Chapter 8 No.8

Les jours s'écoulaient, madame Frakine était venue voir Antonine, et s'était étonnée de la trouver à la fois maigrie et d'une fra?cheur extraordinaire: les yeux brillaient d'un éclat nouveau, et les joues avaient pris des teintes rosées que, jusque-là, personne n'avait vues sur ce visage ordinairement pale.

--N'a-t-elle pas la fièvre? demanda madame Frakine à madame Karzof, lorsque Antonine eut quitté l'appartement.

--Mais non! pourquoi voulez-vous qu'elle ait la fièvre?

--Ces jeunes filles, dit la vieille dame, non sans hésiter, sont parfois malades quand on les contrarie...

--Oui est ce qui contrarie Antonine?

--Mais, vous-même, ma bonne amie! Ne m'avez-vous pas dit qu'elle aimait Dournof?

--Oh! cet enfantillage! Il y a longtemps qu'elle n'y pense plus!

Madame Karzof mentait sciemment, car tous les jours, en lui disant bonsoir, Antonine lui réitérait ses supplications. Madame Frakine savait aussi que c'était un mensonge, car Dournof lui avait confié tous leurs secrets, en la suppliant de donner de ses nouvelles à la jeune fille, aussi souvent que ce serait possible; mais à quoi bon réfuter les mensonges de ceux qui ne veulent pas entendre la vérité?

--Alors, reprit la bonne dame, vous la mariez à Titolof?

--Certainement: dans cinq semaines, aussit?t après Paques. Ce sera une jolie noce, mon gendre fera très-bien les choses.

--Et Antonine, qu'en dit-elle?

--Que voulez-vous qu'elle en dise? Les jeunes filles ne disent jamais rien!

--Je me souviens pourtant que dans mon jeune temps, répliqua madame Frakine, on se faisait un brin de cour.

--C'était comme ?a autrefois, dit madame Karzof; maintenant on se conduit avec plus de décence.

--Alors, vous n'êtes pas obligée de rappeler votre futur gendre quand Antonine s'éloigne?

--Je ne sais pas comment vous pouvez avoir de pareilles idées, ma chère, fit madame Karzof d'un air mécontent. Mon futur gendre est un homme comme il faut, qui ne se permet pas d'inconséquences.

--Tant pis! fit madame Frakine... pardon, je voulais dire tant mieux. Ah! il ne se permet pas d'inconséquences? c'est très bien. Et que dit Antonine?

--Mais ne vous ai-je pas dit qu'elle ne disait rien? fit la maman impatientée: rien, à la lettre, rien!

--Ah! je comprends, fit la vieille dame, elle ne lui dit rien du tout; et lui, qu'est-ce qu'il en dit?

Madame Karzof haussa les épaules; mais sa bonne amie n'était pas d'humeur à la laisser en repos sans lui avoir soutiré toutes les informations qu'elle ne pouvait obtenir d'Antonine, attendu qu'on ne laissait jamais celle-ci seule avec personne, de crainte d'attaque de l'ennemi.

--N'aimerait il pas mieux un peu plus de conversation, votre futur gendre?

--Je vous ai dit que M. Titolof est un homme très comme il faut; par conséquent, il ne peut qu'approuver cette réserve, que le bon go?t commande en tout cas, aujourd'hui comme autrefois.

Après s'être vengée par cette pointe, qu'elle crut très acérée, madame Karzof se préparait à parler d'autre chose, mais son amie la prévint.

--Oui, dit-elle d'un air innocent, vous voulez dire que mon pauvre défunt mari et moi, nous n'étions pas des gens de haut parage..., mon père était un comte Dérésof, cependant; mais chez nous, on était à la bonne franquette, et de père en fils, comme de mère en fille, on avait la facheuse habitude de se marier par amour... c'est mauvais genre. Chez les gens comme il faut, on préfère les mariages par contrainte; c'est beaucoup mieux porté, je me suis laissé dire. A propos, aurez vous assez de confitures pour vous mener jusqu'au printemps? Figurez-vous que j'ai déjà fini les miennes! Il est vrai que la belle jeunesse m'a aidée à les manger.

Les liens rompus, madame Karzof n'était pas assez fine pour ramener le premier sujet de conversation; aussi se creusa-t-elle vainement la cervelle pour chercher une épigramme, son amie partit avant qu'elle l'e?t trouvée.

A la lettre, en effet, Antonine ne disait rien à Titolof. Un autre en e?t été embarrassé, mais le général n'était pas homme à perdre contenance pour si peu. Le général avait appris, sous s main, qu'une excellente place allait se trouver vacante, mais il fallait un homme marié pour la remplir; un homme marié inspire beaucoup plus de confiance à tout le monde, et surtout à ses supérieurs, sans qu'on ait bien pu savoir pourquoi, car... mais dans ce cas spécial, il fallait un homme marié. Titolof s'était donc mis en campagne, c'est-à-dire qu'il avait prié une dame de ses amies de lui chercher une épouse jolie, bien faite, avec un peu de fortune, et surtout cette excellente éducation, morale et instruction comprises, qui est absolument indispensable à la femme d'un dignitaire d'une fa?on seulement relative, c'est-à-dire borgne dans le royaume des aveugles.

Titolof n'était pas méchant, il n'était que bête, et encore ne saurait-on lui imputer ce malheur comme un crime, car ce n'était pas sa faute, et avec les efforts les plus consciencieux, il n'e?t pu s'en corriger. Mais ce pénible travail qui consiste à essayer de se débarrasser de ses défauts lui avait été épargné. La Providence bénigne lui avait départi, au lieu d'esprit, un inaltérable contentement de soi-même et des autres. Il était optimiste en tout, surtout en ce qui le concernait, et trouvait Antonine parfaite. N'ayant fait jusque-là de cour qu'à des personnes tout à fait indignes d'être autrement mentionnées ici, il ne savait comment courtiser une jeune fille, et préférait de beau coup la conversation de ses futurs beaux-parents, avec lesquels il échangeait, sans broncher, les aphorismes les plus saugrenus.

Tel était le mari que les Karzof avaient choisi pour leur fille. Antonine avait pensé à prier Titolof de retirer sa demande, mais la bêtise et la fatuité incurables de ce personnage lui avaient démontré d'avance l'inutilité de sa tentative. Que lui restait-il à faire?

C'est ce qu'elle se demandait toutes les nuits pendant les moments de solitude qu'on ne pouvait lui refuser. La Niania venait alors s'asseoir sur le pied de son lit, et pleurait silencieusement en voyant les pensées amères et douloureuses passer sur le visage de son enfant chérie, toujours muette. La vieille femme n'avait pas besoin de con verser avec Antonine pour sa voir ce qui la rendait si morne. Elle devinait les mouvements de son ame, au froncement des sourcils de la Jeune fille, à l'agitation de ses mains fiévreuses, où à leur molle inertie, lorsque lasse de se débattre dans une situation sans issue, elle se disait qu'il n'y avait plus pour elle d'autre recours que la mort. La mort! A dix-neuf ans! La première fois qu'Antonine envisagea de près cette pensée jusqu'alors seulement entrevue, elle tressaillit d'épouvante, et n'osa l'aborder. Mais peu à peu la mort sanglante ou hideuse disparut de son esprit, elle songea à une mort poétique, lente, entourée de soins; la mort qui met une auréole au front des jeunes filles, qui semble un passage insensible de la terre au ciel, dont on ne voit pas les souffrances, et qui permet de se détacher doucement de ce qu'on a aimé.

Le carême était extrêmement froid, cette année-là; Antonine, dévorée par la fièvre, avait pris l'habitude de garder sa fenêtre ouverte un instant le soir, lorsqu'elle rentrait dans sa chambre afin de rafra?chir l'air tiède et lourd des demeures russes. La Niania avait bien soin de fermer tout; mais pendant qu'elle participait au tardif souper des gens à la cuisine, Antonine rouvrait le carreau double et restait là en contemplation devant les étoiles;--recevant avec délices le vent glacé qui rafra?chissait l'embrasement de ses veines. Au moindre bruit, elle fermait le carreau, comme une coupable... Coupable, ne l'était-elle pas?

Un peu de toux se déclara au bout de quelques jours; la fièvre augmenta, et madame Karzof exigea que sa fille gardat le lit.

Antonine s'y soumit sans résistance; elle était mieux au lit qu'ailleurs, car Titolof ne viendrait pas la voir dans sa chambre, elle en était s?re. Le docteur vint, trouva une légère irritation de poitrine, et prescrivit une potion que madame Karzof vint donner elle-même toutes les heures à sa fille. Dès le lendemain, Antonine allait beaucoup mieux; elle put se lever, et obtint même pour les jours suivants la permission de sortir, à condition qu'elle prendrait des poudres qui furent d?ment apportées dans sa chambre.

Titolof montra une joie très-ive en voyant sa fiancée remise, et lui apporta un bouquet magnifique et une loge pour le cirque, car le cirque est un divertissement permis en carême.

Jusqu'à ses dernières années, les théatres étaient fermés pendant ce temps de pénitence.

            
            

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