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En dehors de la probité la plus stricte, d'une propreté réglementaire et de l'exactitude, l'esprit borné d'Alexis ne comprenait rien aux lois du monde. Boire lui semblait le but de la vie, à tel point que le malheur, lorsqu'il y songeait, lui apparaissait sous l'aspect d'un verre vide. Dressé à l'obéissance passive, le soudard s'inclinait devant les ordres de sa femme comme autrefois devant ceux de son lieutenant, heureux qu'on voul?t bien se charger de penser pour lui. Blanchote, par contre, ne manquait ni d'initiative ni d'esprit.
Orpheline à cinq ans, recueillie par une vieille mendiante qui se fit d'elle un gagne-pain en la pla?ant dans une fabrique, la misérable créature ne se souvenait guère de son enfance que comme d'une époque où on la battait et où elle avait toujours faim. à quinze ans, elle s'amouracha d'un hideux vaurien, travailla pour lui, et re?ut force coups sous prétexte de jalousie. Son homme, ainsi qu'elle appelait avec orgueil le bandit dont elle était devenue l'esclave, fut un jour convaincu de vol avec effraction dans une maison habitée et condamné aux travaux forcés. Blanche, enfermée dans une maison de correction, en sortit au bout de deux ans plus corrompue qu'elle n'y était entrée; sa laideur seule l'empêcha de vivre de son corps. Pour manger maigrement, acquérir les haillons qui la couvraient, et trouver chaque soir un abri, elle déploya plus de ruse, plus d'énergie, plus d'invention, plus d'habileté qu'il n'en faut pour devenir ministre d'état. Dans certaines couches inférieures de la société, où manger est un problème qu'il faut résoudre chaque matin d'une manière différente, un bon sentiment devient une faiblesse dont on se garde mieux que d'un vice. Blanche fut méchante par nécessité autant que par nature.-Le lion qui conna?t sa force peut épargner une victime; l'araignée qui vit de ruses ne pardonne jamais.
A trente-cinq ans, après avoir exercé vingt métiers, Blanche réalisa un des rêves de sa vie:-elle put s'établir. Elle se mit à la tête d'un café borgne qu'elle acquit au prix de six cents francs, mobilier compris. On buvait, on mangeait, on couchait au rabais dans l'établissement du C?ur-Enflammé, où de complaisantes maritornes attiraient les chalands. Alexis fut amené dans ce bouge par un ancien soldat de sa compagnie. Sa dépense émerveilla la propriétaire, et le soudard, choyé, dorloté, s'établit à demeure dans cet éden où chacun obéissait à sa voix, où il trouvait toujours des amis pour trinquer. Quatre années s'écoulèrent, et un matin, sans qu'il p?t trop s'expliquer comment, Alexis se rendit à la mairie de son arrondissement en compagnie de son h?tesse, à laquelle il jura protection et fidélité.-Blanchote croyait épouser non-seulement un marquis, mais un richard; aussi voulut-elle se marier à l'église pour mieux serrer le n?ud qui la transformait en grande dame.
?M'ame La Taillade,? comme la nommaient ses amies, acheta une commode, une robe de soie, une cha?ne d'or et quatre tableaux représentant la douloureuse histoire d'Imogine et d'Alonzo. Une fois dans ses meubles, pour employer son expression, elle donna carrière à ses go?ts artistiques en fréquentant l'Ambigu, les Funambules et les Folies-Dramatiques. Elle se reposa de la direction du C?ur-Enflammé sur une de ses servantes qui entretenait un commissionnaire et souhaitait de succéder à sa ma?tresse. Au bout de dix-huit mois, les deux époux étaient criblés de dettes, la soif permanente d'Alexis croissait, et il ne recevait plus d'argent que de loin en loin. Ce fut vers cette époque qu'il commen?a à se plaindre de sa s?ur.
?Elle a brisé ma carrière, disait-il, en m'obligeant à déposer mes galons au moment où j'allais passer officier.?
Blanchote, éclairée trop tard sur les ressources de son mari, comprit la faute qu'elle avait commise en négligeant le misérable commerce qui, au moins, lui donnait du pain. Elle pleura lorsqu'il lui fallut vendre sa cha?ne d'or, abandonner le C?ur-Enflammé à sa servante et recommencer à vivre au jour le jour. Un soir que le d?ner faisait défaut, l'ancienne ma?tresse du for?at insinua doucement à Alexis qu'il serait bon de réparer aux dépens du prochain les torts de la fortune. A sa grande surprise, le soudard, toujours si impassible, bondit. Il prit un ton si résolu pour menacer la mégère de la jeter par la fenêtre si jamais elle renouvelait cette proposition, qu'elle se le tint pour dit et cacha soigneusement ses propres méfaits.
Durant deux années, le triste ménage vécut en partie des expédients de Mme de La Taillade, dont le cabas semblait parfois une corne d'abondance. Elle l'emportait vide et reparaissait le soir le front plissé ou l'?il étincelant, selon la récolte. Du fond de l'étroit panier, Alexis voyait surgir du pain, du bois, de la viande, de la ferraille, des vêtements. Blanchote avait une chance miraculeuse: elle ne pouvait mettre un pied dehors sans trouver sur sa route un marteau, une culotte, une volaille, un chenet, un livre, ou des objets de mince valeur qui, revendus plus tard en bloc, aidaient à ne pas mourir de faim. Parfois une petite somme envoyée par Mademoiselle ramenait momentanément le bien-être dans le galetas. On payait le propriétaire, le boulanger, le marchand de vin; puis venait la curée qui suit tout long je?ne, et l'on retombait vite dans cette incertitude du lendemain qui est la vie d'une moitié du monde.
Dans une de ses alternatives de richesse, M. de La Taillade se lia avec un ancien dragon qui recrutait des blancs pour les bureaux de remplacement militaire. La première qualité pour exercer ce mandat consistait à boire sec, et, sous ce rapport, Alexis ne connaissait pas de rival. Bient?t, grace aux le?ons de son nouvel ami, le soudard eut une profession. Dès le matin, il parcourait les abords de la place de Grève, rendez-vous ordinaire, à cette époque, des Alsaciens et des Lorrains venus à Paris pour chercher fortune, et conduisait au cabaret ceux que leur mine ou leur mise lui désignait comme à bout de ressources. Là, Alexis provoquait leurs confidences, les grisait à demi, leur vantait la cuisine des casernes, leur expliquait de quelle fa?on un soldat patient peut devenir général, et appuyait sur les bonnes fortunes que l'uniforme attire à ceux qui l'endossent. Une fois ses convives ébranlés, il les entra?nait chez un agent aux lunettes d'or, à la voix magistrale, dont les piles d'écus neufs, rangées avec ostentation sur une table chargée de paperasses, achevaient de griser les futurs maréchaux. Les pauvres diables aliénaient leur liberté pour cinq cents francs qui en rapportaient mille au monsieur en lunettes. Ce mode de recrutement, encore en vigueur chez beaucoup de nations européennes, est celui dont on se sert en Afrique pour embaucher les nègres destinés à cultiver le coton,-tant il y a loin de la barbarie à la civilisation.
M. de La Taillade devint de première force à ce métier de racoleur qui convenait si bien à ses go?ts simples. Peu à peu il tira même vanité de ses succès, car il croyait travailler au bonheur de ses semblables en leur ouvrant la carrière des armes. La prime qu'il touchait variait entre quinze et trente francs, selon qu'il fournissait un fantassin ou un cuirassier. Par malheur, Alexis se laissait souvent emporter par l'enthousiasme. L'engagement signé, il ramenait ses victimes au cabaret, buvait à leurs futures épaulettes et dépensait jusqu'au dernier sou de la somme qu'ils venaient de lui rapporter. Blanchote, furieuse, songeait avec amertume que si elle e?t pu établir un débit de liqueurs rue Jean-Pain-Mollet, théatre ordinaire des exploits de son mari, la consommation de ce dernier e?t suffi pour l'enrichir. Ce fut à la suite de ces réflexions que Mademoiselle re?ut les missives mena?antes auxquelles le docteur répondit une fois pour toutes. Mais Mme de La Taillade avait de la persévérance et ne se décourageait pas pour une rebuffade. Elle m?rit son plan, prépara ses batteries et profita d'une bonne aubaine,-trois dragons embauchés d'un seul coup,-pour entra?ner Alexis à Houdan.
On a vu la douleur, l'appréhension qui se peignirent sur le visage de Mademoiselle à l'apparition subite de son frère. Il n'en fallut pas davantage pour convaincre Blanchote qu'elle avait agi sagement, et qu'un peu de fermeté lui vaudrait l'établissement dont elle rêvait déjà l'enseigne. Une fois dans la rue, après avoir exhalé d'une manière aussi brève qu'énergique son opinion sur Catherine et son insolent balayage, elle saisit le bras d'Alexis, qui la guida vers le Soleil-d'or.
?En dépit de cette pécore à qui je garde un chien de ma chienne, lui dit-elle, nous aurons les pièces de cent sous, chéri. Pas de bêtises, surtout; j'ai étudié le terrain; retiens ta langue pendant vingt-quatre heures, et je te promets du kirsch pour le reste de tes jours.
-Mais si ma s?ur n'a plus d'argent?
-Serin! Et la cahute, et les meubles, et les tapisseries? Ta s?ur vendra son bonnet plut?t que de nous donner le mioche; c'est jugé, va.
-Pourtant, si elle refuse, nous ne pouvons nous charger du petit.
-Ne canne pas d'avance, hein! j'ai mes idées sur cet enfant, sans compter que la nuit porte conseil.?
Ce soir-là, M. de La Taillade et Gaston s'endormirent seuls tranquilles. Tandis que Mademoiselle se désespérait, que le docteur absent veillait au chevet d'un malade, que Catherine rêvait pour le lendemain l'apparition d'un gendarme terrassant le code, Blanchote achevait de composer l'enseigne de son établissement futur.
Jusqu'à trois heures de l'après-midi, Mademoiselle put croire que son frère, renon?ant au projet d'emmener Gaston, avait repris la route de Paris. Mais le timbre de la vieille horloge vibrait encore lorsque le pas de l'ex-sergent retentit. Il salua sa s?ur, la remercia de ses bontés passées, embrassa Gaston et lui glissa dans la main une pièce de cinq francs. L'enfant ravi courut de sa tante à Catherine pour leur montrer ce royal cadeau. L'arrivée de Mme de La Taillade calma soudain sa joyeuse expansion. Avec son regard dur, sa dent saillante, son bonnet de laine et son cabas, la mégère lui rappelait ces fées difformes qu'on oublie toujours d'inviter au baptême des princes ou des princesses et dont l'apparition présage un malheur.
Blanchote fut humble et ne fit aucune allusion à son ultimatum de la veille; elle souriait, de ce sourire grima?ant qui lui était particulier, aux tapisseries, à Mademoiselle, à Catherine et au parquet. Elle parla de son travail, de ses malheurs immérités, des vertus d'Alexis, de la douce vie qu'elle menait en compagnie de cet époux de son choix. Sa voix rauque prenait des inflexions mielleuses qui irritaient sourdement Mademoiselle, trop perspicace pour ne pas voir clair dans les mensonges débités par sa belle-s?ur. Elle n'osait l'interrompre cependant, tant elle redoutait l'orage qui allait décider du sort de Gaston. Celui-ci, qui tournait et retournait sa pièce de cinq francs, la laissait rouler à chaque instant, et le tintement sonore du métal produisait une impression terrible sur les nerfs surexcités de Mademoiselle. Ainsi qu'il arrive à tous les enfants, le trésor qu'il possédait br?lait les doigts de Gaston, et il implorait tout bas l'autorisation d'aller le troquer contre un canon de cuivre récemment importé de Paris par l'épicier Hoddé.
?Tout à l'heure, disait Mademoiselle.
-Oh, ma tante! tout à l'heure il sera vendu.?
La fine ou?e de Blanchote saisit au vol la prière du petit gar?on.
?Mène donc le gamin acheter le joujou qu'il désire, dit-elle en se tournant vers Alexis; il faut au moins qu'il se souvienne de toi.?
M. de La Taillade se leva, Gaston joyeux fit un pas vers lui en regardant sa tante, dont le visage devint anxieux.
?Je reste en gage, ma chère s?ur, dit ironiquement Blanchote, dont la dent parut s'allonger. Rassurez-vous, allez: Alexis n'est pas un ogre, il ne mangera pas son fils. Ne reviens que dans une heure, ajouta-t-elle en s'adressant à son mari, nous allons causer de choses sérieuses, ta s?ur et moi.
Gaston, tout entier à son idée, s'empara de la main de son père et l'entra?na vers l'antichambre. Là, il fut rejoint par Catherine, qui le coiffa d'une petite casquette en drap bleu. La brave servante, ahurie, ne savait si elle devait rester avec sa ma?tresse ou accompagner Gaston: des deux c?tés, elle pressentait un danger. Un coup de sonnette mit fin à son indécision.-Blanchote réclamait un verre d'eau.
Dès qu'il se vit en possession du canon si ardemment convoité, Gaston voulut le mettre à l'épreuve. Pour cela il fallait gagner la campagne; le père et le fils débouchèrent donc sur la grande route, où chaque soir, vers cinq heures, passait la diligence de Brest à Paris. Là, tout en disposant le canon, on s'aper?ut qu'on manquait de poudre. Alexis, plus inventif que n'aurait osé l'espérer Blanchote, proposa d'aller en acheter à Paris. Gaston battit des mains à cette idée. Voyager en diligence, voir Paris, rapporter une grosse provision de poudre, cette triple perspective était faite pour le séduire. Bient?t les minutes lui parurent des siècles, et son regard interrogea, avec autant d'anxiété que celui de M. de La Taillade, le détour de la route où devait appara?tre la diligence. Enfin le fouet du conducteur retentit; l'attelage, contenu à grand'peine, s'arrêta au signal des voyageurs, et Gaston n'était pas encore assis sur la banquette de l'impériale où son père venait de le hisser, que les chevaux repartaient au galop.
Alexis triomphant bourra sa pipe, remonta son sac à deux reprises, et tomba dans sa somnolence accoutumée. Gaston, étourdi par le fracas de la massive voiture, voyait avec surprise les pommiers qui bordaient le chemin fuir en arrière. De la hauteur à laquelle il se trouvait, il reconnaissait à peine les champs qui lui étaient le plus familiers. Les fermes, les chaumières, les arbres, tout jusqu'à la grosse roche de Gargantua dont Catherine racontait si bien l'histoire, lui apparaissait comme transformé. En abaissant les yeux, il lui semblait voir les pavés courir et se précipiter sous les pas des chevaux. Un vague sentiment de crainte s'emparait peu à peu de l'esprit de Gaston, et ce n'était plus de joie que son c?ur battait. En proie au vertige, il e?t voulu descendre, fuir, crier; mais il n'osait ni parler ni bouger. Tout à coup la vieille tour féodale se montra vers la gauche au-dessus d'un bouquet de bois. L'enfant se pencha pour la voir, et des larmes coulèrent sur ses joues. Il vainquit pourtant cette émotion, et leva ses beaux yeux humides sur son père.
?N'est-ce pas, monsieur, que nous reviendrons tout à l'heure? dit-il.
-Oui, certes; tout à l'heure ou demain, répondit M. de La Taillade.
As-tu donc peur avec moi, mon luron?
-Non; mais Catherine et ma tante pleureront si elles ne me voient pas rentrer bient?t; je ne voudrais pas leur causer de chagrin.
-Bah! elles sont prévenues. Joue avec ton canon.?
La nuit venait rapidement, froide, sombre, sans étoiles. La bise malicieuse tourbillonnait autour du pesant véhicule, puis s'engouffrait soudain sous la capote et couvrait les voyageurs de poussière. Le cocher faisait pétiller la mèche de son fouet au long manche, ou embouchait une petite trompette dont les sons criards disaient aux rouliers de se garer. Les chevaux, à l'approche du relais, redoublaient d'ardeur, et Gaston se croyait emporté dans un de ces chars merveilleux qui, dans les contes de sa vieille bonne, surgissent du sol sous la baguette d'une fée. Des lumières apparurent dans la plaine, se voilant pour se montrer de nouveau agrandies et multipliées.
?Est-ce Paris? demanda Gaston.
-Pas encore, répondit Alexis, qui sourit de la na?veté de son fils.?
La diligence roula entre deux rangées de maisons pour s'arrêter devant une immense porte cochère au-dessus de laquelle un cheval blanc se cabrait sur un fond jaune. A travers les vitres d'une fenêtre, on apercevait des charretiers enveloppés de limousines, pressés autour d'une cheminée au centre de laquelle flambait un fagot. On parlait de chemin de fer dans cette réunion, mais pour en rire avec ce ton gouailleur qui fait de nous le peuple spirituel par excellence... à notre dire, du moins.
?Monsieur, dit Gaston à son père qui profitait de ce repos pour bourrer sa pipe, je veux retourner à Houdan.
-Sans avoir vu Paris? tu n'y songes pas. Et la poudre, et le canon?
Veux-tu boire quelque chose?
-J'aime mieux retourner chez ma tante.
-Il faut attendre à demain...
-En finirez-vous! cria le conducteur aux palefreniers; nous sommes en retard, sans que ?a paraisse.
-Patience, nous y voilà. Lache tout, l'Enrhumé. En route!?
Les chevaux frais bondirent, et la diligence, dont les lanternes brillaient, reprit sa course vers Pontchartrain.
Gaston, stupéfait de ce brusque départ, se rejeta en arrière et se mit à sangloter au grand ébahissement d'Alexis.
?Qu'a donc l'enfant, est-il malade? demanda le conducteur.
-Il veut retourner à Houdan.
-Alors passez-moi ce pleurnicheur, que je le fourre dans mon coffre.?
Gaston fut sur le point d'appeler Catherine, mais il réfléchit vite qu'elle ne pouvait l'entendre. Il se tapit alors dans son coin et pleura sans bruit.
?Prends ton canon, prends donc ton canon!? répétait sans cesse M. de La
Taillade.
Il ne soup?onnait pas que le jouet, cause première de son chagrin, était devenu odieux à l'enfant. Peu à peu la fatigue s'empara de Gaston; ses yeux gonflés se fermèrent malgré lui, et, en dépit des rudes cahots qui le secouaient, il s'endormit en songeant à sa tante qu'il se promettait bien de ne plus quitter désormais.
Il se réveilla transi, surpris de s'entendre appeler; c'était la voix de son père qui l'engageait à se bien tenir et à prendre son canon. La diligence s'était arrêtée de nouveau, il faisait noir; on ne voyait que les chevaux éclairés par les lanternes dont la lueur formait autour d'eux une grande tache blanche.
?Dépêchons-nous, l'ancien,? criait le conducteur.
Gaston se sentit suspendu dans le vide, puis il toucha terre, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes engourdies.
?C'est bien à cinq heures du matin que passe la seconde diligence? demanda Alexis.
-Non, à six heures... Gare là! Hue, Polignac!?
Le fouet claqua, les grelots s'agitèrent, et la lourde machine disparut dans l'ombre. Gaston se frottait les yeux sans rien voir et pressait machinalement le fameux canon contre sa poitrine.
?Où est Paris? demanda-t-il.
-Nous y serons demain.
-Lorsqu'il fera jour, monsieur, vous me reconduirez chez ma tante, n'est-ce pas?
-Tu l'aimes donc bien, ta tante?
-Oh oui, et Catherine aussi.
-Et moi, ne m'aimes-tu pas?
-Je vous aimerai si vous me reconduisez à Houdan.?
Le soudard remonta son sac, prit son fils par la main et l'entra?na en dehors de la route. Les yeux de Gaston s'accoutumaient à l'obscurité; cependant il trébuchait à chaque pas.
?As-tu donc peur, que tu trembles? lui demanda son père.
-Non, monsieur, j'ai froid.?
Alexis grommela quelques mots. Après avoir marché assez longtemps, il s'arrêta tout à coup. Gaston se pressa contre lui, il entrevoyait en avant un gigantesque fant?me monté sur un cheval blanc, c'était la statue de du Guesclin qui borne la pièce d'eau des Suisses à Versailles. M. de La Taillade fit asseoir l'enfant sur l'herbe, puis, le voyant continuer à grelotter, se dépouilla de sa redingote pour l'en couvrir.
?Couche-toi là et dors, lui dit-il, il n'est qu'une heure du matin.?
Resté lui-même en bras de chemise, il se promena de long en large pour combattre le froid. Parfois il s'éloignait assez pour dispara?tre dans l'ombre.
?Monsieur! cria Gaston avec angoisse.
-Que veux-tu, petit?
-Ne me laissez pas tout seul, murmura l'enfant d'une voix navrée, j'ai peur maintenant.?
Alexis se sentit ému; il revint s'asseoir près de son fils et lui prit la main.
?Voyons, dit-il, calme-toi, je suis là, et nous avons un canon.?
L'enfant sourit tristement, poussa un gros soupir, puis ses yeux se fermèrent. La lune s'était levée. M. de La Taillade contemplait ce charmant visage pali par la fatigue et cette petite main nerveuse cramponnée à la sienne.
?C'est une fille ce gar?on-là, se dit-il.?
Cependant, avec une patience qui l'e?t fait bénir de Catherine, il ne lacha la main du petit que lorsqu'il le vit complètement endormi. Alors, sans trop s'éloigner, il reprit sa promenade pour combattre la froidure dont il souffrait à son tour.
Les oiseaux chantaient lorsque Gaston ouvrit les yeux. Il demeura stupéfait; devant lui s'étendait une nappe d'eau telle qu'il n'en avait jamais vu, puis l'escalier dit des cent marches, et enfin le palais de Versailles. Il se leva, courut vers son père qu'il apercevait au loin, et se trouva avec terreur devant Mme de La Taillade, rendue plus hideuse par des meurtrissures dont son visage était balafré.
?Ce ne sont que des égratignures dont cette Catherine garde un exemplaire, chéri, disait-elle. Tu sais que je ne re?ois rien sans rendre.
-Tu as l'?il tout noir.
-Bah! avec un peu de vigne vierge, il n'y para?tra plus dans huit jours. La gredine, comme une bête féroce, m'a prise à l'improviste.?
Alexis remontait son sac.
?Et ma s?ur? demanda-t-il avec hésitation.
-Dame, elle ne s'attendait guère au déno?ment. Elle s'est trouvée mal lorsque je lui ai annoncé ton départ. C'est alors que ce dragon de fille m'a sauté au visage.
-Alors rien de fait?
-Rien, je suis partie sans attendre, l'heure pressait. Mais nous tenons le mioche; avant huit jours, tu boiras ton absinthe dans mon établissement.
Mme de La Taillade s'avan?a vers Gaston, qui recula.
?N'aie donc pas peur, bijou, s'écria-t-elle, tu vaux deux mille francs comme un liard et tu vas être soigné.?
Ce fut à pied que le noble couple résolut de gagner Paris, afin d'économiser les cinq francs que réclamait le cocher d'un coucou. A moitié route, Blanchote s'étendit sur le revers d'un fossé pour dormir. Gaston harassé, boiteux, éploré, couvert de poussière, tra?nait le canon auquel son père en appelait sans cesse pour le consoler. En dépit des remontrances de Blanchote qui prétendait en avoir vu bien d'autres, M. de La Taillade eut pitié de l'enfant et le porta sur son dos à plusieurs reprises. Vers six heures du soir, le trio passait sous l'arc de triomphe de l'étoile, puis franchissait la barrière.
?Réjouis-toi, voici Paris, dit M. de La Taillade à son fils.
Le pauvre petit releva la tête et son regard erra autour de lui. Il n'aper?ut que des monticules couverts d'un gazon maigre et poussiéreux, de grands arbres dépouillés, des amas d'immondices que fouillaient des chiens efflanqués.
?Houdan est plus beau,? pensa-t-il.
Et il retomba dans la torpeur douloureuse qui le paralysait de plus en plus. C'était par un mouvement machinal qu'il mettait un pied devant l'autre; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, il était anéanti. Dans le lointain, sur le ciel gris où les nuages couraient violemment chassés, se dressait un géant dont les bras tronqués se levaient comme pour implorer: c'était Notre-Dame de Paris, la vieille basilique de Maurice de Sully et de Jean de Chelle.
Tout à coup, Gaston se sentit dans un lieu chaud et rempli de clartés. Des femmes affairées, chargées d'assiettes, couraient autour de longues tables où se pressaient des convives aux voix retentissantes et impérieuses. Des lumières suspendues vacillaient; des personnages, peints sur les murailles, semblaient tournoyer dans une ronde dont un chanteur aviné marquait la mesure. Au milieu de cette confusion, l'enfant crut apercevoir un bonnet pareil à ceux que portait Catherine; il voulut se lever, appeler,-vains efforts: vaincu par la fatigue, il posa la tête sur la table devant laquelle on venait de l'asseoir, et il s'endormit.