Chapter 5 No.5

Le résultat de tant de courses et de visites, sans compter deux journées entières employées à s'assurer un "tapeur" et des domestiques de renfort à veiller au souper, aux glaces, au thé, à la toilette d'Antonine, fut une violente courbature qui prit madame Karzof une heure avant le d?ner, le jour de son bai.

Il était trop tard pour reculer, cependant; la malheureuse mère, victime de son devoir, endossa en gémissement une robe de soie lilas, trop étroite, parce qu'elle la mettait rarement, et se tint de son mieux à l'entrée du salon pour recevoir ses visiteurs.

Il vint beaucoup de demoiselles, amenées par leurs mamans, et plus encore de jeunes gens: ceux-ci arrivaient tout seuls; une demi-douzaine de prétendants "sérieux" et une autre demi-douzaine de prétendants moins sérieux se groupèrent autour d'Antonine.

Celle-ci avait eu pour premier soin doter les bijoux dont sa mère l'avait chargée, ce qui lui avait attiré un coup d'oeil flamboyant, mais sans effet: très calme, pale comme de coutume, vêtue de blanc, elle recevait les hommages de ces inconnus avec une indifférence parfaite. L'escadron sacré se tenait à peu de distance, sous la conduite de Jean Karzof, que cette petite guerre amusait beaucoup.

On commen?a à danser; au moment où un des prétendants sérieux, homme d'une quarantaine d'années, chauve, un peu poussif, mais qui portait majestueusement des lunettes d'or sur son nez camus, s'inclinait devant Antonine pour la première valse, Jean la lui enleva sous ses besicles, et l'entra?na rapidement à l'autre bout du salon.

--Oh! Jean! s'écria madame Karzof. Quel polisson!

Cette exclamation, qui n'était pourtant pas de cérémonie, n'arriva pas aux oreilles du jeune homme. Très-affairé en apparence, il manoeuvrait pour faire passer sa soeur au moment voulu au bras de Dournof, sans la reconduire à sa place.

Le stratagème réussit parfaitement, et l'escadron sacré comprit aussit?t la manoeuvre. Après deux tours de valse, Dournof déposa Antonine sur une chaise, non loin de sa mère; mais au moment où les besicles se dirigeaient de ce c?té, un des séides d'Antonine l'enlevait pour la repasser à un autre, et ainsi de suite jusqu'au moment où la valse fut terminée.

En Russie, on ne danse pas toute une danse, sauf le quadrille, avec la même dame; ce serait une haute inconvenance. On se permet tout au plus deux ou trois tours de salon s'il est très-vaste, après quoi l'on ramène la dame à sa place, où elle a la faculté d'accepter ou de refuser ensuite tel cavalier qui lui convient. Cette mode, à coup sùr moins fatigante que la mode fran?aise, permet à tout le monde de danser à peu près avec tout le monde durant la même soirée, et devait fournir à Antonine de nombreux moyens d'esquiver les protégés de sa mère.

--Ecoute, lui dit sévèrement cette dernière, au moment où, occupée de ses devoirs de ma?tresse de maison, la jeune fille s'affairait à appareiller les quadrilles; ne danse pas avec ces petits jeunes gens, les amis de ton frère; tu peux les voir tous les jours; tu vois bien qu'il vient des gens convenables, sérieux, --c'est avec ceux-là qu'il faut danser, entends-tu?

Antonine fit un signe de tête, et s'esquiva. Lorsque les premières mesures de la contredanse retentirent, sa mère vit avec horreur qu'elle dansait avec un des "petits jeunes gens"! Elle lui adressa de loin une verte semonce, qui fut perdue, comme le reste.

--Pourquoi m'as tu désobéi? dit madame Karzof en rejoignant sa fille dans la salle à manger, dès que la musique eut cessé.

--Mais, maman, ce n'est pas ma faute si Matvéief m'a invitée avant les autres! Je ne pouvais pas me douter que le gros monsieur m'inviterait.

--Le gros monsieur? répéta la mère effarée.

--Eh oui! le gros monsieur à lunettes. A son age, est-ce qu'on danse?

Après avoir enfoncé ce poignard dans le coeur de sa mère, Antonine s'envola comme un papillon.

Dix heures avaient sonné, et le phénix des prétendants, le général de trente-cinq ans, décoré de Sainte-Anne, n'était pas encore arrivé. Madame Karzof jetait des regards inquiets, tant?t sur sa fille, qui continuait à danser de préférence avec les "petits jeunes gens", tant?t sur la porte qui s'ouvrait souvent, mais pour laisser passer des visages connus. Enfin, sa bonne amie parut, vêtue d'une superbe robe de soie bleue, d'un bleu à faire rougir le ciel de juin, entra?nant dans le remous des plis de sa jupe le général Titolof, qui avait beaucoup de peine à se dépêtrer.

--Oh! oh! dit à demi-voix Dournof, placé derrière Antonine à ce moment, c'est sérieux, cette fois!

Le général Titolof avait, en effet, trente-cinq ans environ, c'est-à-dire trente-sept ans et onze mois; c'était un homme de belle prestance qui portait en avant un beau torse bombé, recouvert pour la circonstance d'un linge éblouissant et d'un gilet plus éblouissant encore. Le reste du corps, orné de drap fin, suivait ce torse magnifique; la tête qui surmontait le tout n'était pas indigne de cet ensemble; de beaux yeux gris, des sourcils noirs, une fine moustache noire, une virgule noire, des cheveux noirs très-fins et frisés au fer, et surtout, oh! si admirablement pommadés! Des gants paille, un chapeau gibus avec des initiales surmontées d'une couronne... Tout cela était parfait, si parfait, que Karzof enfon?a ses doigts dans les c?tés de Dournof qui sursauta.

--Comment peux-tu te comparer à cet oiseau-là? lui dit-il; mais tu n'es pas seulement digne de serrer la boucle de son gilet.

--Je la serrerais peut-être un tantinet trop fort, répondit Dournof d'un air méditatif en contemplant la beauté incontestable du général Titolof.

--Je veux aller voir s'il miaule ou s'il aboie, dit Jean; il est impossible que cette tête-là parle d'une voix humaine, comme toi et moi.

Titolof, suivant toujours la robe de soie bleue, était arrivé auprès de madame Karzof.

--Le général Titolof, mon ami, et celui de mon mari, dit la robe bleue en le présentant.

Les talons de Titolof se rapprochèrent; il inclina la tête avec un geste mécanique irréprochable, et la releva aussi gracieusement, puis se pencha sur la main potelée de madame Karzof, qu'il porta à ses lèvres.

--Enchantés, enchantés, murmura la bonne dame, en se retournant aussi vite que sa courbature le lui permettait.

--Je vais vous faire faire connaissance avec notre famille... Mon mari... Le mari salua. Mon fils, Jean...

Jean Karzof venait, bien mal à propos, de demander une polka au tapeur aveugle, et le salon retentissait des accords mélodieux des "folichons". Jean s'inclina devant le monsieur, qui lui serra la main à l'anglaise.

--Et ma fille Antonine, où est-elle, Jean?

--Là-bas, maman, répondit respectueusement le jeune homme.

Antonine était là-bas, en effet, qui dansait la polka avec un "petit jeune homme"; au moment où sa mère lui lan?ait un regard irrité, elle l'aper?ut qui quittait le petit jeune homme pour repartir aussit?t avec les besicles, et la colère de son regard se changea en une approbation qui devint du regret en retombant sur le général Titolof.

--Je vous la ferai voir tout à l'heure, général; passez donc par ici.

--Trop heureux, dit le général d'une voix suave.

Jean s'enfuit en pouffant de rire vers ses amis.

--Il ne miaule pas, dit-il, il bêle!

Antonine revint pourtant vers sa mère, car il fallait bien finir par là, et la présentation eut lieu.

--J'ai désiré me rapprocher de vous, mademoiselle, dit le général de sa voix melliflue; l'impression que vous avez faite sur moi est ineffa?able.

Antonine s'inclina légèrement comme pour dire: "En voilà assez!" Mais Titolof reprit:

--Je serais heureux que votre jolie bouche ajoutat une autorisation à celle que j'ai déjà re?ue de madame votre mère...

Antonine regarda sa mère... hélas! l'autorisation n'était que trop écrite dans le sourire qui éclairait le visage de madame Karzof.

--Réponds donc, Nina! dit celle-ci. Elle est si timide! ajouta-t-elle en s'adressant au général.

--Je ne sais quelle est l'autorisation que ma mère vous a accordée, monsieur, dit Antonine, rougissant de sa propre audace.

--Celle de vous présenter mes hommages respectueux...

--Antonine! cria un peu trop haut Jean Karzof, on a besoin de toi ici...

La jeune fille fit un petit salut qui pouvait passer à la rigueur pour un acquiescement, et disparut en murmurant:

--Veuillez m'excuser.

--Ces jeunes filles! dit sa mère en souriant, elles sont si farouches quand elles ont été bien élevées! et je puis me vanter que rien n'a terni l'ame de mon Antonine. Elle ne sait pas seulement ce qu'on veut d'elle...

Le général Titolof et madame Karzof se retirèrent dans la propre chambre à coucher de la vertueuse dame, convertie en boudoir pour la circonstance, et curent là une de ces conversations matrimoniales qui se terminent généralement par ces mots:

--C'est Dieu qui vous a envoyé sur mon chemin!

Toutes les belles-mères débutent ainsi, et tous les gendres commencent par là.

Titolof dansa plusieurs fois avec Antonine; son inexorable mère la retint auprès d'elle par la jupe jusqu'à ce que le général f?t venu s'incliner devant elle, le bras arrondi et la bouche en coeur. Mais au dernier moment pendant le cotillon qui suivait le souper, selon l'usage de cette époque, Antonine trouva moyen de ne pas échanger vingt paroles avec son cavalier. Elle dansait avec lui, mais à chaque minute elle lui était ravie pour une figure, de sorte que s'il se retira enchanté de lui-même, de sa conduite irréprochable et de ses manières exquises, la jeune fille eut la consolation, en le voyant partir, de penser qu'elle ne lui avait pas dit cinq phrases. Dournof emportait dans le gant de sa main gauche un petit billet au crayon contenant ces mots: "A vous ou à personne, je l'ai juré devant les images."

            
            

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