Chapter 10 ALEXIS VOIT CLAIR.

C'est un monde en abrégé qu'une maison dans un quartier populeux. Là, vingt familles vivent sous le même toit, rapprochées ou séparées par les hasards dont se compose l'existence. Que d'énigmes autour de nous, sur notre palier, de l'autre c?té de ce mur qui est comme la frontière d'un pays étranger! Que de sombres passions, de drames terribles, de sentiments contraires animent, désespèrent, ravissent ces voisins qui pleurent au moment où nous nous égayons, qui s'égayent alors que nous pleurons, en vertu de la grande loi des contrastes qui semble régir nos destinées.

Un des problèmes qui préoccupent le plus l'homme civilisé, c'est de cacher sa vie, non pour obéir à la maxime du sage, mais pour mieux tremper les armes qui doivent servir son ambition, ses vices ou sa vanité. Quel splendide triomphe de l'hypocrisie que nos civilisations modernes! Avec une bonhomie charmante nous feignons d'être les dupes les uns des autres, bien que nous achetions à la même enseigne le chrysocale et les fleurs artificielles dont nous aimons à nous parer. Quant à nos sentiments, la politesse nous apprend si bien à les déguiser, qu'il est peu d'entre nous qui n'en possèdent d'admirables, surtout pour aller dans le monde. Que de Tartufes, bon Dieu, en dehors de la religion, et que d'agneaux dévorés autre part que dans les fables! Et pourtant le docteur Fontaine avait raison de croire au progrès; les illusions consolent, et les hommes, comme les constitutions, sont peut-être perfectibles.

A Paris, plus que dans toute autre capitale, il n'est guère de maison qui n'abrite une de ces existences mystérieuses dont les allures servent à exercer la sagacité des concierges, des petits bourgeois et des boutiquiers. Or, il y avait rue Jean-Pain-Mollet, dans une mansarde située au-dessus du taudis occupé par M. de La Taillade, un homme qui se levait à neuf heures du matin, sortait à onze, et rentrait à huit heures du soir avec une régularité chronométrique. Ce pacifique locataire, qui n'achetait rien dans le quartier, saluait tout le monde et ne causait avec personne; aussi passait-il, comme le père Faruc, pour appartenir à la police.

C'est un fait à noter que, dans notre cher pays, il suffit de ne pas rendre à ses voisins un compte plus ou moins exact de ses faits et gestes pour être accusé d'être aux gages du préfet de police. Et ce n'est pas le seul de nos travers; avec l'argousin politique, qui se garde bien de porter un uniforme, nous confondons le sergent de ville, ce gendarme de nos rues sans lequel Paris serait inhabitable, et nous récompensons ces gardiens de nos personnes et de notre liberté par un mépris irréfléchi. Aux états-Unis, pays que nous prenons l'habitude de placer au-dessus du n?tre avec un louable patriotisme, le policeman ne cesse pas d'être un citoyen. On se garde bien, là-bas, d'offenser, de dénigrer ces hommes utiles, dévoués à la cause publique, dont la politesse est loin d'égaler celle des n?tres. O Parisiens, cessez donc de placer au même rang le délateur, le mouchard, l'agent provocateur, et ce gardien pacifique, exécuteur de la loi, qui vous protège, quoi que vous en disiez; qui vous empêche souvent d'être insulté, écrasé, quelquefois battu.

Le mystérieux vieillard de la rue Jean-Pain-Mollet se nommait Lecomte, et il était de Champlatreux. On devait ce renseignement au facteur qui, deux fois par an, apportait une lettre chargée au silencieux locataire. M. Lecomte pouvait avoir cinquante ans. C'était un homme de haute taille, aux manières distinguées, aux vêtements antiques, rapés, usés, mais d'une propreté minutieuse. Il avait le front dégarni, des favoris blancs, une bouche au sourire dédaigneux, un nez recourbé, à la racine duquel brillaient deux yeux scrutateurs dont on ne supportait l'éclat qu'avec peine. ?Une vraie tête d'aigle,? disait Bouchot, et l'apprenti excellait à peindre d'un mot le caractère saillant d'une physionomie. évidemment, M. Lecomte, avec ses mains blanches, ses gestes élégants, sa taille droite et sa politesse froide, appartenait à un autre monde que celui au milieu duquel il vivait depuis une dizaine d'années, mais dont le contact n'avait en rien altéré son grand air.

Un matin, appelé par le grave vieillard, Gaston avait pénétré dans son humble logis. M. Lecomte était assis dans un vieux fauteuil sculpté où se voyaient des traces de dorures. Il feuilletait un gros volume posé sur une petite table qu'un connaisseur e?t reconnue pour un meuble de l'époque de Louis XIII. Sur les murs s'étalaient des portraits représentant des chevaliers aux armures brillantes, ou de belles dames aux épaules nues. Au-dessus du lit, des armes et des miniatures; sur le carreau, pêle-mêle, des livres, des coffrets, des cahiers et des tableaux sans cadres retournés contre la muraille, faute de place pour les accrocher.

?Quel est ton véritable nom, petit? demanda M. Lecomte à l'enfant.

-Gaston, monsieur.

-Mais ton nom de famille?

-La Taillade.

-Est-il vrai que ton père soit marquis?

-Oui, car je l'ai entendu dire par ma tante.

-Comment se nomme ta mère, de son nom de famille?

-Elle se nommait Eugénie de Varangues.

-Pourquoi dis-tu qu'elle se nommait?

-Parce qu'elle est morte.

-Alors, cette femme qui te bat si souvent n'est pas ta mère?

-C'est ma belle-mère.

-Tu n'es donc pas sage, que tu l'obliges à te corriger avec tant de rudesse??

Gaston rougit et garda le silence. M. Lecomte feuilleta son livre et parut réfléchir.

?Nous serions cousins au troisième degré, murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Bah! quelque laquais qui aura gardé le nom de son ma?tre. Il y a de la race, pourtant, chez ce petit, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Gaston. Allons, tache d'être sage, et adieu.?

A sa première rencontre avec Bouchot, Gaston ne manqua pas de lui raconter ce singulier interrogatoire.

?Parbleu! répliqua l'apprenti, un mouchard, tu aurais d? te méfier et ne pas répondre. Après tout, il a une bonne figure, il ne te dénoncera peut-être pas.

-Pourquoi veux-tu qu'il me dénonce?

-Puisque c'est un mouchard, c'est son devoir.

-Mais je n'ai rien fait.

-Et ta belle-mère, à présent que j'y songe, il doit être dans la maison pour la surveiller. C'est moi qui rirai le jour où il la pincera.?

M. Lecomte rappela plusieurs fois Gaston; il introduisit même Bouchot dans son intérieur. Il n'interrogeait plus, mais il se plaisait à faire causer les deux amis, essayait de redresser leurs idées et, au moment de les congédier, leur donnait toujours d'excellents conseils.

Un jour que l'apprenti enthousiasmé parlait peinture, le vieillard l'écouta avec attention.

?Que de forces perdues! s'écria-t-il tout à coup. Ah! si j'avais encore ma fortune... si j'avais su!?

Il s'arrêta, couvrit son visage de ses mains et demeura pensif. Les deux amis s'esquivèrent sans bruit, respectant sa méditation.

Bouchot, peu à peu, revint de ses préventions; s'étonnait sans cesse de la douceur, de la gravité, du savoir et de la politesse du bon mouchard, que Gaston, moins familier, appelait toujours par son nom.

Au nombre des locataires de la vieille maison qui s'intéressaient à Gaston, peut-être e?t-il fallu placer au premier rang la jeune ouvrière aimée par Péruchon. Elle travaillait pour un fabricant de casquettes, et gagnait vingt sous par jour en s'occupant depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir. C'était une belle fille; bien découplée, au profil régulier, aux grands yeux noirs, à la chevelure abondante, aux fa?ons honnêtes. Elle ne sortait guère que pour reporter son ouvrage, et, par des prodiges d'économie, elle parvenait, sans autre aide que son salaire dérisoire, à payer son terme, à élever sa petite fille, à se vêtir convenablement.

Depuis trois ans qu'elle habitait la maison, la conduite de la jeune ouvrière n'avait jamais donné prise à la médisance. Dix fois peut-être, sous de vains prétextes, le père Faruc tenta de s'introduire chez elle, circonstance que Péruchon ignorait sans doute; car, bien qu'il ne f?t pas méchant, il ne se serait fait aucun scrupule de battre l'habit bleu de l'homme d'affaires, sans s'inquiéter de son contenu. L'ouvrier ébéniste, en dépit de ses efforts, ne pouvait oublier son ancienne garde-malade, et chaque fois qu'il avait bu, son premier soin était d'envoyer les deux enfants demander, pour leur ami Jean-Baptiste Péruchon, la main de Mlle Adéla?de.

?écoutez, leur disait-il, vous allez monter trois étages...

-Nous frapperons à la porte à gauche, ajoutait Bouchot.

-Bien entendu; on ne doit jamais entrer chez une femme sans frapper.

Alors...

-Nous entrons et nous saluons.

-C'est de règle; il faut toujours saluer les femmes, surtout les vieilles.

-Pourquoi? demandait le malicieux apprenti.

-Pour la politesse; puis parce qu'elles sont les mères des jeunes.

Alors...

-Nous demandons pour notre ami Péruchon, ébéniste de son état et né sans père, la main de Mlle Adéla?de. Mlle Adéla?de secouera la tête, embrassera sa petite fille, et nous répondra: ?Impossible.? Nous reviendrons donner cette réponse à Péruchon, qui la conna?t d'avance, et le pauvre gar?on cassera quelque chose.

-Non, disait l'ouvrier, cette fois-ci, c'est la dernière.?

Les enfants partaient, la scène se passait exactement comme Bouchot l'avait annoncé; aussi la locution ?demander la main d'Adéla?de? devint-elle pour l'apprenti l'équivalent de demander l'impossible.

Le reste des locataires de la maison se composait d'ouvriers travaillant le jour, dormant la nuit, se grisant le dimanche, mais sans tapage ni scandale. Un vieux soldat du premier Empire, qui occupait deux chambres au premier étage et cultivait des capucines sur sa fenêtre, prêtait à la maison un certain lustre et racontait à sa manière la vie de Napoléon. Le dimanche, il descendait volontiers fumer sa pipe sur le seuil de l'allée, et Dieu sait si ses conférences étaient suivies.

Le milieu dans lequel il vivait devait impressionner assez fortement Gaston pour qu'il ne p?t l'oublier, quel que f?t le sort que l'avenir lui réservat. Certes, il ne comprenait ni les calculs odieux du père Faruc, ni la dignité de M. Lecomte, ni le courage de Mme Hubert; mais les passions, les souffrances, les misères qu'il voyait s'agiter autour de lui et dont les causes ne lui échappaient pas toujours, c'était de l'expérience qu'il amassait pour l'avenir.

Depuis une quinzaine de jours, Blanchote for?ait Gaston à l'accompagner dans ses promenades de découvertes, l'obligeant à faire le guet lorsqu'elle pénétrait dans une cour ou r?dait autour d'un étalage. Le vol, chez la mégère, était devenu une sorte de monomanie: elle ne pouvait voir le moindre objet à sa portée sans chercher à s'en emparer. Surprise deux ou trois fois, elle avait payé d'audace, et sans la mince valeur des objets qui la firent prendre en flagrant délit, nul doute qu'elle n'e?t déjà passé en police correctionnelle. On se contenta de l'injurier et de l'envoyer se faire pendre ailleurs, tolérance dont le seul résultat fut de l'enhardir. Quant à M. de La Taillade, il continuait son racolage sans trop s'étonner de la diminution de ses profits. Il trouvait crédit chez Pauquet, qui savait se rattraper sur les nouveaux embauchés. Que lui fallait-il de plus?

Dans ses heures de lucidité, chaque jour plus rares, par malheur, l'avenir de Gaston préoccupait cependant le soudard, qui songeait sans cesse à reconduire son fils à Houdan; mais les mois s'écoulaient sans qu'il p?t mettre son projet à exécution. Deux ou trois fois, des aubaines inespérées lui avaient fourni la somme nécessaire pour les frais de voyage; mais Blanchote, devinant ses intentions, s'arrangeait toujours de manière à la lui soustraire. La mégère, incapable de pardonner, voulait en venir à ses fins.

Un soir, rentrant une heure plus t?t que de coutume, Alexis surprit sa femme maltraitant Gaston. Sa fureur fut telle qu'il la battit, et l'enfant effrayé demanda grace pour son bourreau. Le lendemain, M. de La Taillade demeura au logis et se passa de boire.

?Sois tranquille, disait-il à son fils, elle ne te touchera plus.?

Le second jour, il emmena Gaston au jardin des Plantes; il était morne et silencieux. Après une longue promenade, il le ramena vers l'H?tel de Ville, remonta le long des quais, puis l'entra?na chez Pauquet. Ce soir-là, il se grisa affreusement pour compenser son abstinence, et l'enfant retomba plus que jamais sous la dépendance de sa belle-mère.

Six semaines s'étaient écoulées depuis que les deux amis avaient voulu mourir, et leur situation devenait de plus en plus intolérable. Au moral, la belle-mère de Bouchot ne valait guère mieux que Blanchote. Mère d'un jeune gar?on, tous ses efforts tendaient à exiler l'apprenti du logis paternel, afin d'appeler son fils à occuper la place du petit malheureux. Du reste, elle ne cachait pas son projet, et le cordonnier, en croyant prendre une ma?tresse, s'était en réalité donné un ma?tre.

Malgré leur économie scrupuleuse, qui co?tait à Gaston plus d'un je?ne héro?que, les deux enfants ne possédaient encore qu'une somme de dix-sept sous. Quelle joie lorsque la générosité d'une pratique venait augmenter le petit pécule, que, par excès de précaution, on avait enfoui dans un coin de la cave! Un jour, à bout de patience, les deux amis furent sur le point de se confier à Péruchon, afin de lui emprunter le complément de la somme jugée indispensable pour la réalisation du voyage. Mais s'enfuir de Paris leur paraissait un crime dont ils ne seraient absous qu'après leur arrivée à Houdan, et ils gardèrent leur secret.

Un jeudi, dans les galeries du Louvre, Bouchot, parlant à haute voix, critiquait un tableau et démontrait à Gaston l'erreur d'un ma?tre. Un homme à moustaches épaisses, au front large, au regard triste et doux, l'écoutait en souriant. Il s'approcha et posa la main sur la tête de l'apprenti.

?Tu es donc peintre? lui demanda-t-il.

-Pas encore, répondit Bouchot, je sors à peine de nourrice.

-Comment peux-tu reconna?tre que le bras de cette figure est trop court?

-Parce que je sais un peu dessiner.

-Qui t'a enseigné?

-Moi, parbleu.

-Tu as appris sans ma?tre?

-Oui, mon bourgeois, les professeurs n'ont pas voulu se déranger, et je n'ai pas le temps d'aller chez eux.?

L'inconnu sortit un album de la poche de sa longue redingote et le feuilleta sous les yeux ravis de Bouchot.

?En ferais-tu bien autant, mon gaillard?

-Non, répliqua l'apprenti sans hésiter, c'est plus fort que moi, ?a.

Voilà un grenadier qui me donne l'onglée tant il a froid.

-Prends ce crayon, et montre-moi ton savoir-faire sur cette page blanche.?

L'apprenti saisit les objets qu'on lui présentait.

?Il est bon, le monsieur au grand chapeau, murmura-t-il à l'oreille de Gaston; il croit m'embarrasser et demander la main d'Adéla?de. Je vais lui esquisser le br?le-gueule du père Austerlitz.?

L'homme au grand chapeau regarda l'apprenti manier le crayon; il sourit d'abord, devint sérieux, puis secoua la tête d'une fa?on approbative.

?Peste, dit-il, et sans ma?tre! viens visiter mon atelier, ajouta-t-il en pin?ant le bout de l'oreille de Bouchot, je te donnerai des conseils. Tiens, voici mon adresse, si tu la perds, n'oublie pas mon nom.?

Bouchot regarda le petit carton qu'on venait de lui remettre, palit et s'appuya contre la cimaise.

?Qu'as-tu donc? demanda Gaston.

-J'ai, répliqua l'apprenti d'une voix tremblante, que, sans la crainte d'être mis à la porte par ce gardien dont les favoris ressemblent à ceux du roi, je danserais le pas de Giselle. Devine à qui nous venons de parler?

-Dis-le moi plut?t.

-A M. Charlet,? dit Bouchot.

Ce fut Gaston qui, le premier, s'élan?a dans la direction suivie par l'illustre peintre, afin de le revoir encore. L'apprenti, toujours si alerte, semblait paralysé.

?Ah! disait-il, causer avec M. Charlet sans le savoir, sans le reconna?tre, ces choses-là ne devraient pas arriver! Moi qui vais lui parler d'Adéla?de, par-dessus le marché... tu aurais d? me prévenir, me pincer... et le bonhomme que j'ai barbouillé sur son album... je ne me suis pas même appliqué.?

Les deux amis coururent se poster à la porte de sortie du Louvre, dans l'espoir de revoir le peintre alors si populaire. Leur désir ne fut pas satisfait, et Gaston eut toutes les peines imaginables à ramener Bouchot vers la rue des Arcis. L'apprenti ne retrouva un peu d'entrain qu'après avoir formé le projet d'exécuter un dessin avec tout le soin dont il était capable, pour le porter au ma?tre qui avait daigné lui offrir ses services.

L'automne s'annon?ait déjà; les feuilles commen?aient à bruire sous l'haleine du vent, à prendre ces belles teintes brunes que le soleil fait para?tre rouges, à s'envoler une à une dans l'espace. Le petit trésor que voulaient amasser les deux amis semblait ne devoir jamais se compléter. Mme Bouchot, dans le but sans doute d'obtenir une plus grande somme de travail de l'apprenti, s'était chargée peu à peu de reporter l'ouvrage, et le jeune artiste vit diminuer à la fois ses loisirs et ses profits. D'un autre c?té, Mme de La Taillade devenait chaque jour plus acariatre et rapinait avec une apreté sans égale, excitée, sans doute, par la venue prochaine de l'hiver. Une après-midi qu'elle rentrait en compagnie de Gaston, furieuse de l'indocilité de l'enfant à la seconder, elle vit tomber une bourse de la poche d'un passant. Gaston s'élan?ait pour rappeler le promeneur, lorsque sa belle-mère le retint et lui imposa silence; mais le passant revenait à la hate sur ses pas.

?Est-ce toi, petit, qui a ramassé la bourse que je viens de perdre? demanda-t-il d'un air incertain.

-Non, répondit Gaston sans hésiter, c'est madame.

-Quoi! qu'y a-t-il? s'écria Blanchote, qui marchait toujours.

-Ma bourse?

-Dites donc, mon bonhomme, est-ce que vous me l'avez donnée à garder, par hasard, répondit aigrement la mégère.

-Elle la cache, dit Gaston avec courage.?

Le promeneur saisit le chale de Mme de La Taillade; la foule s'amassa.

?Filou, canaille, voleur! hurlait Blanchote, insulter une malheureuse femme! si mon homme venait à passer...

-Je viens de laisser tomber ma bourse, racontait le spolié aux spectateurs; je m'en suis aper?u aussit?t; il n'y avait derrière moi que cette femme et ce moutard qui l'accuse.?

Il y eut comme du sang dans le regard que Blanchote jeta sur Gaston; elle se rapprocha de lui avec vivacité, feignit de lui tater les poches, entrouvrit la blouse dont il était vêtu, plongea rapidement la main dans l'ouverture ménagée sur la poitrine et l'en retira munie de l'objet réclamé.

?Ah! le gredin, s'écria-t-elle, j'aurais d? m'en douter tout de suite; mille pardons, mon bon monsieur, un enfant de mon mari que nous nous saignons pour l'élever... mais je vais lui donner une le?on que le diable en prendra les armes.?

Elle souffleta Gaston terrifié, interdit, rendu muet par tant d'audace et que nul ne songeait à plaindre.

?Ah! gueux, lui dit-elle, aussit?t qu'elle fut hors de la portée de l'oreille des curieux, te voilà devenu mouchard; c'est trop à la fin, et le tour que tu viens de me jouer, tu vas me le payer cher!?

Arrivé rue Planche-Mibray, Gaston tenta de résister; mais que pouvait sa force contre celle de Blanchote? Il fut vite dompté et se résigna. Bient?t il se trouva dans le taudis, face à face avec la maratre qu'une rage insensée dominait. Elle se promena d'abord de long en large, injuriant sa victime, la frappant au passage, énumérant les supplices qu'elle allait lui infliger. Elle se disposait à lier l'enfant au pied du lit pour le frapper à l'aise, lorsque le pas lourd d'Alexis résonna sur le palier, et le soudard pénétra dans le galetas avec la lenteur magistrale qui révélait son ivresse.

?Encore une scène!? murmura-t-il.

Il était rouge, congestionné; on e?t dit qu'il respirait avec peine. Il ouvrit la fenêtre, s'appuya contre la barre transversale afin de maintenir son équilibre, et remonta son sac avec énergie. Il sortait de chez Pauquet et venait de soutenir un formidable assaut dont les habitués du cabaret gardèrent longtemps la mémoire. Attablé depuis le matin avec un gaillard qui sortait du service et semblait vouloir y rentrer, Alexis avait proposé un litre à douze, politesse à laquelle l'invité avait répondu par un litre à quinze, puis par une tournée de cognac parfaitement accueillie, tournée qui se répéta vingt fois. Les deux convives, à mesure qu'ils buvaient, se vantaient réciproquement les avantages du service, et leur opinion semblait la même au sujet du fameux baton de maréchal caché au fond de toutes les gibernes. Enfin, après plusieurs bouteilles vidées, les deux soudards attendris se proposèrent à la fois de se conduire au bureau de remplacement pour lequel ils travaillaient. Ils étaient confrères, et Pauquet, à qui le nouveau recruteur avait été recommandé, s'était amusé à préparer cette scène. Alexis rentrait donc un peu penaud de cette aventure; son antagoniste ronflait sous la table du cabaret, ce qui consolait un peu le soudard.

établi près de la fenêtre, il clignait de l'?il d'un air entendu, remontait son sac, et, d'un mouvement gauche, essayait de bourrer sa pipe. Blanchote continuait à grommeler. Tout à coup l'enfant tiré par les cheveux poussa un cri; Alexis laissa tomber sa pipe qui se brisa.

?Devant moi! dit-il indigné.

-Parbleu! s'écria la mégère, ne faut-il pas le corriger? Un gueux, un menteur, un voleur!?

Le soudard regarda son fils.

?Elle ment, père, je vous jure qu'elle ment; c'est elle qui vole et qui veut me faire voler.?

Alexis se redressa avec lenteur, sa main droite passa sur son front à plusieurs reprises.

?Répète,? dit-il.

Gaston n'avait guère l'espoir d'être compris; mais il était décidé à en finir avec cette vie de torture. Il osa accuser sa belle-mère en face; la mégère frémissante semblait chercher une arme pour le frapper; elle voulut l'interrompre.

?Tu parleras après,? dit doucement Alexis.

Lorsque Gaston énuméra ses vols, Blanchote se précipita vers lui; elle s'arrêta épouvantée. Le soudard s'était complètement redressé, ses yeux brillaient d'un éclat étrange: d'une main il continuait à presser son front; de l'autre il mena?ait.

?Elle a voulu t'apprendre à voler, répéta-t-il par deux fois, comme s'il étudiait la phrase; puis il avan?a d'un pas vers sa femme, qui se mit sur la défensive.

-N'approche pas!? cria-t-elle d'un ton farouche.

Le soudard fit encore un pas, le bras levé, les doigts écartés.

?J'étais donc aveugle,? murmura-t-il.

Au moment où sa main s'abaissait sur Blanchote, la mégère se rua sur lui de toute sa force. Le soudard, qui ne s'attendait pas à ce choc, recula, perdit l'équilibre et son dos vint frapper la barre qui servait d'appui à la fenêtre. La barre craqua, Gaston poussa un cri terrible, un bruit sourd résonna; Alexis, précipité du quatrième étage, venait de s'ab?mer sur les pavés de la cour.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022