nouveau son verre, et son regard, après avoir contemplé les vitres où la froidure dessinait des fleurs étranges, s'arrêta sur la chandelle, dont la mèche démesurée donnait à la flamme une lueur sépulcrale. L'attention du soudard se concentra tout entière sur les excroissances nées de la combustion; on e?t dit qu'il s'étonnait de retrouver là le phénomène qu'il venait d'observer sur la braise: une étincelle ranimant pour une seconde un corps éteint. Ces alternatives d'ombre et de clarté, de vie et de mort, paraissaient l'intriguer outre mesure; peut-être en cherchait-il le sens philosophique; peut-être, au fond, se contentait-il de voir sans chercher à comprendre. L'enfant, qui pleurait, se tut; le calme, succédant au bruit, troubla la méditation d'Alexis; il changea de position, moucha la chandelle sans daigner s'humecter les doigts, et son regard se fixa sur le monceau de linge qui servait de couche à Gaston.
Pour le coup, un sentiment humain se peignit sur la face impassible du soudard. Son regard, qui ne brillait d'ordinaire qu'à la vue d'une bouteille pleine, s'adoucit; un sourire effleura ses lèvres, une expression de tendresse illumina ses traits vulgaires et les rendit touchants. Depuis quatre mois qu'il voyait Gaston chaque jour, Alexis, sans savoir pourquoi, s'était pris à l'aimer. Il e?t voulu le voir heureux, gai, souriant, tapageur, comme Bouchot, par exemple; mais lorsque l'enfant levait sur lui ses grands yeux bleus si candides, si doux, si pleins de loyauté, le père se sentait tout remué et secouait la tête sans parvenir à s'expliquer son émotion. Blanchote, clairvoyante et jalouse, devinait cette affection qui ne se traduisait guère que par des mots accentués d'une certaine fa?on, et sa haine pour Gaston, dont la gentillesse aurait d? la désarmer, n'avait peut-être pas d'autre cause.
Peu à peu M. de La Taillade, dont les yeux demeuraient cloués sur le monceau de guenilles qui recouvrait son fils, devint soucieux; il retira sa pipe d'entre ses lèvres, posa son front étroit dans sa large main, et tenta de réfléchir.
Mal conseillé, il avait plongé Gaston dans cette misère qui convenait si peu à ses instincts délicats. Depuis lors, il avait essayé de réparer le mal dont il était cause; mais une fatalité, inexplicable pour lui, réduisait à néant ses meilleures intentions. Pourquoi sa s?ur laissait-elle ses lettres sans réponse? Comment une somme de cinquante francs qu'il gardait au fond de son gousset avait-elle disparu? Pourquoi son patron lui retenait-il une partie de son gain? Pourquoi les recrues devenaient-elles rares? Pourquoi Blanchote détestait-elle Gaston? Pourquoi, enfin, l'enfant si doux, si docile, si soumis, montrait-il une répugnance invincible pour sa belle-mère? Toutes ces idées simples ou complexes se débattaient confuses dans la tête d'Alexis. Cette intelligence épaisse, encore alourdie par des excès de boisson, ne savait ni vouloir, ni comprendre, ni agir, et l'étincelle allumée par Gaston dans les profondeurs de cette ame pouvait se comparer à ces éclairs de chaleur qui brillent sans éclairer.
Blanchote, qui depuis son expulsion du C?ur-Enflammé se considérait comme la victime d'Alexis, aurait pu expliquer à son noble époux la cause de plusieurs de ses mécomptes, et répondre à deux ou trois de ses questions. C'est elle qui, par suite d'un arrangement avec le commis principal de l'agence, empochait la moitié des gains de son mari, et en cela on ne pouvait la blamer. Ne comptant plus guère sur la somme qu'elle avait cru obtenir pour la ran?on de Gaston, elle tentait de la réunir par tous les moyens à sa portée. Quant à l'enfant, elle s'obstinait à le garder, par amour-propre d'abord-l'amour-propre joue un r?le dans les mauvaises actions aussi bien que dans les bonnes-puis pour les services qu'il rendait, car elle le stylait aux détails du ménage et le pauvre petit savait maintenant s'acquitter d'une commission. Elle espérait bien se servir de lui t?t ou tard pour ses opérations clandestines, et le fa?onner peu à peu à ces larcins minimes, plus faciles encore pour les enfants que pour les femmes. Mais jugeant un peu trop vite la conscience des autres sur la sienne, son premier essai faillit lui co?ter cher. Gaston, qui sur l'ordre de sa belle-mère avait été ramasser le marteau d'un tailleur de pierre occupé de son déjeuner, fut éclairé par Bouchot. Il mena?a d'aviser son père, et Blanchote se résigna à dresser peu à peu l'enfant à ce qu'elle appelait faire son droit, c'est-à-dire voler.
Et le docteur, et Catherine, et Mademoiselle, avaient-ils donc oublié leur enfant d'adoption? Ils songeaient à lui chaque jour, au contraire; chaque jour les deux femmes pleuraient, ne sachant s'il était mort ou vivant. Ce ne fut qu'après un mois et demi de souffrances que Mademoiselle, grace aux soins dévoués de sa servante et à l'expérience de son vieil ami, entra en convalescence. On lui remit alors une lettre d'Alexis, qui s'excusait et offrait de renvoyer Gaston; mais il était sans ressource. Mademoiselle répondit sur l'heure, et l'espoir de revoir bient?t son neveu hata le retour de ses forces. Une semaine s'écoula dans une attente fiévreuse; chaque soir, les deux femmes se rendaient au bureau de la diligence pour la voir arriver; en vain, hélas! On re?ut une nouvelle lettre plus pressante encore que la première; Mademoiselle porta elle-même sa réponse à la poste; mais, pas plus que les précédentes, cette missive ne devait parvenir à son adresse; le sort, par ces petits moyens qui lui servent à produire de grands effets, conspirait contre le bonheur de Gaston.
Roméo, le sultan entretenu par Mme Bardou devenue concierge de la maison habitée par M. de La Taillade, s'avisa de fouiller dans le cabas de Blanchote, un matin qu'il contenait des c?telettes. Mme de La Taillade, indignée, poursuivit le voleur jusque sur les genoux de sa ma?tresse et proféra contre lui les menaces les plus terribles. Bouchot, qui eut la chance de voir l'aventure, ne songeait pas à mal; mais, deux jours plus tard-la semaine était bonne pour lui-il vit le dogue du charcutier étrangler Roméo d'un coup de dent. L'apprenti venait d'entendre frapper injustement Gaston. Il ne trouva rien de mieux que de transporter le cadavre du défunt sur le palier de Blanchote, puis il man?uvra si bien que Mme Bardou accusa son ancienne amie du meurtre de son chat. A dater de ce jour, toute missive à l'adresse des La Taillade fut impitoyablement refusée, et lorsqu'ils déménagèrent, la vindicative concierge déclara au facteur qu'ils étaient partis pour l'étranger. Quant aux lettres qu'écrivait Alexis, il n'oubliait qu'une chose, c'était d'indiquer sa nouvelle adresse. Mais les moyens employés par Bouchot pour venger son ami devaient avoir une conséquence plus cruelle encore et rompre à jamais le fil qui pouvait ramener Gaston à Houdan.
Le docteur ne savait rien refuser à Mademoiselle, et, sur ses instances, il entreprit le voyage de Paris. Désolé des renseignements fournis par Mme Bardou, il se rendit à la préfecture de police. Deux mois auparavant, Alexis, prêt à entreprendre le voyage d'Alsace en compagnie de son patron, avait pris un passe-port, et la préfecture renvoya le docteur de la rue des Arcis à Strasbourg. Après avoir interrogé pour la dixième fois Mme Bardou, qui commen?ait à répondre de mauvaise grace, le docteur se retirait désespéré, lorsqu'il rencontra Bouchot à porte de l'allée. L'apprenti marchait vite, il venait précisément de flaner en compagnie de Gaston et prévoyait une toutouille.
?Habites-tu depuis longtemps cette maison, mon petit ami? lui demanda le docteur.
-Oui, mon bourgeois, c'est le pays où j'ai re?u le jour.
-Tu as d? conna?tre M. de La Taillade?
-M. de La Taillade, répéta malicieusement Bouchot, un petit qui possède une grande femme laide et méchante, avec une dent à l'envers?
-Oui, répondit le docteur.
-Déménagés pour l'étranger, mon magistrat, pour les Amériques Vespuce; demandez plut?t à la mère Bardou.?
Et Bouchot s'élan?a vers l'escalier.
?Tiens, se dit-il à moitié route, j'aurais d? lui donner l'adresse à ce vieux monsieur; c'est peut-être un mouchard qui vient embêter la vieille.?
Il redescendit deux étages; le docteur remontait déjà la rue Planche-Mibray, songeant à la fa?on dont il communiquerait à Houdan le triste résultat de son voyage.
Quatre mois s'étaient écoulés, Alexis n'écrivait plus; peut-être e?t-il hésité maintenant à livrer Gaston; car de même que Bouchot, mais sans savoir le dire, il sentait qu'il était bon d'être aimé. A l'heure même où il regardait dormir son fils, Mademoiselle et Catherine, assises devant la grande cheminée où Gaston se pla?ait autrefois entre elles, causaient de l'absent qui les avait si longtemps charmées par ses gentillesses. Tout à coup elles se taisaient, n'osant se regarder dans la crainte de fondre en larmes. On entendait alors la vieille horloge compter les heures, si longues, hélas! depuis que l'enfant n'était plus là.