Chapter 4 AU COTTAGE DE BELLEVUE

Les deux antagonistes s'étaient lèves en échangeant ces mots:

-Vous m'en rendrez raison, monsieur!

-Demain toute la journée, je me tiendrai à votre disposition.

Puis ils s'étaient éloignés, chacun d'un c?té.

Sans le vouloir, sans y penser, Arthur Lancelot serra la main de sa partenaire, mais il faillit manquer la figure qu'il dansait.

-Vous êtes distrait, monsieur; soyez plus attentif, je vous prie, on nous observe! lui dit tendrement Emmeline, qui s'attribuait bien gratuitement la cause de cette distraction.

-Ah! ma chère... commen?a le comte.

Mais s'apercevant que son qualificatif était un peu bien familier, il reprit, quoique la jeune fille, charmée, l'encourageat à continuer par un regard souriant:

-Ah! mademoiselle... pourrais-je n'être pas distrait!... en votre présence adorable, ajouta-t-il au bout d'un instant.

Emmeline ne tint pas compte de l'intervalle dont il avait séparé chaque membre de phrase, surtout le dernier. Elle fut convaincue que le coeur rebelle d'Arthur était enfin vaincu, subjugué, car jamais elle ne l'avait vu si ému.

C'est qu'elle aimait Lancelot depuis la première fois qu'elle l'avait rencontré à un bal, chez l'intendant maritime de la station, il y avait plus de huit mois déjà! Et huit mois, comme c'est long pour une personne qui n'a d'autre occupation que le travail fantaisiste d'une imagination fougueuse.

Ce soir-là fixa son avenir. Le comte fit, il est vrai, peu attention à elle; mais l'amour a du go?t pour les oppositions. On sait qu'il trouve à butiner son miel là où un indifférent ne voit que des épines ou du sable, et que, comme certains êtres animés, il (je parle toujours de l'amour) se nourrit au besoin de sa propre chair.

éprise du comte, Emmeline déploya toutes ses éloquentes finesses de femme pour l'attirer chez son père. Elle jouissait naturellement de la grande et excellente liberté que les moeurs anglaises accordent aux demoiselles; aussi pouvait-elle faire des invitations en son nom; et se conduire dans le monde comme chez nous une jeune dame de bon ton.

Mais la réussite de son projet ne présentait pas autant de difficultés qu'elle l'avait supposé, en entendant dire que le comte Lancelot était hautain, d'une politesse exquise, mais froide, d'une humeur épigrammatique, surtout avec les femmes; un dandy de haute saveur qui affectait d'être blasé sur tous les plaisirs.

Certes, ces rumeurs n'avaient rien d'agréable pour Emmeline. Cependant, elles irritèrent sa passion naissante plut?t qu'elles ne la refroidirent, et elle fut enchantée de voir que, dans cette soirée même, Arthur témoignait à son frère Bertrand une préférence marquée sur tous les autres jeunes gens.

La liaison entre eux fut très-prompte; elle fut bient?t très-étroite.

Emmeline s'en applaudit, quoique, parfois, elle se sentit piquée de la tiédeur que Lancelot avait pour elle, tandis qu'il manifestait pour Bertrand l'empressement le plus chaleureux.

Cette tiédeur à son endroit, il n'était guère possible de la considérer comme un fruit de la timidité, car avec un grand air de distinction et une conversation toujours raffinée, le comte était souvent hardi, provocant dans ses expressions. Mais l'amour est si ingénieux pour s'abuser, qu'Emmeline portait au compte de ce sentiment la réserve d'Arthur.

Myope et bavard, à son habitude, le public les disait enflammés l'un pour l'autre, et les mariait obligeamment chaque semaine.

Par ces courtes explications, on comprendra combien étaient précieuses à mademoiselle du Sault les plus légères prévenances du comte Arthur Lancelot.

Aussi, comme un lis s'incline sous la rosée bienfaisante du matin, courba-t-elle la tête, en rougissant, sous la caresse de sa dernière réponse.

-Vous êtes un flatteur, monsieur Arthur, murmura Emmeline pour dire quelque chose.

-On n'est pas flatteur avec ceux que l'on aime; mais toute flatterie palirait devant vous, reprit Lancelot de sa voix harmonieuse, dont on ne pouvait entendre le timbre musical sans en rêver.

Emmeline rougit de plus en plus fort; un pas encore et le comte lui faisait une déclaration. Il fallait l'y pousser. Et, tout en tournant dans la ronde, elle lui décocha cette réflexion d'une dangereuse na?veté:

-Oh! mais c'est qu'il y a aimer et aimer!

-Oui, répliqua Lancelot, par un bond qui pla?ait subitement un ab?me entre le coeur de la jeune fille et le sien, oui, on a de l'amitié pour ses amis, de l'amour pour ses ennemis!

Ce trait était acéré. Emmeline en frissonna. Il se pouvait néanmoins que ce f?t une de ces flèches sans portée sérieuse, comme le comte se plaisait à en lancer dans le monde, et qui lui avaient valu dans certaines coteries la réputation d'homme cynique. Emmeline essaya donc de prendre gaiement cette réplique, et elle repartit en souriant:

-Il ne s'agit plus que de savoir, monsieur, dans quelle catégorie vous me rangez?

La question était directe. Une réponse maladroite engagerait le coeur du jeune homme ou briserait celui de la jeune fille.

Mais Lancelot n'était pas un écolier. Il s'en tira par un mot à double entente.

-Oh! dit-il, le sourire aux lèvres, je range assurément mademoiselle du Sault parmi les personnes aimées. Mais voici le rill terminé, daignez m'excuser un instant, mademoiselle!

Il avait conduit Emmeline à un siège. Il la salua rapidement et rentra dans les salons.

Ses regards cherchèrent Bertrand; ils ne rencontrèrent que le capitaine

Irving, qui se disposait à partir.

-Pardon, lui dit Arthur Lancelot en s'approchant.

-Que me voulez-vous? fit l'officier avec hauteur.

-Vous dire un mot.

-Parlez.

-Pas ici, dans les jardins. Ce que j'ai à vous dire est entre nous.

-Il me semble que nous sommes seuls, dit sèchement le militaire.

-Eh bien, soit! puisque vous le voulez, causons ici.

-On y est aussi bien qu'ailleurs! reprit l'autre d'un ton bref.

-Vous savez que nous avons un compte à régler?

-Quel compte?

-Mais, dit Arthur d'un air dédaigneux, vous vous êtes permis d'être grossier...

L'officier devint cramoisi comme son uniforme.

-Grossier! répéta-t-il en grin?ant des dents.

-Je vous ai fait l'honneur de vous le dire, capitaine, reprit impertinemment Arthur.

-L'honneur! paltoquet! machonna Irving.

-Eh! oui, l'honneur! dit Lancelot sans s'émouvoir de l'irritation du militaire; donc vous vous êtes permis d'être grossier à mon égard, et j'espère que vous voudrez bien...

-Je vous tuerai comme un chien! hurla l'officier.

Plusieurs personnes, qui jouaient ou causaient à quelque distance, levèrent la tête.

-Pas si haut! dit Arthur; vous parlez à un homme qui n'est ni sourd, ni de mauvaise compagnie!

-Oh! oh! c'est trop fort! maugréa Irving, vous me donnerez satisfaction...

-Je l'entends bien ainsi!

-Fat!

-Les injures sont superflues, capitaine. A demain!

-A demain, monsieur! dit l'officier.

-Votre heure?

-Le plus t?t possible.

-Cela m'arrange parfaitement. Quatre heures du matin donc!

-Plus t?t si vous voulez! j'ai hate de vous faire la le?on, monsieur le dandy!

Et le capitaine Irving appuya sur ces mots avec l'emphase méprisante qu'un de nos troupiers, courroucé par un civil, mettrait à lui dire monsieur le pékin!

-Vos armes? demanda Arthur.

-Les v?tres?

-Oh! cela m'est égal.

-Alors, dit l'officier, nous prendrons le sabre.

-Le sabre, c'est un peu brutal, dit Lancelot en souriant.

-Vous refusez, blanc-bec? fit l'autre avec un haussement d'épaules.

-Du tout, du tout, capitaine. Le sabre m'accommode parfaitement. C'est une arme que j'affectionne. Et maintenant, convenons du lieu de la rencontre, s'il vous pla?t, car demain nous n'aurons pas le temps de prendre ces petits arrangements.

-Au creux d'Enfer, il y a une pelouse...

-Va pour le creux d'Enfer.

-A quatre heures, monsieur; je vous engage à faire vos dispositions testamentaires, car je dois vous dire que je suis de première force au sabre, reprit le capitaine en tortillant ses longs favoris roux.

-A quatre heures j'y serai, répondit tranquillement le comte Lancelot.

Et, saluant le militaire, il sortit du salon pour retourner à la danse, sans remarquer que mademoiselle du Sault quittait vivement une fenêtre ouverte de ce salon, à laquelle elle s'était tenue appuyée, derrière une treille, pendant la plus grande partie de l'entretien du comte et du capitaine.

Quand Arthur la rejoignit, elle causait avec son frère.

-Mon cher ami, lui dit Bertrand, je pars... vous m'excuserez; je ne suis pas encore très-solide... Mais restez avec Emmeline... je vous renverrai la voiture.

-C'est cela, dit la jeune fille. Il vaut mieux que tu rentres, mon bon frère... Monsieur le comte me ramènera... je l'espère.

Et son regard interrogateur demanda une réponse affirmative à Lancelot.

-Vous sentiriez-vous indisposé? dit celui-ci avec inquiétude.

-Nullement, nullement, mon cher.

-Mais le médecin lui a défendu les longues veillées, intervint

Emmeline.

-Oui, et bonsoir... Amusez-vous bien, dit Bertrand.

-Attendez encore un instant, fit Arthur.

-Oh! pour moi, je veux rester au bal jusqu'à la fin, s'écria la jeune fille en prenant le bras de Lancelot.

Celui-ci toussa d'un ton très-naturel en apparence, et il dit:

-Eh bien, c'est cela... oui... je ramènerai mademoiselle du Sault lorsqu'elle...

Il avait tra?né et prolongé sa phrase à dessein.

On vit tout à coup para?tre Samson, dont la tête énorme dominait de plus d'un pied les spectateurs.

-Ah! mon domestique! il y a quelque chose d'extraordinaire, dit Arthur avec un air de contrariété fort bien joué.

-Quelle figure de requin! s'écria Bertrand.

-Il mériterait certainement une place distinguée parmi les fameux

Requins de l'Atlantique, n'est-ce pas? reprit le comte en riant.

-Oui, ma?tre, dit Samson, avec son salut militaire.

-Tu m'apportes une nouvelle?

-Oui, ma?tre.

Et levant la main à la hauteur des yeux, il fit deux ou trois signes.

-Oh! mon Dieu, est-ce désolant! murmura le comte; voilà qu'une affaire...

Et s'adressant à Samson:

-Est-ce pressé?

-Oui, ma?tre.

-Allons, va devant!

-Oui, ma?tre, répondit le serviteur impassible, en se retournant tout d'une pièce, après avoir renouvelé son salut.

-Mademoiselle, dit alors Lancelot à Emmeline, je suis on ne peut plus affligé du contretemps...

-C'est bon, c'est bon, dit Bertrand, un mystère de plus sur votre bilan, mon cher. Nous vous en tiendrons compte, ma soeur et moi!

Puis à Emmeline, qui rayait avec dépit, du bout de son ombrelle, le sable de l'allée où ils devisaient:

-Pardonne-lui encore, petite soeur, mais à une condition.

-Et laquelle? s'enquit Lancelot.

-C'est que vous nous sacrifierez toute votre journée de demain.

-Oh! avec joie, si mademoiselle...

-Pouvez-vous douter que j'en sois heureuse! dit Emmeline avec un accent de reproche.

-Désirez-vous partir seul? demanda Bertrand.

-Non, non, mon cher; si vous ne le trouvez pas mauvais, je vous ramènerai.

-Quel bonheur! s'écria étourdiment Emmeline.

-Alors, je vais faire atteler.

-Allez, nous vous suivons.

Bertrand s'élan?a vers les communs, où les voitures avaient été remisées. Mais en courant, un papier tomba de sa poche.

Arthur aper?ut ce papier, qui échappa à l'attention d'Emmeline, trop absorbée par ses pensées pour regarder ce qui l'entourait.

Le comte l'entra?na du c?té où était tombé l'objet se baissa comme pour cueillir une fleur, le ramassa et le serra dans son gousset de montre.

-Quelle délicieuse soirée, et comme il m'e?t été bon de la passer tout entière avec vous, mademoiselle! disait-il, en même temps à Emmeline. Vous offrirais-je cet oeillet?

La jeune fille prit la fleur et la fixa à son corsage.

-Où êtes-vous? cria bient?t la voix de Bertrand.

-Ici, derrière le massif de rosiers, répondit Lancelot.

En entendant son frère, Emmeline avait tressailli. Elle arrêta son cavalier par un mouvement brusque et subit.

-Monsieur Arthur, lui dit-elle avec une vivacité fébrile, il faut que je vous parle... cette nuit...en secret... dans deux heures... à la petite porte du parc... elle sera ouverte!

Avant que le comte, extrêmement surpris de cette impérieuse déclaration e?t eu le temps d'y répondre, Bertrand arriva.

-La voiture est prête, dit-il.

-Nous sommes à vous, répondit Arthur.

Montant dans la calèche de M. du Sault, ils revinrent promptement à la ville.

Le voyage fut assez triste, chacun d'eux étant diversement, mais profondément préoccupé.

-Nous vous descendrons chez vous, dit Bertrand au comte, en traversant la rue de la Douane.

-Oh! je vous accompagnerai...

-Inutile, mon cher!... Voici votre porte! Bonne nuit!

-Bonne nuit à tous deux! dit Arthur en sautant à terre, après avoir pressé la main des jeunes gens.

La calèche reprit le grand trot. Et le comte siffla.

Samson, qui avait suivi par derrière, accourut au galop.

-Va seller Betzy et attends, lui dit Lancelot.

-Oui, ma?tre.

-Seulement, fais en sorte qu'on ne te voie pas.

-Oui, ma?tre.

-Dans une heure, tu conduiras Betzy sur le chemin de la villa du Sault, en dehors de la ville.

-Oui, ma?tre.

Le comte, alors, ouvrit la porte de la maison et monta à son appartement privé.

            
            

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