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Lorsque Gaston se réveilla, la mansarde, de même que la veille, était déjà abandonnée. Tant bien que mal, il procéda à sa toilette. De minute en minute il entendait résonner un cri étrange, modulé, un brrrou... out! qui l'intriguait et qu'il ignorait être un appel. Il se rapprocha enfin de la fenêtre et découvrit Bouchot, qui, debout devant l'établi, travaillait avec ardeur à tailler, coller, ajuster des papiers de différentes couleurs ornés de grandes lettres noires. Tout à coup l'apprenti lan?a ce brrrou... out! qui surprenait Gaston, leva les yeux et aper?ut son protégé de la veille.
Il abandonna aussit?t son occupation, recula de quelques pas, entama cette danse fantastique qui lui servait d'entrée en matière, et la termina en exécutant la roue avec une agilité de clown.
?Tu es donc sourd?? cria-t-il ensuite.
Puis, craignant sans doute qu'une conversation à haute voix n'attirat l'attention des voisins, il fit mine de se frapper et de se frotter le bas des reins avec un geste d'interrogation. Cette allusion ramena des larmes dans les yeux de Gaston, si cruellement battu la veille, et qui ne répondit qu'en baissant la tête avec tristesse. Sur ce, Bouchot, les jambes écartées, les bras étendus, les poings tant?t ouverts, tant?t fermés, lan?a dans le vide une série de soufflets et de coups de pied qui, s'ils fussent arrivés à leur adresse, auraient évidemment atteint Blanchote.
Satisfait de cette vengeance imaginaire, l'apprenti se rapprocha de l'établi et livra à l'admiration de son spectateur un immense cerf-volant fabriqué à l'aide d'affiches récoltées sur les murs. Désignant Gaston du doigt, puis se frappant la poitrine à plusieurs reprises, Bouchot essaya d'expliquer à sa nouvelle connaissance qu'il comptait sur elle pour l'enlèvement du chef-d'?uvre. Peu au courant de la mimique parisienne, Gaston interprétait souvent à rebours les signes télégraphiques de son interlocuteur, qui, la tête penchée sur l'épaule, les yeux baissés, les bras ballants, dansait alors avec toutes les apparences du découragement le plus profond. Le cerf-volant terminé, l'apprenti l'étendit sur le sol, l'admira, le redressa, le franchit à pieds joints au risque de le crever, puis le fourra précipitamment sous une armoire et fit signe à Gaston de se retirer. Deux minutes plus tard, la voix du cordonnier résonnait grondeuse et mena?ante.
Cette scène avait distrait Gaston. Lorsqu'il se sentit de nouveau seul, il redevint triste et ses pensées le reconduisirent à Houdan. Il songea qu'à cette heure, sans l'odieux canon rapporté de Paris par l'épicier, il serait assis dans la salle à manger, près de Mademoiselle, attentive à lui passer ces tartines grillées et beurrées si excellentes à tremper dans du lait chaud. Catherine, avec sa jupe aux raies noires et blanches, son corsage de cotonnade bleue, son fichu rouge, ses ciseaux cliquetant à son c?té, s'apprêterait à le conduire à l'école. Le lait bu, le sucre resté au fond de la tasse mangé, Mademoiselle l'embrasserait en lui recommandant d'être sage; puis il se mettrait en route.
La femme du notaire, celle du receveur, la dame qui distribuait les lettres à la poste, l'arrêteraient au passage pour lui demander des nouvelles de sa tante. Une d'elles au moins lui donnerait une pomme ou un bonbon qu'il partagerait avec Denis, le mieux aimé de ses camarades de classe. On approchait de l'école, les bancs polis, les mappemondes, la grosse bouteille à l'encre allaient appara?tre... Gaston était si bien perdu dans cette rêverie, qu'il n'entendit pas ouvrir la porte, et tressaillit en voyant entrer son père et Blanchote.
?Eh bien, mon luron, s'écria Alexis, tu ne me dis pas bonjour?
-Bonjour, monsieur.
-Que t'est-il donc arrivé hier??
Gaston vit les sourcils de Mme La Taillade se froncer.
?Je me suis perdu?, répondit-il.
Le soudard se mit à rire, non certes par méchanceté, mais faute de l'intelligence suffisante pour comprendre ce que le malheureux enfant avait d? souffrir.
?Et on t'a volé ta blouse?
-Oui, murmura Gaston, qui baissa la tête.
-Tu dois avoir froid dans cette tenue?
-Un peu, monsieur.
-Sais-tu l'adresse de la maison, maintenant?
-Non.
-Il faut l'apprendre, tu peux te perdre de nouveau...
-Allez-vous donc m'envoyer encore en commission? s'écria Gaston avec effroi.
-Non, bijou, pas pour le quart d'heure, répondit Blanchote. Voyons, aide-moi à mettre le couvert.?
L'enfant, sur les indications de sa belle-mère, apporta des verres, des couteaux, des assiettes et prit place à table. M. de La Taillade avait embauché les deux pauvres diables logés chez Pauquet, et le déjeuner se ressentit de cette aubaine. Alexis, sous prétexte de fortifier son fils, le for?a à boire un doigt de vin pur, le caressa et s'aper?ut qu'il avait les mains glacées.
?Il faut lui acheter un vêtement, dit-il à sa femme.
-Sois tranquille, chéri, j'ai son affaire.?
Tandis que son noble époux bourrait sa pipe, croisait les jambes et sirotait un énorme verre de cognac, Blanchote fouillait au fond d'un placard, où, parmi des blouses, des serviettes, des camisoles, des robes de toutes tailles, fruit de ses rapines, elle trouva une petite redingote de drap bleu de ciel.
?Fière idée, dit-elle, le jour où j'ai acheté ?a.?
Elle s'approcha de Gaston et l'aida dans l'opération facile d'endosser le vêtement. Les bras du petit gar?on se perdirent dans la profondeur des manches, tandis que les pans venaient lui battre les talons.
??a lui va comme un gant?, s'écria Blanchote avec aplomb.
Alexis, selon sa coutume, remonta son sac.
?Un peu large, murmura-t-il entre deux bouffées.
-Tu raisonnes en militaire, chéri; les enfants grandissent vite, ils ont besoin de mouvement, il leur faut de la place.?
Gaston se regardait d'un air piteux; il comprenait mieux que son père combien cette redingote, bonne pour un gar?on de quatorze ans, le rendait ridicule. Cependant il n'osa pas contredire sa belle-mère, qui, après avoir retroussé les manches doublées de soie pour lui dégager les mains, s'extasia sur sa bonne mine. Elle lui retira ses brodequins lacés et les rempla?a par des chaussons de lisière dont elle possédait une nombreuse collection. Mécontent de la redingote, Gaston fut satisfait de sa nouvelle chaussure, qui lui permit de marcher sans boiter.
Au bruit d'un doigt qui frappait discrètement à la porte, Mme de la
Taillade et Gaston firent un pas, mus par la même pensée: Houdan. La
première attendait une lettre; le second, sa tante ou Catherine. Ce fut
Alexis qui cria machinalement:
?Entrez!?
La clef tourna dans la serrure, et Bouchot montra le bout de son nez.
?Ce n'est que moi, dit-il, peut-on entrer tout de même?
-Oui, et ferme ta porte.
-Salut, excuse, la compagnie, ?a y est.?
Henri Bouchot, apprenti cordonnier, élève de son père, ainsi qu'il le déclarait lui-même, allait atteindre sa onzième année. Petit pour son age, mais remuant comme un singe, il y avait plus de vigueur et de santé qu'on ne le supposait à première vue dans ce corps chétif en apparence. Qu'on se représente sur un visage ovale, sous un front large, intelligent, bombé, couronné de cheveux blonds en broussaille, deux yeux gris pétillant de malice, un nez retroussé, une bouche aux lèvres fines et narquoises, et l'on aura le portrait de Bouchot. En toute saison, avec une complète insouciance, il marchait vêtu d'une blouse grise percée aux coudes, d'un pantalon endommagé aux genoux et d'un tablier vert à bavette qui lui descendait à mi-jambe. Sa coiffure se composait d'une calotte rouge qui se promenait sans prétention de l'une à l'autre de ses oreilles ou reposait au fond de sa poche. Depuis un an et demi que sa mère était morte, Bouchot avait cessé de fréquenter l'école mutuelle et travaillait avec son père, excellent ouvrier qui, sous le prétexte de combattre le chagrin que lui causait le souvenir de sa femme, s'enivrait assez régulièrement et battait son fils un peu à tort et à travers. L'enfant supportait ces orages avec constance, les provoquait souvent par le temps qu'il employait à faire une course, le peu de soin avec lequel il garnissait un revers, l'irrégularité des rangées de clous dont il émaillait une semelle, et trouvait en somme qu'il n'était pas trop mauvais de vivre, surtout les jours où son père ne se consolait pas trop.
Vif, curieux, obligeant, spirituel, Bouchot était une nature foncièrement honnête, un gamin gouailleur, hardi, flaneur, batailleur, un polisson si l'on veut, mais non un ?voyou.? En dépit de la brutalité de son père, il l'aimait et le secondait de son mieux. Par malheur, l'enfant détestait le métier qu'on lui enseignait, et avait l'amour inné du dessin. Le cordonnier, qui n'y comprenait goutte, combattait cette passion de son fils avec la même énergie que s'il se f?t agi d'un vice, et lorsqu'il découvrait une feuille de papier blanc ou un crayon entre les mains de son héritier, celui-ci recevait une de ces corrections qu'il qualifiait de toutouilles. Mais les coups n'amoindrissaient pas le moins du monde son amour pour les bonshommes, et plus d'une muraille du quartier en portait la preuve. En somme, Bouchot était aimé des voisins que sa bonne humeur divertissait, et qui, s'ils pouvaient lui reprocher quelques farces un peu risquées, ne connaissaient de lui aucune mauvaise action.
Le gamin, aussit?t entré, lan?a vers Gaston un coup d'?il expressif, accompagné d'une légère grimace. Il portait sous le bras un paquet assez volumineux.
?Te voilà, gredin, dit amicalement Alexis que l'apprenti déridait par ses allures; veux-tu boire un coup?
-Merci, mon capitaine, je suis trop pressé. Je vais rue Saint-Lazare, chez un bourgeois qui attend ses escarpins depuis huit jours; papa me croit déjà en train de revenir.
-Viens-tu donc m'emprunter ma voiture? demanda Blanchote, qui daigna sourire et montrer sa dent.
-Non; je sais qu'elle est en réparation. C'est votre m?me que je viens vous emprunter. Il ne conna?t pas Paris; mes affaires m'appellent derrière la Madeleine: c'est une rude occasion pour le former, votre petit, et sans payer un sou de plus qu'au bureau.
-Tiens, c'est une idée.
-Deux même, si vous y tenez.
Alexis secoua la tête. Quant à Gaston, il écoutait la bouche ouverte, surpris d'apprendre que sa belle-mère possédait une voiture.
?Rouge ou noir? reprit Bouchot, qui fit le geste de tirer des macarons.
-Tu le feras écraser, dit M. de La Taillade.
-Dites donc, mon capitaine, vous me manquez de respect; est-ce que j'ai l'air d'un jobard?
-D'ailleurs, il a mal aux pieds.
-Nous grimperons derrière un fiacre, j'ai des billets de faveur.
-Voyons, chéri, dit à son tour Mme de La Taillade; tu ne peux pas l'emmener à ton ouvrage, et j'ai à sortir; préfères-tu le laisser seul ici?
-Veux-tu accompagner Bouchot, mon luron? demanda Alexis.
-Oui, répondit Gaston, que l'idée de rester enfermé effrayait.
-En route! cria l'apprenti, qui se dirigea vers la porte en dansant.
-Vais-je donc sortir ainsi?? dit Gaston en jetant un regard piteux sur son accoutrement.
La surprise se peignit sur le visage de Blanchote et de Bouchot, qui ne comprenaient pas le scrupule de l'enfant.
?Nous n'allons pas voir le roi, répliqua le gamin, ce n'est pas son jour de réception.
-Mais tu es plus beau qu'avec ta blouse, s'écria Mme de La Taillade.
-Je n'oserai jamais aller ainsi dans la rue.
-Il est bon votre petit, mon capitaine; il a des fa?ons cocasses qui m'amusent comme tout. Mais je perds un temps que papa Bouchot rattrapera sur mes épaules. Je reviendrai quand tu auras grandi, mon bonhomme. Tiens, une idée! ?a fait les deux, m'ame La Taillade.
Revenant sur ses pas, l'apprenti se débarrassa de sa blouse et de son tablier, enleva la redingote de Gaston, s'en affubla et lui passa les effets dont il venait de se dépouiller. Il n'était guère plus grand que son nouvel ami, et la redingote ne lui allait pas mieux. Mais pour la première fois il endossait autre chose qu'une blouse, et, séduit par la couleur du vêtement, il s'inquiétait peu de sa longueur.
?Je dois avoir l'air d'un duc, dit-il en se promenant avec gravité.
Allons, embrassons papa, maman, et filons, il n'est que l'heure.
-Tu le ramèneras avant la nuit?
-Puisque nous n'allons que jusqu'à la Madeleine.?
Et Bouchot disparut entra?nant Gaston.
?Es-tu bête, de me faire poser comme ?a, lui dit-il aussit?t qu'ils eurent atteint l'escalier. Tu l'aimes donc bien, la mère La Taillade, que tu as si peur de la quitter? Elle ne me botte pas, moi, ta belle-mère; je la crois cousine de la gueuse qui t'a chipé ta blouse. Quant à ton père, c'est un bon zig. Il est dr?le, le soir, lorsqu'il monte l'escalier. Hier, il a piétiné plus de cinq minutes sur la même marche sans s'en apercevoir. Mais, au moins, il ne va pas de travers comme papa Bouchot lorsqu'il s'est trop consolé. Tiens! Roméo qui se promène, s'écria-t-il en apercevant un gros chat. Quelle chance, je vais chauffer la bile à la mère Bardou! Prends le paquet et descends; quand tu seras en bas tu siffleras.?
Gaston obéit, et siffla tant bien que mal dès qu'il eut atteint la dernière marche.
Aussit?t une tempête d'aboiements et de miaulements éclata; on e?t dit un matou aux prises avec deux ou trois chiens furieux. Bouchot apparut glissant sur la rampe, il riait à gorge déployée. A peine fut-il à terre, que les chiens aboyèrent de nouveau et le chat poussa des cris désespérés, à la grande stupéfaction de Gaston, qui voyait son camarade produire à lui seul ce vacarme étourdissant. Du haut de l'escalier, une voix de femme appelait Roméo.
?Kiss, kiss, kiss, mords-le! cria Bouchot.
-Veux-tu bien ne pas les exciter, polisson!?
La concierge, mise en éveil, se tenait sur la porte de sa loge, un balai à la main.
?J'aurais d? me douter que c'était toi, galopin, dit-elle en apercevant l'apprenti.
-Faut bien se divertir un brin, m'ame Gaucher; ce que j'en ai fait, c'est pour vous; Roméo allait s'oublier sur l'escalier, ainsi ne me vendez pas.
-Ce gueux d'animal... Mais où diable as-tu pris cette redingote?
-C'est un héritage; je vous conterai ?a en revenant. Pas de bêtise, dit Bouchot à Gaston; il ne faut pas se montrer dédaigneux des coups de trique, mais il ne faut pas non plus les apprivoiser. Sors le premier, si tu aper?ois mon père à la fenêtre du troisième, tu me cligneras de l'?il; sinon, du vent jusqu'au marché Saint-Jacques!?
Cinq minutes plus tard, les deux enfants remontaient la rue Saint-Honoré. Bouchot, drapé dans la redingote dont les pans lui battaient les talons, attirait un sourire sur les lèvres de chaque passant, et s'appuyait avec noblesse sur l'épaule de Gaston, auquel il avait confié son paquet.
?Si nous entonnions la Marseillaise? s'écria-t-il, ?a embête les mouchards...
Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire...
-Chante donc, dit-il en se tournant vers Gaston devenu cramoisi.
-Je ne connais pas cette chanson-là.
-Tu ne sais pas la Marseillaise! tu as donc été élevé à l'étranger?
-Oui, répondit na?vement Gaston, à Houdan. Mais pourquoi dites-vous que cette chanson embête les mouchards?
-D'abord, mon vieux, tache de me tutoyer; c'est l'usage à la cour, et je tiens aux usages. Quant aux mouchards, la Marseillaise les embête à cause des ordres du gouvernement.
-Qu'est-ce que c'est qu'un mouchard?
-Est-il réussi! s'écria Bouchot; il sort de nourrice, ma parole d'honneur. Un mouchard, jeune étranger, c'est un homme qui vous empêche de crier dans la rue, de grimper derrière les voitures, de jeter des pierres, de creuser des trous pour jouer à la bloquette; un homme qui, s'il te voyait cracher sur une place publique, pourrait te fourrer au poste sous le prétexte que tu salis les pavés. Parlons d'autre chose. As-tu de bonnes jambes?
-Oui, dit Gaston, j'ai été souvent de Houdan à Maulette avec Catherine.
-Maulette, Houdan, Catherine, qu'est-ce que c'est que ces machins-là?
-Maulette, c'est un village; Catherine, c'est ma bonne.
-Ta bonne, je connais ?a; il y en a beaucoup aux Tuileries, des femmes qui causent toujours avec des militaires qui sont leurs cousins.
-Catherine ne cause pas avec les militaires.
-Tu crois? C'est peut-être parce que les militaires n'ont pas d'uniformes, à Houdan. Mais revenons à tes jambes; aimes-tu les images?
-Oui.
-Quelle chance! Nous allons marcher vite et traverser la place du Carrousel; il y a là des marchands de gravures; je te montrerai celles que j'achèterai le jour où j'aurai de l'argent.?
Tout en cheminant, Gaston, qui tournait et retournait le paquet qu'il trouvait un peu lourd, raconta ce qu'il savait de son histoire à Bouchot. Celui-ci ne comprit bien clairement qu'une chose, c'est que son camarade possédait un canon.
?Un canon qui peut partir? répéta-t-il avec incrédulité.
-Oui, répondit Gaston, qui poussa un gros soupir.
-écoute, nous sommes amis, n'est-ce pas? de véritables amis, à la vie et à la mort?
-Je veux bien.
-Tu me prêteras ton canon, alors?
-Oui.
-Ce soir, à notre retour!
-Quand tu voudras.
-Jure que tu es mon ami à la vie et à la mort.
-Je le jure.
-Il me faut une garantie sérieuse, dit Bouchot avec dignité. Pose le paquet sur cette borne. Bien. Maintenant crache par terre, marche dessus, lève la main vers le ciel, comme ?a, et dis: Devant Dieu.
-Devant Dieu! répéta l'enfant.
-Bon, tu sais que c'est sacré, ces serments-là. Reprends le paquet. A présent, tu peux compter sur moi, et toutes les fois que ta belle-mère te rincera les c?tes, je le lui revaudrai.?
Plus d'une heure se passa à regarder les estampes. Bouchot, animé du feu sacré, ne pouvait plus s'arracher à ce spectacle. Lui, si loquace d'ordinaire, ne parlait que pour expliquer à son ami les beautés des Callot, des Audran, des Edelinck que le vent feuilletait sous leurs yeux. Enfin les deux enfants, après avoir consacré quelques minutes aux singes et aux perroquets dont les oiseleurs du Louvre avaient le monopole, gagnèrent la rue de Rivoli.
Gaston, émerveillé, oubliait la fatigue et ne cessait d'interroger son guide, qui, tout en se moquant de ses na?vetés, lui répondait avec complaisance. Bouchot venait de se hisser derrière une charrette lorsqu'un régiment déboucha, musique en tête. L'apprenti entra?na son ami près des tambours, et cette marche accélérée fit regagner un peu du temps perdu. Près de la Madeleine, on tomba au milieu d'une bande de gamins qui jouaient aux billes, et l'on reprit haleine en suivant les émouvantes péripéties de la partie. Un grand gar?on trichait avec une impudence sans pareille; il frappa un des joueurs, beaucoup plus faible que lui, qui osait se plaindre d'être volé. Bouchot, indigné de cette action, traita le grand de capon, de gouapeur et de filou, jeta sa redingote à Gaston et tomba en garde. Les deux ennemis se contemplèrent un instant, l'?il en feu, les sourcils froncés, l'injure à la bouche. Ils se poussaient vigoureusement de l'épaule.
?Touche-moi donc, crapaud, touche-moi donc!?
Bouchot toucha. La lutte fut courte; les deux adversaires roulèrent à la fois sur le sol; mais l'apprenti dominait son rival, qui ne pouvait bouger. Gaston, épouvanté, pleurait à chaudes larmes, son paquet sous un bras, la redingote sur l'autre.
?En veux-tu encore?? demandait Bouchot au vaincu, qui se relevait.
Celui-ci en voulait si peu qu'il battit en retraite, et le vainqueur célébra son triomphe en exécutant son pas favori.
?Pourquoi pleures-tu? s'écria-t-il en courant reprendre la redingote.
-J'ai eu peur pour toi.
-Ai-je donc l'air d'une pomme cuite? Je re?ois quelquefois, mais je donne toujours. Cependant c'est d'un bon zig d'avoir eu peur pour moi, embrassons-nous; tu sais, à la vie à la mort! Quant au serin que j'ai rossé, il ne volera plus les petits sans regarder si je suis là.
-Mon parrain serait bien content s'il avait vu ce que tu viens de faire.
-Il aime les braves?
-Il aime surtout la justice et le progrès.
-Il doit être bon, ton parrain. Pose-toi là pour m'attendre; je grimpe chez le bourgeois, il va m'offrir deux sous de gratification; une fois débarrassé du paquet, nous mangerons des frites et nous boirons du coco.?
Gaston s'accota contre une muraille, ne perdant pas de vue la porte cochère que venait de franchir son ami. Il était étourdi, ahuri, content, effrayé, en proie aux impressions les plus contradictoires et ne sachant comment les démêler. Honteux des fa?ons d'agir de son guide, qui, non satisfait d'attirer l'attention par sa mise, dansait, chantait, criait à tue-tête, interpellait les passants, aga?ait les chiens, employait des mots inconnus, se battait en pleine rue avec une superbe indifférence, Gaston, dont ces manières renversaient toutes les théories, ne pouvait ni comprendre ni excuser les libres allures de Bouchot, et encore moins son oubli complet des lois du monde. Cependant, si l'apprenti blessait par plus d'un c?té la délicatesse timide de son ami, il le séduisait par sa faconde, sa franchise, sa bravoure et son bon c?ur. Gaston, près de Bouchot, se sentait protégé, et c'était sincèrement qu'il commen?ait à l'aimer. Il l'e?t aimé tout à fait si, au lieu de se moquer et de chanter tout haut, Bouchot e?t consenti à marcher tranquillement pour causer de Houdan, de Catherine et de Mademoiselle. Hélas! qu'eussent-elles dit, ces ames si chères, si elles avaient aper?u leur favori errant dans les rues de Paris, les cheveux en désordre, des chaussons de lisière aux pieds, une blouse trouée sur le dos, un tablier poisseux serré à la taille, marchant l'oreille basse sur les talons du triomphant Bouchot? L'enfant ne pouvait y songer sans qu'un sanglot v?nt le suffoquer.
L'apprenti reparut au bout d'un quart d'heure. Les mains perdues au fond de ses manches, il marchait d'une fa?on solennelle, le décime qu'il venait de recevoir posé sur l'?il gauche, comme un lorgnon.
Les deux enfants, l'un suivant l'autre, gagnèrent les quais. La vue de l'obélisque, du palais Bourbon, des Tuileries, du d?me des Invalides, fit confesser à Gaston que Paris valait mieux que Houdan. Bouchot, qui trouva sur sa route un morceau de charbon, dessina à grands traits une face grima?ante que son compagnon, avant même qu'elle f?t terminée, reconnut pour celle de Blanchote. Satisfait d'avoir attrapé la ressemblance, le jeune artiste préludait à son entrechat accoutumé, lorsque son ami l'arrêta pour lui demander l'explication de cette danse.
?Ah! voilà. Il y a plus de trois ans, en compagnie de ma pauvre mère, j'ai été aux Folies-Dramatiques voir représenter un opéra qui s'appelait Giselle. Giselle, c'était une jeunesse qui avait tant?t du bonheur et tant?t des malheurs. Chaque fois qu'elle avait envie de rire ou de pleurer, elle arrondissait les bras et se mettait à danser. ?a m'a semblé si naturel et si clair, que j'ai adopté sa méthode.?
On but du coco que Gaston, faute d'habitude, trouva détestable; puis il fallut songer à rentrer au logis. Mais une dispute entre deux cochers, un cheval de charrette abattu, les man?uvres d'un bateau à vapeur, toutes choses dont Bouchot voulut voir l'issue, retardèrent si bien les deux enfants, que le soleil se couchait au moment où ils atteignirent le pont Neuf.
La journée, bien que froide, avait été sereine, et le ciel, embrasé d'une lueur jaune éblouissante, prêtait un aspect féerique à ce panorama de la Seine qu'on admirerait dans une ville d'Allemagne ou d'Italie, mais auquel notre indifférence ne prend pas garde. Bouchot s'arrêta silencieux et s'appuya sur le parapet. Il étudiait les jeux de la lumière sur les eaux légèrement tourmentées, sur les merveilleuses sculptures de la galerie de Henri II, puis sur les feuillages desséchés, br?lés, rougis des Tuileries et des Champs-élysées. ?à et là, les vitres d'une fenêtre s'embrasaient comme la bouche d'une fournaise, et sur les toits d'ardoise, glacés d'argent, les cheminées dessinaient de grandes ombres aux formes fantastiques. Les passants qui traversaient le pont des Arts semblaient vêtus de brocart d'or tant qu'ils marchaient en pleine lumière, et rentraient brusquement dans la vulgarité de leur costume aussit?t qu'ils dépassaient l'ombre. La Seine, un moment illuminée, devenait noire et lugubre; on e?t dit que la nuit sortait de ses profondeurs et repoussait pas à pas les rayons vaincus. Gaston respecta la contemplation de son ami, qui lui prit tout à coup la main et l'entra?na en murmurant:
?J'ai vu des Joseph Vernet qui sont à peu près ?a.?
Il faisait presque nuit lorsqu'on déboucha sur la place du Chatelet. Bouchot, tout en émaillant sa conversation de réflexions philosophiques sur la fuite rapide des heures, acheta pour un sou de pommes de terre frites.
?Décidément, dit-il en croquant la dernière, nous avons trop flané, la courroie du père Bouchot va troubler ma digestion.?
Gaston s'attendrit en apprenant que son ami courait grand risque d'être battu.
?Veux-tu que je t'accompagne? dit-il, je raconterai à ton père que c'est à cause de moi que tu es en retard; je le prierai tant, qu'il te pardonnera.?
Bouchot, ému, saisit la main de Gaston et la secoua.
?C'est bon tout de même, s'écria-t-il, d'avoir quelqu'un qui pense à vous, qui vous aime et vous plaint. Mais vois-tu, mon bonhomme, le tire-pied du père Bouchot n'a plus d'oreille depuis que ma mère est morte. Bah! continua-t-il avec insouciance, je crierai afin d'abréger la séance. Tu connais la recette, hein? Lorsque ta belle-mère ira de trop bon c?ur, braille de toute ta force, ?a la fera finir plus vite à cause des voisins.?
Un frisson passa sur les épaules de Gaston à l'idée que Blanchote pouvait le battre de nouveau. Parvenus au fond de l'allée de leur maison commune, les deux enfants s'embrassèrent. Bouchot préluda mélancoliquement au pas de Giselle et disparut dans un escalier. Gaston allait frapper à la porte de son père lorsqu'il fut rejoint par l'apprenti.
?J'ai oublié de te rendre ton habit, tant la courroie me trotte par la tête, dit-il; d'ailleurs, tandis que j'y suis, je vais voir ton canon.?
Alexis remonta son sac en voyant entrer son fils et l'embrassa.
?Eh bien, petit, es-tu content de ta promenade?
-Oh! oui, répondit Gaston, qui regarda son nouvel ami.
-Tu en auras long à raconter plus tard à ta tante?
-La reverrai-je bient?t?
-Peut-être demain?, dit Blanchote.
Cette nouvelle acheva de rendre l'enfant heureux. Bouchot, bien que fasciné par le canon, réussit enfin à s'arracher à cette contemplation. A peine était-il parti que Blanchote retirait des profondeurs de son cabas une petite blouse. Elle en revêtit Gaston, qui redoutait qu'on l'affublat de nouveau de la redingote dont son ami était si fier.
?Allons d?ner?, s'écria Alexis.
Il prit Gaston par la main et précéda Mme de La Taillade sur l'escalier.
Celle-ci refermait à peine la porte, que des cris per?ants retentirent.
-C'est Bouchot?, dit la mégère, je m'y attendais; il ne l'a pas volé.
Gaston e?t voulu ne pas entendre; il se pressa contre son père, des larmes coulaient sur ses joues. On le conduisit rue Jean-Pain-Mollet, dans un établissement qu'il reconnut pour le même au fond duquel il s'était endormi le jour de son arrivée à Paris.
Il mangea de bon appétit, et le soir, vers neuf heures, il rentra en compagnie de M. et Mme de La Taillade. Il jeta au passage un regard rapide vers la fenêtre du cordonnier; elle était close et obscure. Gaston fit sa prière avant de s'endormir et s'étendit sur son matelas. Dans ses rêves de cette nuit-là, il vit des chiens mordre des chats, Blanchote danser le pas de Giselle, tandis que Bouchot, perdu dans une redingote de drap bleu, crachait sur le sol et levait la main vers le ciel en répétant: ?A la vie! à la mort!?