Chapter 10 No.10

Le coupon que Titolof avait apporté était le meilleur de tous; c'était une loge de barrière, contre la sortie des écuries; on y avait la première vue sur les merveilles de M. Bouthors, y compris les singes et les chiens. Un affreux vent coulis y arrivait, il est vrai, toutes les fois qu'on ouvrait les portes intérieures, mais nulle rose n'est sans épine; un autre facheux e?t peut-être allégué qu'on y recevait beaucoup de sable jeté par les pieds des chevaux; mais quand on va au cirque, n'est-ce pas pour avaler de la poussière?

Dans ce temps-là,--lointain, hélas!--les dames et les messieurs qui s'enlèvent les uns les autres à la force du poignet ou de la machoire jusqu'aux combles de l'édifice n'étaient pas encore à la mode; on n'y voyait pas beaucoup de Péruviens, dansant à quarante pieds de hauteur sur un fil de fer imperceptible; nul voltigeur aérien n'y passait d'un trapèze à l'autre en faisant pousser des cris d'effroi aux dames d'en dessous qui craignent probablement qu'il ne leur tombe sur la tête. Les cirques de cette époque montraient beaucoup de chevaux, de chiens, de singes, voir même un éléphant, gros comme un boeuf, ce qui prouvait, dans l'ordre inverse, un rare mérite, cet éléphant étant "le plus petit des géants connus". On ne voit pas trop ce que le public y perdait, la décence y gagnait peut-être. Mais ce qu'elle gagnait là, elle le perdait sans doute ailleurs, car le cirque était considéré comme un endroit périlleux, presque immoral, où les demoiselles ne venaient guère au-dessus de dix ou douze ans; on donnait tout exprès des matinées enfantines, auxquelles les jeunes filles pouvaient assister. L'arrivée d'une famille honnête et peu accoutumée aux fa?ons du lieu, dans une loge ordinairement occupée par la haute bicherie, fit un léger brouhaha, et cinquante lorgnettes se braquèrent sur Antonine. Elle rougit comme sous un affront, mais se remit bient?t, et s'abandonna à l'admiration générale avec une grande indifférence. Le vent coulis souillait sur ses épaules presque nues. Elle occupait naturellement la meilleure place, c'est-à-dire la plus rapprochée de la barrière. Elle avait tourné le dos aux écuyers, et de temps en temps un frisson passait sur elle.

--Tu as froid? lui dit sa mère, en voyant des alternatives de rougeur et de paleur marbrer le visage de la jeune fille.

--Non, maman je suis très-bien.

--Mettez-lui cela sur les épaules, monsieur Titolof, dit madame Karzof en lui passant un léger mantelet; il ne faut pas oublier qu'elle vient d'être malade.

Titolof arrangea gracieusement l'objet sur les épaules de la jeune fille, qui le remercia et continua à lorgner la salle. Au bout de trois minutes, le mantelet avait glissé derrière la chaise. A l'entr'acte, Titolof offrit des glaces; à part le vent coulis, il faisait horriblement chaud dans la salle trop éclairée et trop remplie. On accepta les glaces, et Antonine en redemanda. Elle va se faire passer pour gourmande! pensa la mère en lui faisant les gros yeux. Mais Antonine ne comprit pas le langage muet de ces yeux redoutables et se fit apporter une seconde glace.

--Est-ce que ce n'est pas imprudent? demanda madame Karzof.

--Non, maman, répondit la jeune fille qui s'était dépêchée de finir.

Elle tendit son assiette vide à Titolof et se remit à ses observations. La sortie du cirque est toujours très-encombrée, et l'ordre se fait lentement. Dans l'étroit boyau de planches où se pressait la foule, l'air froid arrivait du dehors chaque fois qu'on ouvrait la porte de la rue, et on l'ouvrait incessamment. Les messieurs étaient allés chercher leur voiture de louage et ne pouvaient parvenir à la trouver dans ce tohu-bohu d'équipages qui, parait-il, doit se reproduire à la sortie de tous les théatres imaginables.

--C'est le ciel qui me favorise, pensa Antonine. Et elle laissa glisser de ses épaules la pelisse fourrée qui les couvrait, et sous laquelle elle avait déjà eu le temps d'étouffer.

--Que fais-tu? lui dit sa mère en se retournant tout à coup, ta pelisse s'en va, tu vas t'enrhumer, remonte-la.

Oui, maman, répondit Antonine. Un instant après la pelisse était retombée.

Une main énergique la repla?a sur les épaules de la jeune fille qui fit un brusque mouvement. Elle rencontra les yeux de Dournof, qui ne la perdait point de vue depuis une heure.

--Tais-toi, dit-il tout bas, merci pour ton message.

--Va-t'en, chuchota Antonine, pendant que sa mère, haussée sur la pointe des pieds, cherchait à démêler le visage de son mari ou de son futur gendre parmi ceux qui se présentaient incessamment à la porte.

--Ne puis-je rester un peu?

--Non, non, va-t'en, répéta Antonine avec angoisse. Pas ici! pas maintenant! va t'en.

Il lui pressa la main et se perdit dans la foule. Aussit?t la pelisse retomba des épaules glacées de la jeune fille. Par instants elle sentait un frisson mortel la secouer de la tête aux pieds, une sorte de chatouillement étrange lui serrer la poitrine; elle ouvrit la bouche pour respirer, et l'air glacé entra largement dans ses poumons.

--C'est cela, se dit-elle avec une joie funèbre en sentant la fièvre la parcourir tout entière. C'est la mort clémente qui vient me délivrer.

--Les voici! cria madame Karzof en se précipitant vers la porte. Suis-moi, Nina!

Il s'écoula encore quelques minutes avant qu'ils fussent casés dans leur voiture. Ils partirent enfin. Antonine se retira sur-le-champ dans sa chambre, prétextant la fatigue, et trouva sa Niania qui l'attendait.

--J'ai vu ton ami, dit-elle; il a été bien heureux; il est allé au Cirque...

--Je le sais, je l'ai vu, répondit Antonine.

--Quelle voix singulière tu as! dit la Niania effrayée. Comme tu es rouge! est-ce que tu n'as pas pris froid?

--Moi! quelle idée! Va me chercher du thé.

La Niania revint avec une tasse de thé bouillant que la jeune fille but d'un trait.

--Tu vas te br?ler! fit observer la vieille servante.

--Ah! dit Antonine en riant, quels trembleurs vous êtes! "Tu vas te br?ler, tu vas t'enrhumer!" Entre le froid et le chaud n'y a-t-il pas de milieu?

La Niania regarda d'un oeil scrutateur son enfant de prédilection.

--Je ne sais pas, dit elle lentement, ce que tu médites, ma fille, mais ce n'est pas ton ange gardien qui t'a soufflé tes pensées aujourd'hui.

Antonine passa son bras au tour du cou de sa vieille bonne.

--Vois-tu, Nina, dit elle, je n'aime au monde que deux personnes, Dournof et toi. Souviens-toi de ces paroles.

--Eh! ma chérie, fit la Niania en la regardant avec tendresse et reproche tout à la fois, tu ajoutes un péché à un autre! Le Seigneur n'a-t-il pas dit: Tu honoreras ton père et ta mère, pour que Dieu te donne une vie pleine de jours?

Antonine sourit; ce sourire énigmatique ne fit que passer sur son visage.

--Va souper, ma bonne, dit-elle, je me mettrai au lit seule: tu viendras ranger ma chambre après souper.

La Niania obéit; la porte était à peine refermée sur elle qu'Antonine donna un tour de clef et courut à la fenêtre. La moiteur occasionnée par le breuvage br?lant perlait ses fines gouttelettes sur son front et ses tempes; elle rejeta sa robe sur son lit et se tint debout, les épaules et les bras nus, frissonnant sous le vent glacé qui s'engouffrait dans le store relevé comme dans la voile d'une barque. Elle resta longtemps ainsi; de temps en temps elle frissonnait; une paleur de cendre se répandait sur son visage, mais elle absorbait douloureusement l'air mortel, avec la fermeté d'une martyre.

Quiconque eut dit alors à la jeune fille que le suicide est un crime l'e?t trouvée sourde. Elle ne voulait plus vivre et ne voyait pas plus loin; d'ailleurs la mort qu'elle avait choisie serait lente à venir; elle avait le temps de se repentir, et de demander pardon à Dieu de sa faute.

Une horloge sonna minuit dans la pièce voisine. Antonine ferma la fenêtre, rouvrit la porte et se coucha tranquillement. A peine était-elle au lit que sa mère rentra.

--Qu'il fait froid ici! dit-elle en serrant autour de son cou un chale jeté sur ses épaules. Tu ne fais pas assez chauffer, Nina; ta chambre est une véritable glacière! Te sens-tu bien?

--Très-bien, maman, merci, répondit la jeune fille.

--Tu étais très-jolie ce soir; voilà comme il faut t'habiller, et non comme une religieuse. M. Titolof était enchanté de ta beauté et de ton amabilité; je vois que tu es une bonne fille, malgré tes petits caprices. Bonsoir.

Elle se pencha sur sa fille pour l'embrasser. Tout à coup les deux bras d'Antonine s'enlacèrent autour de son cou.

--Vous m'aimez pourtant maman, dit-elle d'une voix émue.

--Certainement je t'aime! Est-ce que cela se demande!

Antonine ne répondit pas: son étreinte se resserra, et elle embrassa sa mère sur la joue.

--Bénissez-moi, maman, dit-elle à voix basse.

Sa mère la bénit, lui fit encore quelques caresses et la quitta. La Niania rentra aussit?t sur la pointe du pied.

--Eh bien, ma colombe, tu as fait la paix avec ta mère?

--Oui... la paix éternelle, répondit Antonine.

--Que tu as d'étranges paroles! Dieu seul peut te comprendre!

--Dieu seul! répéta Antonine rêveuse.

Une rougeur fugitive montait par moments à ses joues; des tressaillements involontaires parcouraient son corps et faisaient onduler la couverture. La Niania regarda son enfant avec une persistance qui lui fit détourner les yeux.

--As-tu sommeil, Niania? lui demanda-t-elle, pour détourner son attention.

--Non, répondit la vieille femme.

--Moi non plus. Assieds toi là,--elle indiquait le pied de son lit,--et raconte-moi quelque chose.

--Eh! que veux-tu que je te raconte? fit la Niania en s'asseyant sur le bord de la couchette étroite et basse. Une vieille servante comme moi n'a rien à dire à personne!

--Comment, rien? Il ne t'est jamais rien arrivé?

--Rien qui vaille la peine d'être répété!

--Ce n'est pas possible, répondit Antonine. Je ne sais même pas si tu es fille, femme ou veuve! Il faut pourtant qu'il te soit arrivé quelque chose, quand ce ne serait que de te marier!

La Niania hocha deux ou trois fois la tête d'un air mélancolique.

--Je me suis mariée, dit elle, mais ce n'est pas intéressant.

--Raconte-le moi tout de même. Je t'en prie!

Non sans hésiter, la Niania prit le coin de son tablier et se mit à le rouler lentement, comme font les filles de la campagne quand elles parlent, et commen?a son histoire à voix basse:

            
            

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