Chapter 6 No.6

Quinze jours se passèrent ainsi: le mois de février tirait à sa fin, et les dernières fêtes du carnaval mettaient toute la ville en branle.

Le général Titolof était venu d'abord tous les deux jours, puis tous les jours; ensuite on l'avait invité à d?ner, et quel d?ner! jamais la cuisinière n'avait passé de plus rude journée! Cependant, Antonine avait gagné un point: elle avait maintenu son samedi chez madame Frakine; le Titolof abhorré n'avait point été invité chez la vieille dame, et madame Karzof n'attachait pas assez d'importance aux réceptions de celle-ci pour avoir l'idée de l'y présenter elle-même.

Cette soirée de liberté, semblable à celles d'autrefois, si dissemblable de la vie contrainte et cérémonieuse que les visites du prétendant lui imposaient désormais, produisit une impression extraordinaire sur la jeune fille. A peine entrée, en entendant le son familier du piano, au murmure de ces voix juvéniles dont plusieurs lui étaient chères, elle perdit contenance; tout son grand courage l'abandonna en un instant, et elle fondit en larmes au milieu du salon.

Toute la jeunesse présente,--il n'y avait pas une seule maman--se pressa autour d'elle, les jeunes gens pour la soutenir, les jeunes filles pour l'interroger et lui offrir les caresses faciles et charmantes de leur age.

--Qu'as-tu donc, Antonine? on t'a fait du chagrin? Peut-on te venir en aide? Ces questions et dix autres se croisaient autour d'elle; appuyée sur l'épaule d'une amie d'enfance, elle essayait vainement d'arrêter ses pleurs.

--Jean! où est Jean? demanda-t-on.

Jean était à l'opéra italien, comme toujours le samedi Dournof, qui arrivait, domina tout le groupe de sa haute taille et s'avan?a jusqu'à Antonine.

--Je sais ce qu'elle a, moi. On veut la forcer à épouser un homme qu'elle déteste, dit-il à haute voix, et passant un bras autour de la jeune fille, il la conduisit vers un canapé où il s'assit près d'elle.

--C'est vous qu'elle aime! s'écria-t-on de toutes parts.

--Certainement, répondit fièrement Dournof: aussi elle n'épousera pas son général décoré.

--Non, non! firent les jeunes gens tous en choeur.

--Allez, amusez-vous, dit Dournof avec l'autorité qu'il possédait sans conteste sur ce petit monde dont il était de fait le chef élu. Nous allons nous expliquer tranquillement.

Les quadrilles se formèrent, madame Frakine apporta le secours de sa bonté maternelle à la pauvre enfant, mais il n'y avait pas de remède possible à son mal. Madame Karzof était trop entichée d'un si beau mariage pour y renoncer; son futur gendre l'avait prise par l'amour-propre: il avait perdu sa mère, et c'était sa belle-mère qui ferait les honneurs de chez lui, à c?te de sa femme. Titolof avait de l'argenterie de famille très-belle; il avait un bel appartement fort bien meublé, des tapis, des glaces partout... Madame Karzof avait été le voir et en était revenu enchantée.

--Mais alors, qu'espères tu? demanda à la jeune fille brisée sa protectrice impuissante.

--Je dirai non partout, non jusqu'à l'autel. Que puis-je faire de plus?

Durant les huit jours qui suivirent, Antonine n'eut pas une minute à elle, excepté le soir. Pendant que sa Niania la coiffait pour la nuit, elle écrivait à Dournof de longues lettres, et relisait celle qu'elle recevait de lui tous les jours. La vieille servante, debout derrière elle, tachait d'adoucir ses mouvements pour ne pas troubler l'enfant chérie. Elle regardait les doigts d'Antonine courir sur le papier, et ses larmes tomber sur la page écrite, et toute l'ame de la vieille femme se fondait de douleur à la pensée qu'elle ne pouvait rien pour elle.

Un soir, Antonine, lasse de contenir, avait couché sa tête sur ses bras croisés au bord de sa table de toilette; pendant que la Niania achevait ses nattes soyeuses, pleurait à se fendre le coeur, elle sentit deux gouttes chaudes tomber sur son cou. Elle releva brusquement la tête et regarda la vieille bonne. Celle-ci s'était penchée sur elle, et deux ruisseaux de larmes coulaient sans relache de ses yeux fatigués sur ses joues flétries.

--Ne pleure pas, Niania, dit Antonine, cela ne sert à rien!

--Ne pas pleurer, mon aigle blanc, quand je te vois perdre tes yeux chéris à pleurer toute la nuit! Mais je voudrais devenir aveugle à force de pleurer, si cela pouvait te rendre la gaieté. Oui, je prendrais toutes tes larmes pour moi jusqu'à la fin de ma vie; si le bon Dieu le voulait, je perdrais mon salut éternel si tu pouvais en être plus heureuse!

Antonine passa ses deux bras autour du cou de la pauvre servante.

--Tu es plus ma mère que ma vraie mère, dit-elle.

--Je crois bien! s'écria la Niania; sauf vous avoir mis au monde, votre mère n'a rien fait pour vous. Qui a veillé vos maladies, soigné vos petits maux, pleuré et ri pendant toute votre enfance pour vous amuser; qui est-ce qui vous soigne à présent et conna?t vos peines? Tu as raison, ma colombe, c'est moi qui suis ta vraie mère! Aussi tu peux pleurer avec moi, et ta mère te défend les larmes, parce que ?a gate les yeux. Pleure, ma beauté; nous pleurerons ensemble, et peut-être que le Seigneur se laissera toucher.

Le lendemain de ce jour était un samedi. Madame Karzof entra dès le matin dans la chambre de sa fille et surveilla attentivement l'opération de sa coiffure. Antonine s'était fait apporter la robe toute simple qu'elle mettait d'ordinaire; sa mère la renvoya et choisit une robe claire de couleur Indécise, particulièrement gaie et voyante; elle pla?a ensuite un ruban rose dans les cheveux de sa fille; et, après l'avoir examinée de tous c?tés, elle finit par l'embrasser avec plus de tendresse que de coutume, après quoi elle l'emmena dans sa chambre.

--Vois-tu, Antonine, lui dit-elle, quand elle l'eut fait asseoir à son c?té, le devoir des jeunes filles est de se soumettre à leurs parents qui savent mieux qu'elles ce qui leur convient; tu as été une bonne fille, tu seras une bonne épouse et une bonne mère. L'heure est venue pour toi de quitter tes parents; j'espère que tu leur sera reconnaissante jusqu'à la mort des soins qu'ils ont pris pour assurer ton bonheur. Le général Titolof va venir aujourd'hui pour te demander en mariage; tu répondras comme il convient, et vous recevrez tous les deux la bénédiction des fian?ailles.

Antonine se leva.

--Ma mère, dit-elle en se prosternant par trois fois, à l'ancienne mode, vous savez que j'aime Dournof. Ne me forcez pas à épouser un autre homme contre mon gré.

--C'est une plaisanterie, s'écria madame Karzof, tu ne l'aimes pas!

--Je l'aime, et je lui ai donné ma parole. Nous sommes contents d'attendre ainsi, ma mère, nous ne vous demandons qu'un peu de patience. N'ordonnez pas notre malheur, et nous vous bénirons tous deux.

Madame Karzof eut peur, intérieurement; elle s'aper?ut qu'elle avait traité trop légèrement l'amour des deux jeunes gens, et de plus elle acquit la certitude qu'elle ignorait tout le caractère de sa fille. Cette dernière découverte fut fatale à la première, car si elle avait été touchée de voir combien cet amour méprisé avait de profondes racines, elle fut extrêmement blessée de ce qu'elle nomma la sournoiserie d'Antonine. Elle oublia qu'elle aurait d? depuis longtemps inspirer à sa fille la confiance qui lui manquait aujourd nui, et s'en prit à la méchante nature de son enfant.

--On n'aime pas un va-nu-pieds, dit-elle avec humeur. Comment ne t'es-tu pas aper?ue qu'il ne t'aime que pour ta dot? Si tu étais pauvre...

--Ma mère, interrompit Antonine, les yeux flamboyants de colère, n'insultez pas Dournof: il vaut mieux que moi. C'est vous qui voulez me donner un général parce qu'il est riche!

Madame Karzof se leva aussi, et les deux femmes se toisèrent un instant. Si madame Karzof ne donna point un soufflet à sa fille, c'est parce qu'elle avait trouvé moyen de la blesser plus cruellement.

--Ton Dournof ne veut que notre argent, répéta-t-elle d'un ton méprisant: les gens de son espèce sont toujours après les filles de bonne maison.

--Ma mère, répéta Antonine, n'insultez pas un honnête homme, car je l'épouserai sans dot et malgré vous!

Madame Karzof, furieuse, éclata d'un rire aigu.

--Si tu l'épouses sans dot, il sait bien que tu hériteras un jour ou l'autre. Ce ferait le coup de notre mort, entends-tu? de notre mort à tous les deux, car si tu l'épouses, je te maudis, toi, lui et vos enfants!

Antonine chancela; ses forces l'abandonnaient, mais elle ne voulut pu donner à sa mère le plaisir de la voir vaincue; elle se retint à une chaise et la regarda en face.

Le visage de madame Karzof exprimait autant de colère et presque de haine qu'on peut le supposer. En ce moment, elle ne voyait pas en sa fille le fruit de ses entrailles, elle y voyait une ingrate qu'elle avait fait élever, qui lui devait tout, même l'existence, et qui osait lui tenir tête. La Niania avait raison. Celles qui ne font que donner le jour à leurs enfants sont moins mères que celles qui les élèvent; ce sont les joies et les chagrins de la maternité qui la font vraiment puissantes.

--Soit, ma mère, dit Antonine sans baisser les yeux, je n'épouserai pas Dournof sans votre bénédiction, puisque vous me menacez d'un chatiment si cruel, mais je n'épouserai pas non plus Titolof.

--Tu l'épouseras à la fin du carême, ou je te maudis.

--Je ne l'épouserai pas, ma mère; j'aimerais mieux mourir.

--On n'en meurt pas, dit madame Karzof en souriant amèrement; j'ai répondu exactement la même chose à ma propre mère il y a trente-sept ans, quand il s'est agi d'épouser ton père.

--Toutes les ames ne sont pas pareilles, dit lentement Antonine.

--Heureusement! Car je crois que la tienne est l'oeuvre du démon. En attendant, c'est ton Dournof qui t'inspire cette belle résistance; j'ai été bien peu intelligente de ne pas le mettre à la porte le jour qu'il a fait cette ridicule demande. C'est à vous deux que vous avez comploté de me faire perdre patience! Attends, je vais lui écrire qu'il ne se représente plus devant mes yeux.

Elle s'assit et écrivit à la hate trois mots qu'elle envoya aussit?t chez Dournof. Puis une réflexion lui vint.

--Tu pourrais bien le voir chez madame Frakine, elle est si peu difficile sur le choix de ceux qu'elle re?oit! mais tu n'iras plus sans moi, et de plus je vais lui faire savoir que, si elle tient à mon amitié, elle ait à tenir dehors ce coureur de fortunes.

Elle expédia aussi vite que le premier un second billet, et regarda ensuite sa fille, toujours debout devant elle:

--Va dans ta chambre, dit-elle, et tache de réfléchir.

Titolof arriva dans l'après-midi; une table avec les images avait été préparée. M. et madame Karzof l'attendaient dans le salon. Quand il fut venu, on envoya chercher Antonine, qui apparut pale comme la cendre et défaillante, mais d'une apparence digne et fière.

En s'entendant demander officiellement sa main, elle eut envie d'adjurer cet homme, de lui dire qu'elle en aimait un autre et de lui demander grace; mais sa nature concentrée, ennemie de toute démonstration extérieure, la fit reculer devant cette scène qu'elle trouvait d'avance bête et théatrale. Elle se promit de lui faire entendre raison à un moment où ils seraient seuls.

M. et madame Karzof répondirent pour leur fille qui n'ouvrit pas la bouche, bénirent les fiancés avec les images saintes, et une conversation s'établit entre les trois personnages, si peu intéressante et si lourde à porter, que le fiancé prétexta un devoir de service et se retira au bout d'un quart d'heure, après avoir baisé respectueusement la main inerte d'Antonine. Dès qu'il eut quitté l'appartement, la jeune fille se retira dans sa chambre en refusant de d?ner.

Pendant que M. et madame Karzof, assez penauds de ce résultat, prenaient en tête-à-tête un repas qui ne leur paraissait pas bon, la Niania, qui ne servait jamais à table, se glissa près d'Antonine. En la voyant, celle-ci, affaissée dans un fauteuil, tourna la tête de son c?té et lui tendit la main.

--Ils t'ont forcé mon ange du ciel? dit la vieille femme en baisant la main de son enfant d'adoption.

--Oui, dit Antonine, mais je ne l'épouserai pas!

--Hélas! ma chérie, soupira la Niania, contre la volonté du Tsar et celle des parents, il n'y a pas de recours!

--Niania, dit Antonine après un moment de silence, il faut que je voie Dournof.

--Eh bien, ma beauté, chez madame Frakine ce soir!

--Je n'irai pas chez madame Frakine, ma mère craint que je ne l'y voie. Niania, reprit Antonine en se redressant et en regardant sa vieille bonne, je veux voir Dournof aujourd'hui.

--Où, seigneur Dieu? Comment? s'écria la Niania en levant les bras au ciel.

--C'est mon affaire, dit Antonine en continuant à la regarder avec autorité. Va dire à ma mère que je désirerais aller aux vêpres ce soir.

--Aux vêpres? c'est une bonne pensée, ma chérie; la prière calmera ta pauvre petite ame affligée; j'y vais tout de suite.

Au bout d'un instant, la Niania revint, apportant la permission demandée. L'heure des vêpres n'était pas bien éloignée. Antonine dépouilla son costume de fête; elle arracha de sa tête avec colère le ruban rose que sa mère y avait mis, et frotta longtemps la place où les lèvres de Titolof avaient touché sa main. Puis elle attendit sa Niania.

Vers sept heures, celle-ci apparut, d?ment encapuchonnée, portant la pelisse de sa jeune ma?tresse, qui s'en revêtit sans perdre de temps. Elles sortirent toutes deux et firent quelques pas; mais au premier tournant, la Niania arrêta Antonine par la manche.

--Tu te trompes de chemin, ma chérie: l'église est par ici.

--Nous irons à l'église plus tard, dit Antonine. Suis-moi.

La Niania fit quelques pas; elle était obligée de courir presque pour marcher de concert avec la jeune fille.

--Ma beauté, ma petite chérie, où vas tu? demanda-t-elle avec crainte.

--Tu as dit que tu donnerais ton salut éternel pour me sauver, répondit Antonine; suis-moi sans rien demander de plus.

La Niania baissa la tête et ne souffla plus mot.

Antonine traversa deux ou trois rues populeuses, pénétra dans une ruelle sombre, et sans hésiter,--elle avait pris plaisir à passer tant de fois devant cette maison pendant son hiver solitaire!--elle entra dans une maison simple et propre; elle monta un escalier de pierre, et au second elle sonna d'une main vigoureuse. La porte s'ouvrit, un rayon de lumière tomba sur le visage d'Antonine qui avait rejeté son capuchon.

--Antonine! Dieu t'envoie! sois bénie! cria la voix de Dournof, et sans plus rien dire, il emporta la jeune fille dans ses bras.

La Niania referma soigneusement la porte et les suivit dans le salon.

            
            

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