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A son grand ébahissement, Gaston se réveilla le lendemain dans une chambre obscure, couché sur un matelas posé sur le plancher. Il se redressa tout engourdi, frotta ses yeux avec énergie, et ne réussit qu'à mieux voir quatre murailles, tapissées d'un papier jaunatre, où de grandes fleurs brunes se détachaient comme des caractères inconnus. Il se leva, et put à peine se soutenir, tant ses pieds gonflés étaient endoloris. Ce fut en boitant qu'il se dirigea vers la fenêtre aux vitres grasses, ternes, poussiéreuses, que la lumière semblait traverser à regret.
Il trébucha contre un objet qui se trouva sur son passage, reconnut le canon, cause de ses malheurs, et pleura en silence.
Tout à coup la peur le prit dans cette pièce aux encoignures sombres, où son regard noyé de larmes entrevoyait une cruche de grès, divers ustensiles de cuisine et un monceau d'objets indescriptibles. Il songea aux cachots dans lesquels, selon les récits de Catherine, les gendarmes renfermaient les coupables, et il se crut en prison. Le pauvre petit se rapprocha d'une porte qui lui faisait face, l'ouvrit tout tremblant, et pénétra dans une chambre un peu moins obscure que celle qu'il venait d'abandonner. Il retenait son haleine, inquiet de n'entendre aucun bruit. Il se précipita vers une fenêtre ouverte, aper?ut un coin du ciel et respira longuement. Ce ciel qui, à Houdan, versait la lumière à pleine croisée dans la petite maison de Mademoiselle, c'était comme un ami qu'il retrouvait.
Après une contemplation qui soulagea son c?ur oppressé, Gaston regarda au-dessous de lui. Il distingua une sorte de puits carré sur lequel s'ouvraient cinq ou six croisées semblables à celle près de laquelle il se tenait. Des tuyaux noirs rampaient le long des murs lézardés, humides, que des araignées décoraient de toiles immenses. ?à et là, un rideau crasseux, du linge étendu, ou un pot de fleurs où s'étiolait un rosier. Un chassis glissa dans ses rainures inégales avec un son aigre, et Gaston découvrit, assis devant une table basse encombrée d'outils, un homme à la chevelure inculte, les manches de chemise retroussées jusqu'aux coudes, puis un gar?on d'une douzaine d'années. L'homme prit un marteau et se mit à frapper à coups pressés sur une sorte d'enclume. Il s'arrêta pour examiner l'objet que fa?onnait son élève,-un gros soulier qu'il lui arracha des mains. L'homme parla d'une voix rude; il grondait. L'apprenti, debout, écoutait et répondait avec crainte. Tout à coup son ma?tre le saisit par les cheveux, le secoua rudement, puis, après l'avoir laché, lui lan?a le soulier au visage. L'enfant poussa des cris affreux, tandis que Gaston, pale, effaré, se rejetait en arrière et s'appuyait contre un grand lit, seul reste des splendeurs écroulées de Blanchote.
?Encore un morceau de cuir perdu! criait le cordonnier.
-Assez, disait l'enfant; assez, ce n'est pas ma faute!
-Ni la mienne non plus, propre à rien!?
Gaston recula jusqu'à la chambre obscure pour ne plus entendre. Il ne se rapprocha de son poste d'observation qu'au bout de quelques minutes. Le marteau recommen?ait à battre; l'homme fumait une grosse pipe; l'apprenti avait repris son travail, mais il passait à chaque instant la main sur ses yeux encore pleins de larmes.
?Si ce monsieur qui est mon papa allait me frapper ainsi,? pensa Gaston avec terreur.
Il tenta d'ouvrir une nouvelle porte, songeant à fuir, à regagner Houdan à tout prix. Le pêne résistait, et l'enfant se déchirait les doigts en vains efforts lorsqu'un pas lourd retentit, une clef pénétra dans la serrure, et M. de La Taillade entra.
Comme un coupable surpris en flagrant délit, Gaston avait reculé jusqu'au mur; sa respiration haletante, ses yeux démesurément ouverts révélaient la terreur à laquelle il était en proie.
?Te voilà levé, luron, dit Alexis, incapable de rien remarquer; as-tu joué avec ton canon?
-Reconduisez-moi chez ma tante, monsieur, je vous en prie.
-Encore ta chanson! Mais tu n'as pas vu Paris. Sois tranquille, tu y retourneras chez ta tante; il est même probable qu'elle viendra te chercher plus t?t que tu ne crois. Allons, viens m'embrasser.?
Gaston s'avan?a en boitant.
?Qu'as-tu donc, petit? tu marchais si droit hier!
-Je suis fatigué, j'ai mal...?
Alexis grommela quelques mots, prit l'enfant sur ses genoux, le déchaussa et secoua la tête à la vue des ampoules qui lui couvraient les pieds.
?Une vraie peau de femme,? dit-il.
Il se gratta le front, déposa Gaston sur la chaise et fureta dans tous les coins. Il découvrit un chiffon qu'il enduisit de suif, l'appliqua sur les plaies de son fils et le rechaussa.
?Allons, essaye de marcher, maintenant.?
L'enfant soulagé fit trois ou quatre pas sans trop boiter.
?Qu'en dis-tu, hein?
-Vous êtes bon, répondit Gaston, qui lui entoura le cou de ses petits bras; mais je vous en prie, monsieur...
-Halte-là! mon luron; je suis ton père, et tu ne dois pas m'appeler monsieur.
-Alors il faut que je vous tutoie.
-Je t'y autorise; joue avec ton canon.?
Alexis s'établit sur une chaise, bourra sa pipe, l'alluma, puis, les jambes croisées, se mit à fumer avec béatitude sans plus s'occuper de Gaston, qui se tint coi, n'osant troubler les méditations de son père. La pipe touchait à sa fin et commen?ait à crépiter, lorsqu'un bruit de voix se fit entendre à l'extérieur.
?Tiens, m'ame La Taillade, déjà de retour! Doux Jésus, qu'est-ce que vous avez donc sur l'?il, sans vous commander?
-La diligence a versé, ma chère, et un panier m'a roulé sur la tête.
-Employez la vigne vierge. Tenez, pas plus tard que le mois dernier, ma fille en attrapa tout autant dans une explication avec son gueux d'homme. On lui conseillait les cataplasmes, l'extrait de saturne, l'eau vinaigrée, le plantain. Rien de tout ?a, lui ai-je dit, de la vigne vierge! Elle m'a écoutée, aussi huit jours après son ?il malade était-il plus frais que l'autre.
-Je m'en suis déjà appliqué, et je vais continuer. Au revoir, m'ame
Bardou.
-Au revoir, m'ame La Taillade; tout en vous plaignant, sans vous commander.?
Le pêne grin?a, et Blanchote, armée de son cabas, apparut dans le sombre réduit. Les yeux d'Alexis clignotèrent; il recula sa chaise jusqu'auprès du lit et remonta son sac.
?Te voilà rentré; tu n'as donc rien fait, ce matin? lui demanda sa femme.
-Rien; mais Pauquet loge deux gaillards qui n'ont plus le sou; je dois causer avec eux tant?t.
-Du nerf, hein! il faut manger jusqu'au moment où l'on viendra racheter le m?me. Tiens! où est-il? est-ce qu'il dort encore?
-Il joue sans doute avec son canon.?
Loin de jouer, Gaston, retiré dans la chambre noire, tremblait; car la vue de Blanchote lui causait une terreur secrète. Tout en parlant, la mégère s'était débarrassée de son chale, et déposait sur une table vermoulue du pain, du jambon et un litre de vin.
?Suis-je sotte, s'écria-t-elle en se frappant le front; j'ai oublié ton cognac sur le comptoir de l'épicier.
-Je vais le chercher, dit Alexis qui se souleva de sa chaise.
-Pauvre chéri, ?a t'oblige à remonter quatre étages. Mais au fait, ne bouge donc pas; j'enverrai le petit. C'est bien Gaston que ta s?ur l'a nommé? Dr?le de nom, pour un homme. Holà, Gaston, viens ici, mon mignon.?
L'enfant parut et s'avan?a timidement jusqu'au milieu de la pièce.
?Il est tout de même gentil, dit Mme de La Taillade; mais il n'a pas l'air dégourdi. écoute, petit, sais-tu faire les commissions?
-Oui, madame, avec Catherine.
-Catherine, répéta Blanchote dont le sourire se fron?a et dont la dent saillit d'une fa?on mena?ante, je lui tremperai son pain t?t ou tard dans une sauce de ma fa?on, à cette femelle! N'en parlons pas pour le quart d'heure, ?a me couperait l'appétit. Tu vas descendre et tourner à main gauche; tu la connais, ta main gauche?
-Oui, madame.
-Bon, tu entreras chez l'épicier qui demeure au coin de la rue, et tu demanderas le carafon de cognac que j'ai oublié. Va, et prends garde de le casser.
-Tout seul? demanda Gaston.
-Parbleu, te faut-il un domestique? Il est bon, le m?me.
-Ma tante ne veut pas que je sorte seul.?
Blanchote écarquilla ses petits yeux, puis elle se tordit un instant dans les convulsions d'un fou rire. Alexis rebourrait sa pipe; l'enfant, interdit, mordillait le bas de sa blouse de mérinos. Peu à peu Mme de La Taillade retrouva son sang-froid.
?Ta tante avait raison à Houdan, reprit-elle; mais à Paris, vois-tu, c'est autre chose. Allons, file, mon bijou.
-Non, répliqua résolument le petit gar?on, je ne veux pas désobéir à ma tante.?
Blanchote cessa de rire, elle frotta vigoureusement son ?il endommagé; puis, le bras levé, se rapprocha de l'enfant. Alexis la retint au passage.
?Je l'accompagnerai, dit-il.
-Ah! tu crois que c'est comme ?a qu'on élève les mioches, toi?
-Que ma s?ur le réclame ou non, continua le soudard avec une fermeté qui surprit Blanchote, Gaston retournera chez elle avant quinze jours, et je ne veux pas qu'il soit maltraité.
-Monsieur ne veut pas!? Monsieur a donc une volonté? s'écria la mégère d'un ton ironique; voilà du nouveau, sur ma parole! Tiens, ne sois pas bête, reprit-elle; qui parle de le maltraiter, ce morveux! Une taloche, ?a les forme, voilà tout.?
Alexis secoua la tête et se tourna vers l'enfant.
?Patience, petit, lui dit-il d'une voix qu'il essaya de rendre douce; mais je suis ton papa, il faut m'obéir, à moi. Va chercher ce cognac pour montrer que tu m'aimes bien.
-Et vous me reconduirez chez ma tante??
Alexis continuait à secouer la tête comme s'il répondait oui. Gaston, satisfait, disparut dans le corridor, tandis que la voix aigu? de Blanchote lui indiquait de nouveau l'adresse de l'épicier. Le pauvre petit dut descendre avec lenteur et s'arrêter à plusieurs reprises; il atteignait le dernier palier, lorsqu'un objet informe, à cheval sur la rampe, passa près de lui avec vélocité. Dans ce hardi cavalier il reconnut le jeune apprenti qu'il avait vu maltraiter dans la matinée, et qui, joyeux maintenant, fredonnait la Marseillaise. Tout en marchant, l'apprenti examinait avec curiosité le nouveau venu. Il s'arrêta à la porte de l'allée, tourna deux fois autour de Gaston en exécutant un pas de fantaisie, lui tira la langue et s'éloigna, singeant à s'y méprendre le cri des marchandes de quatre saisons lorsqu'elles annoncent le retour des pois verts.
La pantomime de l'apprenti avait un peu effarouché Gaston qui, le c?ur serré, la tête vide à force d'avoir pleuré, se trouva tout à coup dans la fangeuse rue des Arcis, dont le mouvement et le bruit achevèrent de l'étourdir. Bien des fois, à Houdan, il avait caressé le rêve de sortir seul; mais Mademoiselle et Catherine s'étaient toujours montrées inflexibles, et, en cet instant, Dieu sait si Gaston se repentait d'avoir eu ce désir. Dès les premiers pas,-après s'être bien assuré qu'il tournait à main gauche,-il se sentit regarder et se troubla. Ni sa mise ni son allure ne rappelaient celles des gamins qui errent en liberté dans la grande ville et la sillonnent en ma?tres. Il ressemblait plut?t à un pauvre oiseau dont une pierre vient de blesser l'aile, qui rampe, essaye de courir et se heurte follement à tous les obstacles. Il n'osait, en effet, quitter le bord du trottoir, et s'embarrassait presque à chaque pas entre les jambes d'ouvriers affairés qui l'écartaient en le gratifiant d'une injure. était-ce donc véritablement le Paris tant vanté par le docteur Fontaine que cette rue sombre, sale, gluante, qu'un ruisseau infect coupait en deux? Gaston doutait. En tout cas, avec une na?veté bien excusable, il cherchait un visage ami dans cette foule qui le coudoyait. Soudain son c?ur battit avec violence; devant lui, à une certaine distance, cheminaient trois femmes coiffées du grand bonnet normand qui lui était si familier. Il hata le pas, ses pieds s'échauffèrent, il put avancer plus vite et bient?t courir. Il rejoignit enfin celles qu'il poursuivait et s'arrêta découragé; elles lui étaient inconnues. Il revint alors en arrière, la poitrine oppressée; tourna à gauche, à droite, au hasard, cherchant la rue d'où il venait de sortir, dont il ne savait pas le nom, et qu'il ne pouvait reconna?tre entre ces hautes maisons qui se ressemblaient. Il marcha longtemps, n'osant demander sa route, déboucha sur le quai à l'improviste; là, Paris lui apparut.
Assis sur un banc de pierre, les cheveux au vent, Gaston, surpris, regardait les gigantesques tours de Notre-Dame, dont la noire silhouette se découpait sur le ciel chargé de nuages gris. Plus loin un amas de verdure, le quai aux Fleurs et son bal célèbre,-le Prado. Plus loin encore, le Palais de Justice dont les poivrières, couvertes d'ardoises, rappelaient à l'enfant les tableaux qui ornaient la salle à manger de sa tante, et dont la plupart représentaient des manoirs féodaux. La coupole de l'Institut, à demi perdue dans la brume, étonna beaucoup Gaston par sa forme inconnue à Houdan. Du c?té de l'eau qu'il occupait, il entrevoyait un coin du Louvre et le tertre funéraire des héros de Juillet. Venaient ensuite des maisons d'inégale hauteur, mal alignées, sordides, bombées, où logeaient des charbonniers, des oiseleurs et des quincailliers. ?à et là de gigantesques annonces, d'immenses peintures représentant Napoléon décorant un soldat ou un tambour-major plus galonné qu'un maréchal, enseignes des bureaux pour lesquels travaillait Alexis. Ces enluminures, la Seine coulant entre son lit de pierre et le pont d'Arcole, furent les trois choses qui frappèrent le plus Gaston dans sa découverte de Paris.
Durant deux heures au moins, avec cette mobilité d'esprit qui sauve les enfants de chagrins trop rudes, le jeune La Taillade oublia le monde pour repa?tre ses yeux des choses nouvelles qui l'entouraient. Mais il n'avait pas mangé depuis la veille; la faim le rappela à la réalité. Il se leva avec effort, s'engagea de nouveau dans les rues, et se remit à chercher la maison de son père. Il n'osait demander sa route et marchait toujours, tournant dans un cercle, comme l'Indien perdu dans les forêts. Enfin il aborda une femme qui depuis un instant paraissait l'observer avec intérêt.
?Madame, demanda-t-il, savez-vous où demeure M. de La Taillade?
-Oui, certes, mon ami; viens avec moi.?
Elle le prit par la main, et, en quelques mots, le pauvre enfant raconta son histoire; soudain sa conductrice le fit pénétrer dans une allée obscure.
?Attends-moi là, lui dit-elle; je vais prévenir ton papa; car il pourrait te gronder d'avoir été si longtemps absent. Donne-moi ta blouse afin qu'il sache bien que c'est toi qui m'envoie.?
Gaston, qui n'y comprenait rien, se laissa dépouiller sans mot dire, et plus d'une heure s'écoula sans qu'il osat bouger. Il s'enfuit, épouvanté par la grosse voix d'un homme qui le traita de vagabond et le mena?ait de lui tirer les oreilles. Le pauvre petit se remit en marche. Il faisait sombre, une pluie fine commen?ait à tomber, et la faim le torturait. Ses jambes fléchissaient, il sentait les pavés se dérober sous ses pieds meurtris. Les lumières, qui s'allumaient de toutes parts, lui semblaient doubles et lui br?laient les yeux. Il déboucha près de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, dans les environs de laquelle s'étalait alors un marché de vieux effets, repaire de juifs, aujourd'hui remplacé par des arbres et des fleurs.
Une charrette au brancard vide offrait un abri au petit égaré. Que de désespoir dans ce pauvre être na?f, si heureux jusqu'alors, et qui ne connaissait du monde que la riante demeure de Houdan, où il régnait en ma?tre adoré! Il ne pouvait résoudre aucun des problèmes qui se pressait dans sa tête. Pourquoi l'avoir emmené de chez sa tante? pourquoi l'avoir forcé à marcher jusqu'à ce que ses pieds fussent ensanglantés? pourquoi Mme de La Taillade avait-elle voulu le frapper? pourquoi lui avait-on pris sa blouse? Et Catherine, et Mademoiselle, et le docteur, pourquoi n'accouraient-ils pas à son secours? pourquoi ne venaient-ils pas le chercher? A ces questions, Gaston ne trouvait qu'une réponse effrayante, c'est qu'il était la victime d'une fée qui le persécutait, tout comme s'il e?t été un prince.
Une sorte de somnolence s'emparait de lui; il grelottait sous l'humidité glacée, et il se rapprocha du brasier d'un rétameur ambulant qui, établi au pied de la tour, fondait des cuillers en étain. Tout à coup Gaston poussa un cri; un gamin, l'apprenti cordonnier, dansait autour de lui comme un gnome.
?Oh! monsieur, dit-il, je suis perdu; vous allez me dire où est la maison.
-Monsieur! répéta le gamin, qui fit le salut militaire; merci, plus que ?a de genre! Eh bien, nous sommes gentil, mon bijou; nous avons donc fait l'école buissonnière pour notre début? C'est maman La Taillade qui est contente! depuis ce matin sa dent a poussé d'au moins deux lignes, et nous allons recevoir une toutouille numéro un.
-Emmenez-moi,? dit Gaston, les mains jointes.
L'apprenti, frappé du ton navré de celui dont il se moquait, devint sérieux. Il écouta le récit de Gaston.
?Dame, mon vieux, lui dit-il de son ton naturel, ?a sera dur à faire avaler à tes parents, cette histoire-là. Moi, j'aime assez la gueuse qui t'a volé ta blouse; la bonne farce! C'est moi qui l'aurais collée! Mais je n'ai pas de chance; il ne m'en arrive jamais de ces machines-là. Allons, viens; je plaiderai pour toi; ?a sera inutile, car la cause des petits, vois-tu, c'est perdu d'avance. Graisse-toi les reins; il y aura de la grêle, aussi vrai que mon père s'appelle Bouchot.?
L'apprenti, suivi de Gaston, traversa les ruelles étroites du marché; au moment de franchir la dernière porte, il rapprocha de sa bouche ses mains disposées en cornet.
?Ohé! ohé les ioutres! cria-t-il de toute la force de ses poumons.?
Puis il entra?na son compagnon, qui ne comprit rien à cette moquerie adressée aux marchands juifs. Les deux enfants débouchaient à peine dans la rue des Arcis, que Gaston se sentit rudement saisir par le bras; il leva les yeux et reconnut Blanchote.
Il allait parler, sa nouvelle connaissance ne lui en laissa pas le loisir et se chargea du récit de son odyssée.
?C'est moi qui l'ai retrouvé, votre m?me, m'ame La Taillade, dit Bouchot en terminant; s'il y a une récompense honnête, vous diminuerez le nombre des taloches.?
La mégère ne répondit pas. Les lèvres serrées, l'?il en feu, elle portait presque Gaston prêt à défaillir. Elle gravit à la hate les quatre étages, referma la porte, s'empara d'une lanière de cuir et frappa le malheureux enfant, auquel la douleur arracha des cris et fit retrouver des larmes. Les voisins, qui croyaient à une escapade, applaudissaient à la correction du mauvais garnement, et Bouchot re?ut une semonce de son père sur la nécessité de former la jeunesse. Enfin, lasse de frapper, Blanchote éteignit la lumière et sortit. A demi ivre, elle se trouvait heureuse de sa méchante action, qu'elle se plut à considérer comme un à-compte sur les avances qu'elle devait à Catherine.
Gaston l'écouta s'éloigner en frémissant. Il venait d'être frappé pour la première fois, sans être coupable, sans avoir commis de faute, alors qu'il méritait au contraire la pitié. L'idée de l'injustice pénétra dans ce jeune esprit bon, loyal, sincère, qui ne croyait qu'au bien et qui venait d'apprendre que la lacheté, la méchanceté, l'abus de la force, tous les monstres que voulait combattre son parrain existaient en réalité. Oh! le bon docteur, que n'était-il pas là pour calmer l'enfant qu'il chérissait, apaiser sa colère, le retenir sur la pente où l'indignation pouvait l'entra?ner, maintenant qu'il savait que le mal peut avoir des jours de triomphe! Que n'accourait-il, avant que cette jeune intelligence, qui le ravissait par sa pureté, se faussat au contact des vices engendrés par l'ignorance et la misère, ces plaies que toute société porte au flanc et que notre égo?sme seul nous empêche de guérir. Mais à cette même heure, triste, anxieux, comptant les secondes, le docteur veillait près de sa vieille amie, se demandant si la maladie terrible contre laquelle luttait sa science, n'emporterait pas la raison de cette créature d'élite, dont les douleurs imméritées lui démontraient l'existence d'un monde meilleur.
Gaston se releva avec peine et tenta d'ouvrir la porte. A la douleur se joignait l'épouvante; il avait peur dans cette solitude, dans cette obscurité. Il croyait entendre mille bruits dont ses nerfs surexcités doublaient l'intensité; il croyait sentir autour de lui des mains mena?antes armées de fouets aux lanières ensanglantées. Un bourdonnement confus l'assourdissait; il roula sur le sol:-il venait de s'évanouir.
Où va l'ame des enfants dans ces moments de défaillance où le corps, vile matière, g?t sans force, sans couleur, privé en apparence de l'étincelle divine qui le force à obéir? Quel ange protège cette lueur immortelle pour la défendre contre le souffle de la nuit éternelle? Gaston ne souffrait plus, il avait oublié. Sous la tonnelle où le chèvre-feuille mariait ses guirlandes à celles des clématites, Mademoiselle brodait, le docteur lisait à haute voix un livre qu'il déclarait sublime; Catherine, de la fenêtre de sa cuisine, jetait de temps à autre un coup d'?il sur le jardin. Gaston, par un singulier phénomène, se voyait marcher, aller, venir; sa charrette-cadeau de son parrain-s'emplissait de cailloux, et les murs du beau chateau qu'il avait ébauché s'élevaient à vue d'?il. Ce chateau, commencé sous une touffe d'herbe, se dressait maintenant jusqu'au ciel, et l'architecte en parcourait les appartements, mille fois plus beaux qu'il ne les avait rêvés. Les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer partout les rayons du soleil, les chansons des oiseaux, le parfum des fleurs. Les papillons voltigeaient sans crainte autour de ce palais étrange qui possédait deux tours semblables à celles de Notre-Dame et un d?me pareil à celui de l'Institut. Au milieu de la pelouse, coulait un fleuve aux flots dorés traversé par un pont suspendu. Des buissons, couverts de roses, de lilas, de jasmins, cachaient des rossignols et des phénix. Ces oiseaux, que Catherine déclarait des mensonges, venaient se poser sur toutes les branches. Mademoiselle, ravie, embrassait Gaston, auteur de ces merveilles, qu'il avait prédites longtemps à l'avance sans qu'on voul?t le croire. Le docteur nettoyait le verre de ses lunettes et déclarait le progrès accompli. Quant à Catherine, elle pleurait à chaudes larmes, ainsi qu'elle avait coutume de faire chaque fois que Gaston prouvait, d'une fa?on quelconque, qu'il l'aimait bien. Mais soudain le radieux soleil qui illuminait cette scène palit, les pétales perdirent leur couleur, les oiseaux s'enfuirent, le beau chateau s'écroula avec un horrible fracas. Gaston fit un mouvement, sortit de sa léthargie et prêta l'oreille. Dans le corridor résonnait le pas lourd, mesuré de son père. Il le vit entrer avec lenteur, roide, sérieux, suivi par Blanchote, dont une lumière vacillante éclairait la face disgracieuse.
A la vue de son fils étendu sur le carreau, la tête d'Alexis se mit en branle. Gaston se précipita vers lui.
?On m'a battu!? s'écria-t-il suffoqué.
Le soudard se rapprocha du lit et s'y assit; il semblait regarder sans voir; en revanche les yeux de sa femme étincelaient.
?Monsieur, ne me laissez plus battre, reconduisez-moi chez ma tante...
-Va donc... petit, bégaya M. de La Taillade, incapable en ce moment de rien comprendre; va donc jouer avec ton canon.?
Puis il se renversa comme une masse et ronfla presque aussit?t.
Gaston recula pas à pas, suivi par le regard narquois de sa belle-mère. Arrivé près de la porte qui s'ouvrait sur la pièce où il avait dormi la veille, il s'arrêta; Mme de La Taillade, du fond de son cabas, venait de sortir un morceau de pain et un cervelas. La faim de Gaston se réveilla impérieuse; il contempla ces provisions avec le regard ardent d'un jeune chat.
?Voyons, mon bijou, lui dit Blanchote, faisons la paix; tu dois avoir faim?
-Oui?, murmura l'enfant.
La mégère lui tendit un morceau de pain et une rondelle de cervelas. La fa?on dont le pauvre petit se précipita sur cette pitance et l'avidité avec laquelle il la dévora e?t donné envie de pleurer à toute autre qu'à Blanchote; mais elle avait eu trop souvent faim pour que ce spectacle l'attendr?t.
?Tu en veux encore? dit-elle.
-Oui.
-Promets-moi alors de ne rien raconter à ton père demain. J'ai tout arrangé; il te pardonne.?
Blanchote tendait vers Gaston le pain et le cervelas tout entier, prête à les retirer.
?Tu ne diras rien?
-Non.
-Si tu ne tiens pas parole, tu ne reverras jamais ta tante.
-Je la tiendrai.?
Une heure plus tard, enfin rassasié, le pauvre petit dormait sur son matelas. Comme une dernière rafale qui vient ébranler de nouveau les forêts sur lesquelles un orage a passé, un soupir, presque un sanglot, soulevait de temps à autre sa poitrine oppressée.