Chapter 9 A BORD DU REQUIN

-Ah! dit le masque d'un ton amer, presque mena?ant; mieux vaut mille fois mourir, tout d'un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de languir empoisonné d'amour par une femme sans coeur!

Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous l'accastillage d'arrière.

-Rompez vos rangs! ordonna le ma?tre d'équipage.

Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries, avec un murmure semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles, mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu'on remarque, après une revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l'officier qui avait constaté la mort d'Auguste Tridon, monta sur la galerie.

Il salua très-civilement, s'agenouilla près de Kate, lui frotta Les tempes d'une essence particulière, et, tout en la rappelant au sentiment, il dit à Harriet avec l'aisance d'un homme du monde.

-Vous êtes, madame, à bord du Requin, un corsaire de fort bonne mine, comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l'appellent un pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, Nihil nomen... Ah! pardonnez-moi... un souvenir classique... Cette petite fille en reviendra... La voici qui ouvre les yeux... J'avais l'honneur de vous dire que vous naviguez sur le Requin... vous le saviez!... Vous y êtes en s?reté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station... Mais votre femme de chambre se remet; recuperat sensus... Allons, ma bonne, soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là... comme cela... encore un petit peu de courage... Vous y êtes!... n'ayez pas peur... ma chère, je ne suis pas un monstre, horribile monstrum.

-Ah! mon doux Jésus, comme j'ai vu des choses effrayantes! balbutia

Catherine, en roulant autour d'elle des yeux hagards.

-Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu'il y en a une vous y courez... Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes ne sont pas les mêmes, sublata causa, tollitur...

L'officier s'était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons et, s'adressant de nouveau à madame Stevenson:

-Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du Requin. On m'a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer la consigne qui vous regarde: primo: vous aurez, vous et cette intéressante enfant-il lan?a à Catherine un regard langoureux-toute liberté d'agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les heures de combat; secundo: il vous est accordé un appartement dans le gaillard d'arrière; tertio: votre table sera servie, comme vous le désirerez: chaque matin, vous n'aurez qu'à dresser le menu et à le remettre au ma?tre d'h?tel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme j'aurai l'avantage extrême de m'asseoir à votre table, mensam tuam par... je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); quarto: si un homme de l'équipage s'oubliait devant vous, il serait puni de la peine que vous requerriez contre lui; mais cela n'aura pas lieu, je m'en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n'aurez à souffrir de nos matelots, dociles sunt...; sexto: il vous est défendu, à vous et à mademoiselle, d'adresser la parole à qui que ce soit, sauf à votre serviteur très-respectueux qui, seul, jouira de la faveur inappréciable d'être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous; septièmement; c'est tout, totum est.

Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne permit pas à Harriet d'y glisser un mot. Elle se contenta d'examiner son interlocuteur.

Il était petit de taille, riche d'embonpoint, mafflé, lippu, rouge de figure, comme une pomme d'api. Il avait les yeux à fleur de tête, clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n'était en repos. Une circonstance l'obligeait-elle à rester debout, sans marcher, il dansait alternativement sur une jambe ou sur l'autre. Ses bras fonctionnaient sans cesse comme les ailes d'un télégraphe. On doutait qu'il se t?nt immobile même en dormant. Sa langue était dans une agitation perpétuelle, qui le for?ait à lire, à étudier, à penser tout haut.

On l'appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l'avaient rebaptisé le docteur Vif-Argent.

Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d'un lui devait la conservation de ses jours.

Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d'une école de médecine qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible.

Les attentions-un peu équivoques, il est vrai,-qu'il eut, tout d'abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l'esprit d'Harriet.

Le jugement de la jeune femme e?t pu se résumer ainsi.

-C'est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin!

Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu'il a eus pour une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la première d'une condition inférieure à la sienne?

Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson, pour descendre l'escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa sèchement par cette épigramme:

-Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a plus besoin que moi.

-C'est juste, dit le docteur, très-juste, madame, cette pauvre petite est encore faible; je vais l'aider.

Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge.

Harriet les suivit d'un air dédaigneux.

Ils traversèrent la batterie d'entrepont et entrèrent dans un magnifique salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du navire.

Le luxe et l'élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les appartements de l'Amirauté, à Londres, elle n'avait vu un ameublement aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d'un go?t aussi parfait.

Les merveilles de la tapisserie orientale et de l'ébénisterie occidentale avaient été mises contribution pour orner ce salon. Il était tendu en cachemire de l'Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l'entour.

Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon, couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile semblait appartenir à l'école flamande, mais, par la suavité de son coloris, l'école italienne la revendiquait hautement.

Un des plus merveilleux produits de la Turquie s'étalait sur le parquet.

Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier marqueté d'écaille.

Mais ce qui porta au comble l'émerveillement de madame Stevenson, ce fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe!

Un piano et une harpe sur un corsaire!

-Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque c?té, vous trouverez une chambre à coucher, l'une pour vous, l'autre pour mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins... mais il sera toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée pas...

-Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet.

Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s'être laissé prendre aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de soi qu'un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l'on en tirerait tout ce qu'on voudrait.

Madame Stevenson s'était rapidement fait ce raisonnement.

-Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m'avertira.

Et il montra un cordon pendant le long d'une des colonnettes.

-Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un moment.

-Disposez de moi, madame.

-Pourriez-vous me dire ce qu'on prétend faire de nous?

-Je l'ignore, madame, ignoro.

-Ah! vous l'ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne l'ignore pas, lui!

-Non, madame, il ne l'ignore pas, lui.

-C'est un homme masqué, que j'ai vu sur la galerie?

-C'est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie.

-Me serait-il possible de lui parler?

-Il ne vous serait pas possible de lui parler.

-Pourquoi cela?

Le major ne répondit pas.

-Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson en frappant du pied avec impatience.

-Tenez, madame, lisez, fit le docteur.

Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d'elle.

Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes:

RèGLEMENT DU REQUIN

ORGANISATION

ARTICLE 1. Tous les hommes à bord du Requin, ont juré fidélité, obéissance passive à leur capitaine-commandant;

ART. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort;

ART. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y être invité par lui;

ART. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection;

ART. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord;

ART. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble;

ART. 7. Il n'est tenu à aucun compte envers ses hommes;

ART. 8. Tout homme qui a pris du service sur le Requin, s'est

engagé pour la vie;

ART. 9. Il est enjoint a tous de tuer un déserteur partout où

ils le rencontreront;

ART. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait

pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur

lui-même;

ART. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant, mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout.

PUNITION

ARTICLE UNIQUE. Chaque infraction à la discipline peut être punie de mort.

OBSERVATION

Toute personne qui met le pied sur le Requin est soumise aux mêmes lois que les hommes de l'équipage.

Signé: LE REQUIN.

Le règlement était rédigé en fran?ais. Cette langue paraissait, du reste, la seule qu'on pariat à bord du navire.

-Une chose m'étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris connaissance du terrible document, c'est qu'il se trouve des gens assez niais pour accepter de pareilles conditions!

-Oh! dit le docteur, nous n'en manquons jamais, madame, nunquam deficiunt.

-Alors, monsieur, je suis votre prisonnière?

-Vous êtes notre prisonnière, pronon?a le major Vif-Argent, en reprenant le ton froid et la tournure discrète qu'il affectait chaque fois qu'elle l'interrogeait.

-Mais cette captivité durera-t-elle longtemps?

Il ne fit pas de réponse.

-Puis-je au moins écrire à votre commandant?

-Vous pouvez lui écrire.

-Ah! s'écria-t-elle en souriant, c'est déjà quelque chose. Je pensais bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui écrirai donc.

-Comme il vous plaira.

-Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre?

-Moi, madame.

-Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire...

-Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame.

Voulez-vous que je vous y introduise?

Volontiers, monsieur.

Et elle se leva, en disant à Kate en anglais:

-Viens.

Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d'un go?t aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards.

Catherine se croyait dans un palais enchanté.

-Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur madame Stevenson.

-Que c'est donc beau, madame! que c'est donc beau ici! s'exclamait Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d'or que dans l'église de Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames d'Halifax, avec ce qu'il y en a ici. C'est pas pour dire, mais ces pirates savent joliment faire les choses! ?a doit être un bon métier qu'ils ont là! Oh! mais s'ils ne se tuaient pas comme ?a, ?a me serait égal d'en épouser un...

-Le docteur qui vous a soignée, n'est-ce pas? dit Harriet en riant.

-Pourquoi pas, madame? il n'est pas mal, cet homme! Est-ce que vous croyez...

-Qu'il voudrait de vous?

Catherine essaya de rougir.

-Il me conviendrait assez, murmura-t-elle.

-Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un bruyant accès d'hilarité. Mais asseyez-vous, madame la doctoresse. Je vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur.

Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du papier, une plume, et, d'une main assurée, elle écrivit:

?Au commandant du Requin,

?La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n'ont point eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel but vous vous êtes emparé de sa personne.

?Un galant homme, f?t-il un pirate, ne refuse jamais une explication à une femme.

?HENRIETTE STEVENSON,

?Née de Grandfroy.

?A bord du Requin ce 23 juillet 1811.?

Elle cacheta son billet et y mit l'adresse:

?Au commandant du Requin.?

-Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m'aider à m'arranger un peu.

Par bonheur que j'ai en l'idée de prendre quelques effets avec moi.

-Mais, voyez donc, madame, s'écria la soubrette qui venait de soulever un rideau près du lit.

L'enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que fashionables.

-Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant les objets avec l'oeil exercé d'une coquette. Tout cela est à la dernière mode!

-Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie avec un ravissement inexprimable.

-Fi! s'écria Harriet.

-Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j'en suis s?re!

-Moi, mettre les loques d'une... de la ma?tresse de ces brigands, y songez-vous, Kate!

-Dame, on dirait qu'elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne! comme il y en a! comme elles sont belles!

-Il se pourrait, pourtant, qu'on les e?t placées là à mon intention, se dit madame Stevenson.

Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir rafra?chi sa toilette, elle rentra dans le salon.

Le docteur attendait.

Il re?ut l'ép?tre de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les mains du commandant.

-Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle.

-Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des patisseries!

Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta brusquement le salon.

Harriet était gourmande; il serait superflu d'ajouter que miss Kate partageait ce joli défaut.

Elles s'attablèrent amicalement, l'infortune ayant cela de bon qu'elle efface les distances, et mangèrent d'excellent appétit.

-Ah! ah! voici la preuve de mes soup?ons, s'écria tout à coup madame Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile de Hollande:

Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d'un A et d'un L, surmontés d'une couronne de comte.

            
            

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