Chapter 7 No.7

Le petit salon où Dournof avait entra?né sa fiancée était une pièce maussade, comme tous les garnis. Quelques plantes à feuillage vivace sur l'appui intérieur des fenêtres essayaient, mais en vain, de lui donner une apparence joyeuse. Un petit bureau, surchargé de papier; un gros tas de livres et de dossiers sur le parquet, un verre de thé à moitié vide sur un coin de table: tel était l'appartement du jeune homme.

Mais en ce moment Dournof planait au-dessus des misères terrestres: Antonine serrée contre son coeur, il ne sentait plus ni l'injure, ni la colère; il avait une foi absolue en celle qui venait si na?vement à lui comme à son consolateur.

Ils restèrent ainsi pendant une minute, sans songer à échanger une caresse; la Niania, restée debout près de la porte, les regardait et pleurait silencieuse ment; l'énergie avec laquelle cette rencontre avait été cherchée, le transport qui l'accueil fait, lui prouvait combien l'amour qui unissait les jeunes gens était sérieux et profond.

Enfin, Dournof relacha son étreinte, et présenta une chaise à Antonine. Le divan était encombré de papiers comme tout le reste; il en repoussa quelques-uns, se fit une petite place et s'assit en face de la jeune fille. La Niania resta debout; depuis qu'elle savait se tenir sur ses jambes, elle ne s'était jamais assise en présence des ma?tres.

--Je suis venue, dit Antonine d'une voix tremblante, parce que je voulais absolument vous parler; ma mère vous a offensé, je viens vous en demander pardon.

Dournof fit un geste d'indifférence. Il se souciait bien peu des offenses des autres, aussi longtemps qu'il serait aimé d'Antonine!

--Nous ne pourrons plus nous voir, continua la jeune fille; ma mère a déclaré que je ne sortirais plus sans elle; j'ai dit ce soir que j'allais à vêpres... C'est bon pour une fois.

Elle se tut. L'idée de ne plus voir Dournof était si douloureuse, qu'elle lui faisait oublier l'autre danger,--le mariage qu'on voulait lui infliger.

--Mais d'où vient tout cela? demanda le jeune homme.

--Titolof m'a demandée en mariage, dit-elle en levant les yeux sur lui.

--Eh bien?

--Et ils m'ont accordée.

--C'est impossible! s'écria Dournof en bondissant sur ses pieds. Ils n'ont pas fait cela!

--Ils l'ont fait.

--Et tu n'as pas résisté?

--J'ai dit à ma mère que je mourrais plut?t que de l'épouser.

--Qu'a telle dit?

--Que toutes les jeunes filles parlent de même, et elle a passé outre.

Dournof se mit à marcher de long en large dans la pièce étroite, éclairée par une seule bougie vacillante. Il avait croisé les bras et incliné sa tête sur sa poitrine, pour comprimer toutes les paroles amères qui bouillonnaient en lui, et qu'Antonine ne devait pas entendre. Il fit cinq ou six fois le tour du salon, puis s'arrêta devant la jeune fille.

--Antonine, dit il, j'ai encore de l'argent; partons tout de suite, ma mère te recevra bien, nous nous marierons là-bas. Veux tu?

Il attendit, debout devant elle, les bras toujours croisés.

--Non, dit Antonine, en le regardant avec une expression déchirante. Elle a dit qu'elle me maudirait.

--Te maudire? Et de quel droit? De quel droit cette mère impie, qui prétend sacrifier son enfant à son orgueil, à son intérêt, maudirait-elle l'ame loyale qui ne veut pas se vendre? Te maudire? Mais Dieu ne l'écouterait pas!

Antonine se tordit les mains, et ne répondit pas.

--Alors, continua Dournof, tu vas épouser cet homme ridicule?

--Non, dit la jeune fille.

Il se remit à marcher, en parlant cette fois.

--Vois-tu, dit-il, je quitte dès aujourd'hui mes travaux, et je cherche une place dans un ministère...

Antonine se leva.

--Je ne le veux pas, dit-elle avec autorité.

--Pourquoi?

--Ta carrière est ailleurs; je ne t'épouserais pas si je te voyais faiblir. Quand on a une idée vraiment grande, on ne l'a quitte ni pour une fortune ni pour une femme. On souffre, et l'on meurt.

--Antonine, cria Dournof, en se prosternant à ses pieds, tu es plus qu'une sainte, tu es une martyre!

La jeune fille secoua tristement la tête, et passa la main dans les boucles épaisses de la chevelure de son ami, agenouillé devant elle.

--Je t'aime, dit elle, et je veux que tu sois grand.

--Alors, suis-moi! reprit le jeune homme avec impétuosité. Je ne serai grand, si je dois jamais l'être, que par toi et pour toi; sans toi, ma vie n'existe pas.

--Vous avez travaillé avant de me conna?tre et avant de m'aimer, dit elle avec douceur. Le but que vous vouliez atteindre existe toujours. Dournof se leva, et se tint devant elle humblement.

--Tu vaux mille fois mieux que moi, dit-il sur le ton de la prière, mais vois-tu, Antonine, avant de te conna?tre, je n'étais qu'un enfant. Je suis un homme à présent; sais-tu ce qui m'a fait heureux? C'est la pensée sérieuse que tu as mise dans ma vie. Du jour où tu as promis de m'épouser, je me suis senti charge d'ame; j'ai pensé au foyer que je devais préparer pour te recevoir, aux difficultés de l'existence, où peut-être tu me demandais conseil; j'ai repoussé alors comme indignes bien des pensées que peut-être sans toi j'eusse accueillies avec complaisance. Quand on est jeune, vois-tu, on se laisse tenter facilement; je ne te l'ai pas dit, parce que rien ne devait troubler ton repos, et d'ailleurs j'étais s?r de ta réponse! Mais plusieurs fois on m'a proposé de l'argent pour arranger des affaires, des affaires que tu ne peux pas soup?onner. J'étais très-pauvre dans ce moment-là; une fois même, Antonine, c'était au moment de ta fête, je me creusais la tête pour trouver le moyen de t'offrir quelque bagatelle --j'ai failli succomber; l'affaire était honorable en apparence,-- mais la somme qu'on m'offrait était trop forte pour payer le simple accomplissement de mon devoir... J'ai eu méfiance, et j'ai refusé... Tu ne sauras jamais combien j'étais pauvre à ce moment-là, et combien j'ai été violemment tenté. Eh bien! si j'ai eu le courage de refuser, ce n'est pas parce que mes principes, mon éducation et tout cela m'ont retenu.. C'est parce que je t'aimais, et que si tu m'avais demandé où j'avais pris cet argent, je n'aurais pas osé te répondre toute la vérité. Tu es ma conscience, Antonine, mon honneur même! Dis, puis-je vivre sans toi?

Elle leva sur lui ses yeux noyés de larmes, mais de larmes d'orgueil et de joie.

--Ah! dit-elle, tu me consoles de toutes mes peines!

Ils se regardèrent un moment, ravis, oubliant toute souffrance.

--Tu es un homme de bien, dit la voix tremblante d'émotion de la Niania, toujours debout près de la porte.

Ils tressaillirent; ils se croyaient seuls. Cette voix les ramena sur la terre.

--Ah! soupira Antonine, les hommes comme toi sont rares. --Ce sera ma joie éternelle d'avoir été aimée par toi. Mais, écoute, Féodor, il y a autre chose, te dis-je, que l'amour d'une femme... N'as tu pas parlé de la patrie? N'as tu pas dit qu'elle a besoin de coeurs dévoués, de serviteurs désintéressés? N'est-il pas temps que la lèpre de fonctionnaires qui la ronge soit guérie par les ames courageuses qui travaillent pour rien ou pour peu--pour l'honneur d'être utiles? Ne veux-tu pas être de ceux-là?

Dournof serra fortement les deux mains qu'elle tendait vers lui.

--Eh bien, renonce à moi, aime la Russie. Elle te le rendra.

--Je ne renoncerai jamais à toi, dit Dournof d'une voix calme, où l'on sentait une force immense.

--Mais, si mes parents ne veulent pas?

--Je t'enlèverai, malgré toi, et je t'épouserai de force.

--Féodor, dit-elle, ne le fais pas; ma mère me maudirait.

--Qu'importe! dit-il avec colère.

--J'en mourrais;--je ne puis même supporter la pensée de la honte.

Elle se tut, et inclina sa tête sur ses mains pressés.

La voix de la Niania retentit dans la chambre mal éclairée; cette voix, sortant d'un corps qu'on ne voyait presque pas, prenait un accent presque prophétique.

--N'as-tu pas honte, Féodor Ivanitch, disait-elle, de vouloir entra?ner au mal notre chaste colombe? Tu sais bien qu'il n'y a pas de mariage valable devant Dieu, si les parents refusent le consentement, même quand un prêtre l'a béni! Pourquoi cherches-tu à séduire l'ame blanche de notre entant? C'est elle qui parle bien et toi qui penses mal Tu parlais bien, tout à l'heure, mais l'esprit du mal vient de passer sur tes lèvres.

La Niania se tut. Les jeunes gens avaient désuni leurs mains pendant qu'elle parlait, et se tenaient maintenant tous deux le front baissé comme des coupables.

--Adieu, dit Antonine à son ami, sans oser lever les yeux sur lui.

--Non, pas adieu, répondit-il; tu seras à moi, entends tu? Et si tes parents te forcent à épouser ce Titolof, si tu es sans force pour leur résister, quand tu sais si bien me résister à moi, --mariée à Titolof, tu n'en seras pas moins à moi.--J'enlèverais madame Titolof, puisque Antonine Karzof ne veut pas être ma femme.

Antonine poussa un cri et recula en se couvrant le visage de les deux mains.

--Honte! honte à toi! fit dans l'ombre la voix de la Niania, tu parles comme un sacrilège.

--Tant pis! s'écria Dournof hors de lui; d'autres vivent et prospèrent qui font le mal sans excuse; nous vivrons et nous prospérerons comme eux, nous qui n'avons voulu que le bien, et qu'on force à mal faire!

--Tu parles comme un insensé, dit la Niania toujours immobile. Si la mère qui t'a porté t'entendait parler, elle renierait le fils de ses entrailles, qui offense Dieu et sa bien-aimée.

--Pardon, pardon! s'écria Dournof. Je suis un malheureux, si malheureux, que je voudrais être mort! Pardonne-moi, Antonine!

Antonine étendit la main vers lui, et tra?a un signe de croix dans l'air, sur la poitrine du jeu ne homme.

--Que Dieu te donne la paix, dit-elle; moi. Je tacherai de bien faire... Si seulement j'étais s?re que tu ne seras pas malheureux!

--Alors, tu ne veux pas? fit Dournof en la serrant contre son coeur.

--Jamais, sans le consentement de nos parents.

--Je le leur demanderai encore une fuis, s'écria-t-il; malgré leur grossièreté et leur injustice...

--Ils ne te l'accorderont pas! dit Antonine. C'est un général qu'il leur faut pour gendre.

--Que feras-tu?

Elle sourit étrangement.

--Ne crains rien, dit-elle, on ne me mariera pas malgré moi. Je te jure que je ne serai pas la femme de Titolof.

--Ne jure pas, fit la Niania. Nul ne peut répondre de soi-même.

--Je jure, s'écria Antonine, en se prosternant devant l'image qui occupait un recoin de la chambre. Je jure ici pour la seconde fois de n'appartenir qu'à Dournof.

--Et moi, fit le jeune homme en lui pressant la main, je jure d'appartenir à Antonine jusqu'à la mort.

--Ce n'est pas bien, ce n'est pas bien! dit la Niania émergeant de l'ombre et secouant sa tête soucieuse. Il ne faut pas faire de serments! Viens, ma colombe, viens à l'église demander à Dieu pardon de ce péché Et toi, jeune homme, tu parles tant?t bien et tant?t mal: ton ame n'est pas encore délivrée des pièges du démon; nous prierons le Seigneur pour qu'il t'éclaire.

--Adieu, dit Antonine en se relevant docilement; adieu, mon fiancé, jusqu'à ce que la volonté de Dieu nous réunisse.

--Ce ne sera pas long, répliqua Dournof, d'une fa?on ou de l'autre...

--Jamais, répéta Antonine, jamais sans la permission de ma mère; elle m'a dit qu'elle maudirait mes enfants... jamais.

Il la reprit dans une étreinte suprême, mais sans chercher un baiser. Ces êtres purs et fiers craignaient de mollir. Ils se séparèrent; Antonine passa devant, et la Niania la suivit, après avoir fait le signe de la croix comme en quittant le lieu consacré.

Dournof, resté seul, regarda un instant la porte, qu'il ne songeait pas à fermer. Il lui semblait que tout son bonheur et tout le sang de ses veines étaient partis par là. Un frisson passa sur son corps, et il se décida à fermer cette porte.

Mais alors, il se sentit plus seul que jamais; il tomba sur le sol à l'endroit qu'avaient foulé les pieds d'Antonine, et pleura amèrement, lui qui n'avait encore jamais versé de larmes, même dans ses plus grandes douleurs.

            
            

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