Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière Rouge, la Saskatchaouane, l'Assiniboine, et cette terre promise nommée la Colombie où la flore et la faune des parties de l'univers les plus riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce coin de l'autre hémisphère, des produits merveilleux dont l'excellence seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore l'ignorance ou l'apathie d'une portion de notre population, condamnée par son insouciance à végéter sur un sol épuis
é ou à languir, à s'étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières?
Un voyage de quelques semaines, quelques années d'un travail assidu, d'une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante, une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus brillants[9].
[Note 9: J'ai développé cette idée dans Une Famille de Naufragés, cinquième volume des Légendes de la Mer.]
Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa patrie adoptive plus de huit jours d'intervalle, on trouve, dans le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle, des avantages inimaginables.
Terres fertiles, bois giboyeux, la c?te la plus poissonneuse des deux continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de l'Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et cependant à peu près inconnus à la civilisation.
C'est l'?le d'Anticosti, dont l'exploration géologique officielle ne fut entreprise qu'en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction de sir William Logan[10]. et encore M. Murray qui fit cette exploration, ne pénétra-t-il qu'à dix ou douze milles à l'intérieur.
[Note 10: Voyez Exploration géologique du Canada, Rapport de progrès, années 1853-4-5-6, traduit par M. H. émile Chevalier, attaché à la Commission, un volume grand in 4°, avec plans, cartes, atlas.]
Située à l'embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovo?de, figurant un couteau dont la pointe perce l'Océan et dont la poignée est enchassée dans le golfe Saint-Laurent.
De l'est à l'ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest.
Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d'Halifax, la capitale de la Nouvelle-écosse.
C'est la clef du Saint-Laurent: Si l'on est surpris qu'elle ne soit pas colonisée, on l'est encore plus en remarquant que le gouvernement anglais n'a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison, car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions transatlantiques.
La plus grande partie de la c?te est bordée par des récifs à sec, quand la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze pieds d'eau.
Les bords de ces récifs s'étagent en précipices de cinq, dix et même trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement apprécier le danger par des sondages.
Ils se projettent dans l'Océan, jusqu'à un quart et un mille et demi du rivage, et se conforment aux ondulations de la c?te. Des blocs erratiques, quelques-uns d'une dimension énorme, en recouvrent un grand nombre.
La partie méridionale de l'?le est basse, entrecoupée de grèves sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l'embouchure de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et cent-cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou vingt pieds, au-dessus de la mer.
De la pointe sud-ouest, à l'extrémité ouest, les collines intérieures sont plus escarpées qu'à l'est. Elles se dressent en général graduellement jusqu'à cent-cinquante pieds, sur un intervalle de un à trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral, des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant quatre à cinq pieds de hauteur; d'autres sont marécageuses, plantées de bouquets d'arbres et parsemées de petits lacs.
La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s'élancent de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées productives et des rivières les divisent.
Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l'extrémité même de l'?le, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête d'Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord.
Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds.
Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c'est la baie du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la rivière au Saumon; de l'Ours, etc.
A l'aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être converties en havres excellents.
La ceinture de récifs, d'un mille environ de large, qui ourle le rivage, est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se servir des matériaux qu'on en tirerait, pour exhausser les flancs des excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer.
Les cours d'eau, que l'on rencontre sur la c?te septentrionale, sont très-nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la c?te, offriraient de grands avantages à l'industrie. L'eau des rivières est toujours plus ou moins calcaire.
Sur la c?te méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la
Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe.
Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix, sur le c?té sud, ainsi que le lac au Renard, sur le c?té nord, sont en réalité des lagunes d'eaux salées, soumises aux influences de la marée, et mêlées de l'eau douce des rivières.
Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de ruisseau, la truite saumonée, l'esturgeon, le doré et le poisson blanc. Le maquereau se presse en bancs épais autour de l'?le. Les phoques dont l'huile et la peau sont fort estimées, essaiment. Ils se foulent par milliers dans les baies et les lieux abrites. Les Indiens des ?les Mingan et du Labrador leur font une chasse active.
Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur résidence favorite. Fréquemment on les voit s'ébattre ou se chauffer au soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements. A l'intérieur d'Anticosti, la végétation est très-variée; mais en général, elle a planté ses racines dans un sol d'alluvion, composé d'une argile calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n'est pas trop favorable aux fortes essences de bois, mais on peut l'ameublir ou le drainer aisément.
La pruche en est l'arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la base, quatre-vingts à quatre vingt-dix pieds de haut. On y rencontre aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et des peupliers.
Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux; la pembina (viburnum, opulus); le groseillier rouge et noir, et une sorte de buisson donnant une baie violet-foncé très-savoureuse; le cannebergier et quelques pommiers.
La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier.
Toutes les parties de l'?le produisent en quantité une espèce de pois très-mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la nourriture des bestiaux.
Les pommes de terre viennent parfaitement.
Le peu d'orge et de blé, qu'on y a jamais semé, a donné un rendement des plus satisfaisants.
Anticosti renferme beaucoup d'animaux sauvages, entre autres: l'ours noir; le renard rouge, noir, argenté et la marte.
?Les renards et les martes sont très-abondants, dit M. Murray dans son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martes dans le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous v?mes des renards. Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés, animaux dont la fourrure se vend de six cent cinquante à sept cent cinquante francs pièce.?
Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a élu son domicile.
De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point.
Les animaux sont si peu poursuivis par l'homme, que sa vue ne les effraie pas.
M. Murray raconte, fort na?vement, l'anecdote suivante:
?On dit que les ours sont très-nombreux et les chasseurs rapportent les avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion, je n'en ai aper?u qu'un à la baie Gamache, deux près de la pointe au Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J'ai trouvé ce dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d'un rocher élevé et presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné, et ce ne fut qu'à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d'un phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui donner l'alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu'à ce qu'il e?t achevé sa carcasse, ce qui m'obligea, faute de fusil, à demeurer une demi-heure, spectateur de son repas.
?Quand il ne resta plus du phoque que les os, ma?tre Martin grimpa, tout à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près, perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la mer au moins.?
Pour compléter cette esquisse d'Anticosti, je n'ai plus qu'à dire un mot des matières économiques qu'elle contient, et dont l'exploitation suffirait à enrichir toute une population.
Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L'argile à briques, la marne coquillière d'eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les places abritées, les algues marines ont pousse à profusion; et on en pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter comme engrais dans les pays voisins.
Enfin, le littoral d'Anticosti est hérissé d'une accumulation de bois flottants telle, que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]:
[Note 11: J'ai visité Anticosti, en 1853.]
?Suivant le calcul que j'ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l'?le, ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes. Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu'on n'embarque pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la source principale.?
Je partage entièrement l'opinion de M. Murray. On sait que le commerce du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont lancés sur les cours d'eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits ainsi à un port d'embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et les bois sont entra?nés au loin.
[Note 12: Voir les Derniers Iroquois (Collection des Drames de l'Amérique du Nord).]
L'?le d'Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande artère des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale, re?oit la plupart de ces épaves.
Quoi qu'il en soit, cette ?le, dont le climat est tempéré, dont le sol et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd'hui encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares. Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s'animer, se défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne.