Chapter 8 LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE

-Je m'en doutais répondit madame Stevenson; mais écoutons encore!

Elles tendirent l'oreille et la tendirent vainement; la voix ne se fit plus entendre.

Après s'être penché deux ou trois fois sur ses flancs, le cutter avait bondi avec un onduleux mouvement d'avant en arrière, et maintenant il fondait la mer d'une course rapide.

Tout autour les ondes clapotaient et ruisselaient en bouillons frémissants.

Alors, Harriet commen?a à partager les craintes de sa femme de chambre.

Elles passèrent la journée à élever des conjectures sur les causes probables de leur enlèvement. Il n'était plus douteux quelles fussent au pouvoir des pirates, de ces terribles Requins de l'Atlantique, dont le nom seul semait l'effroi sur toute la c?te de l'Océan, depuis le golfe du Mexique jusqu'au détroit de Davis.

Madame Stevenson s'arrêtait volontiers à deux hypothèses, dont l'une, la plus erronée, ne manquait pas d'un certain charme mystérieux pour sa vanité.

-Lancelot était amoureux de moi, se disait-elle. C'est le chef de ces brigands, je le soup?onnais avec raison. Désespérant de me séduire, il a comploté un rapt. Ce qui le prouve, c'est que, la nuit dernière, il m'a épiée. En me voyant avec un amant, il aura été pris de jalousie et se sera déterminé à exécuter cette audacieuse entreprise. Mais peut-être aussi, pensait-elle, il s'est emparé de moi comme d'un otage, car sir Henry devait mettre prochainement à la voile, pour faire une rude guerre à ces forbans qui désolent les colonies.

Le soir la trouva encore ballottée entre ces suppositions.

Nulle voix, nul pas humain n'avait, depuis midi, résonné sur le pont du cutter.

On e?t dit qu'il était abandonné.

Le même mousse, qui avait apporté le déjeuner, puis le d?ner, servit le thé, alluma une lampe accrochée au lambris, et se retira sans qu'il f?t possible de lui arracher une parole.

Exaltée par ses inquiétudes et irritée par ce mutisme provocant, Catherine l'avait pourtant agonisé d'injures; elle était même allée jusqu'à le frapper, après s'être épuisée en supplications pour le faire parler; mais à tout cela, prières ou menaces, le jeune gar?on avait opposé une force d'inertie invincible.

Les deux femmes se couchèrent fort tristes, non sans s'être vivement querellées.

Même traitement, même genre de vie, le lendemain et le surlendemain.

Madame Stevenson passait tour à tour de l'exaspération à l'abattement; Kate était en proie à des révolutions semblables. Dans un de leur accès, elles essayèrent de forcer la serrure de la cabine. Effort inutile. La femme de chambre alors monta sur la table pour enfoncer la croisée; mais cette croisée était défendue par un grillage à mailles étroites, et le verre avait une épaisseur telle, que la pauvre fille usa ses ongles et ses doigts, sans parvenir à briser une vitre.

Elle retomba désespérée sur la banquette.

-Pourvu qu'ils ne nous écorchent pas toutes vives, ma sainte patronne! s'écria-t-elle.

Depuis le départ, elles n'avaient vu et entendu d'autres hommes que le mousse. Qui pouvait manoeuvrer, gouverner le batiment?

-Le diable! il n'y avait que le diable, répondait la soubrette à cette question cent fois réitérée.

Enfin, dans la matinée du troisième jour, elles sentirent que l'embarcation ralentissait sa marche, et, comme le temps était toujours serein, elles apprirent bient?t, par de longues oscillations du cutter, des embardées successives, et par des mugissements de flots puissamment refoulés, qu'elles approchaient de quelque gros vaisseau.

Une ombre s'étendit sur leur unique fenêtre. C'était la vergue d'un navire de grande dimension.

Madame Stevenson ne s'y trompa point.

-Nous allons donc conna?tre notre sort, dit-elle en donnant un coup d'oeil à sa toilette.

-Croyez-vous, madame? demanda Kate qui considérait un matelot établi à califourchon à l'extrémité de la vergue où il s'occupait à fixer des rabans. Mais, voyez donc, ajouta-t-elle, cet homme est aussi noir que ceux qui sont ici.

-Oui, dit Harriet, nous accostons probablement un des vaisseaux des pirates. Arrangez un peu mon chignon. Je ne veux point para?tre, en négligé, même devant ces coquins.

-Sainte Marie! avez-vous bien le coeur de pensera ces vanités, madame, quand...

-Faites ce que je vous dis.

-Mais, madame, ils nous égorgeront, les monstres!

-Nous sommes trop belles pour qu'ils se conduisent ainsi avec nous, repartit Harriet en souriant, car l'incertitude l'agitait plus que le péril lui-même, et elle avait recouvré une partie de sa hardiesse.

Curieuse, du reste, comme la plupart des femmes, madame Stevenson n'était pas fachée d'examiner de près ces trop fameux corsaires, que les rumeurs publiques posaient en héros de légende. Peut-être même, si elle en e?t ou le choix, e?t-elle alors, à une délivrance immédiate, préféré courir les risques de cette aventure romanesque.

Comme elle achevait de se coiffer, des voix retentirent.

-Laissez aller au vent.

-Carguez les focs.

-Bas la voile!

-Envoyez l'amarre.

Une salve d'artillerie ébranla l'air et l'eau. Le cutter en re?ut des ballottements si violents que madame Stevenson et sa femme de chambre durent se cramponner aux banquettes pour n'être pas renversées de c?té et d'autre.

-Ah! madame, madame! quel vacarme! j'en deviendrai sourde pour le reste de mes jours! s'écria Catherine.

Peu à peu, cependant, le Wish-on-Wish reprit son équilibre, et la pauvre suivante, qui n'avait jamais assisté à pareille danse, reprit aussi son assiette ordinaire.

La porte de la cabine s'ouvrit, et l'enseigne qui les avait amenées sur le cutter parut.

Mais il n'avait plus son uniforme de la marine royale; un costume de drap noir avec un double galon d'argent sur les bras le rempla?ait.

-Madame, dit-il en saluant poliment Harriet, veuillez, je vous prie, me suivre avec votre domestique.

-Faut-il emporter mes effets? demanda-t-elle en indiquant le sac de nuit.

-Comme il vous plaira

-Allons, Kate, prenez-le et venez, dit madame Stevenson.

Un spectacle étrange les attendait sur le pont.

Le cutter était amarré au flanc d'une frégate de guerre, dont les sabords béants montraient la bouche de vingt canons du plus fort calibre.

Comme le Wish-on-Wish, elle était entièrement noire, avec tous ses cordages et tous ses agrès.

Une seule chose tranchait effroyablement sur cette masse d'ébène.

C'était à l'éperon une figure gigantesque, représentant un requin, la gueule grande ouverte, peinte en rouge sanglant, et servant d'embrasure à une caronade énorme.

Cette monstrueuse machine roulait sur un pivot, ce qui donnait la faculté de lancer ses projectiles destructeurs soit en avant, soit à gauche.

Des espèces de meurtrières, pour des couleuvrines avaient de plus été percées tout le long du bastingage, dans les espaces laissés libres entre les canons.

Ce bastingage était fort élevé. Il permettait de tirer à couvert, même de la batterie supérieure ou barbette.

Des pointes en fer de deux pieds de long, sorte de chevaux de frise, hérissaient le plat-bord et en rendaient l'accès fort difficile. Au moyen d'un mécanisme ingénieux, on avan?ait, on faisait dispara?tre en un clin d'oeil, soit en partie soit en totalité, ce rempart de ba?onnettes, que les hommes du bord appelaient le Porc-épic.

Aucun nom ne paraissait à la proue ou à la poupe de leur navire, mais ils le nommaient le Requin.

Au point de vue de l'architecture navale, impossible de trouver un batiment plus solide à la mer, plus docile au gouvernail, plus souple à la voilure; impossible d'en trouver un qui un?t autant d'élégance à autant de force et d'ardeur.

Si, pourtant; il y avait son frère, son frère qu'on distinguait à un demi-mille au plus, sillant dans ses eaux et qui avait été construit sur un gabari exactement pareil, peint, disposé de même et lui ressemblait en tout, si ce n'est qu'au lieu d'une affreuse tête de requin, il présentait, sous son beaupré, une tête non moins affreuse de ca?man.

D'où ce vaisseau avait été baptisé le Ca?man.

Chacun d'eux portait un équipage nombreux dont tous les membres, mousses, simples matelots, sous-officiers, officiers, étaient habillés de noir.

Cet accoutrement, cet accoutrement lugubre, ajoutait encore à la hideur de leurs traits, à la férocité de leurs regards, à l'expression brutale de leur physionomie.

On se demandait quelle main d'acier pouvait dompter ces corps musculeux; quel esprit puissant, inflexible pouvait dominer ces natures farouches, ces appétits insatiables, contr?ler leurs volonté, les soumettre à sa loi.

Car une discipline sévère, admirablement entendue, régnait à bord. Au premier aspect, on le remarquait. Et ce fut la première découverte que fit madame Stevenson, muette de stupéfaction, après avoir, en femme de marin, embrassé dans un regard jusqu'aux plus menus détails de la scène qu'elle avait devant elle.

-Quel magnifique vaisseau! s'écria-t-elle avec enthousiasme. Comme tout y est bien proportionné, bien arrimé, bien ordonné! Je croyais que rien ne se pouvait comparer à un de nos batiments de guerre; mais en vérité, je n'ai jamais admiré une frégate qui approchat de celle-ci!

-?a n'empêche pas les matelots d'avoir l'oeil furieusement mauvais! marmotta miss Catherine. Ma sainte patronne, quels yeux ils nous font! Bien s?r qu'ils nous dévoreront!

Et la pauvre fille, tremblante, se signa dévotement.

-Voulez-vous vous donner la peine de monter, madame? dit l'enseigne à

Harriet.

Une échelle était fixée le long du navire.

La jeune femme et Kate la gravirent sans difficulté.

Au-dessus, entre le grand mat et le mat d'artimon, une étroite galerie reliait, comme un pont, les deux préceintes supérieures.

Sur cette galerie se tenait, debout, un porte-voix à la main, un homme distingué dans sa pose, mais le visage voilé par un masque de soie noire.

Tout son vêtement, composé d'un pantalon et d'une sorte de blouse serrée à la taille par une ceinture de cuir vernis, où pendaient un sabre richement damasquiné et des pistolets ornés de ciselures sur or et de pierreries, était aussi de soie noire.

Une toque, en velours noir, surmontée d'une plume de même couleur, couvrait sa tête.

Comme si l'on n'e?t attendu que l'arrivée des deux femmes, les tambours battirent dès qu'elles parurent.

Mais ce n'était point pour les saluer, car ces tambours étaient ceints d'un crêpe, et les notes lentes, solennelles que, comme un glas, ils laissaient tomber dans l'espace, annon?aient une cérémonie funèbre.

Madame Stevenson eut le frisson. Catherine ne comprenait pas trop, cependant elle tremblait.

-Attendez, dit leur guide en les arrêtant sur la passerelle.

Au son du tambour, une foule de matelots débouchèrent par les écoutilles et se formèrent en ligne, sur deux rangs.

Peu après, on vit encore sortir de l'entrepont un homme conduit par quatre marins.

Les épaules et la poitrine nues, les mains liées derrière le dos, les chevilles attachées par une cha?ne d'un pied et demi de long, il avait le front caché sous un long bonnet de coton blanc.

-Ah! mon dieu! mon dieu! Que va-t-il se passer? murmura Kate en se serrant timidement contre sa ma?tresse.

Celle-ci examinait attentivement le personnage masqué.

Il demeurait immobile comme un marbre.

Un roulement de tambour se fit entendre.

Puis une voix male commanda en fran?ais.

-Matelots! à vos rangs!

Après un moment de confusion légère dans les deux files, la même voix reprit:

-A droite, alignement... Fixe!

Il s'établit un silence complet, troublé seulement par le ronflement de la brise dans les voiles et le ruissellement de la mer contre la carène du vaisseau.

Le captif fut placé au bossoir de babord, à l'extrémité de la double haie de marins.

Un officier subalterne, qu'à ses insignes Harriet jugea être le ma?tre d'équipage, s'élan?a sur la galerie.

Il avait à la main un papier qu'il présenta respectueusement à l'homme masqué.

Celui-ci parcourut le papier, le rendit et glissa, à voix basse, quelques mots au ma?tre d'équipage, qui répondit:

-Oui, commandant.

Ensuite, il fit un signe auquel succéda un nouveau roulement de tambour.

Et le ma?tre d'équipage lut d'un ton distinct.

?A bord du Requin, ce jourd'hui, le vingt-trois

juillet mil huit cent onze.

?A été condamné à être pendu à la grand'vergue du grand mat, jusqu'à ce que mort s'ensuive, Georges-Auguste Tridon, dit le Rapineux, accusé et convaincu d'avoir, dans la prise du quinze courant, volé un galon d'argent et huit boutons d'uniforme.

?Signé: LE REQUIN.?

-Tridon, confesses-tu ton crime? demande le ma?tre d'équipage après avoir terminé sa lecture.

-Oui, répondit froidement l'accusé.

-Reconnais-tu la justice de l'arrêt qui te condamne?

-Oui.

-Eh bien, en faveur de tes aveux, de ta bonne conduite habituelle, et surtout du courage que tu as témoigné plus d'une fois, notre seigneur et ma?tre, la capitaine du Requin et du Ca?man, te fait grace...

A ce mot, aucun murmure ne s'éleva; les matelots restèrent impassibles; madame Stevenson crut que c'était une comédie, préparée à l'avance pour l'effrayer.

Quant à sa femme de chambre, pale, bouleversée, chancelante, plus morte que vive, elle se soutenait à la rampe de la galerie, pour ne pas tomber.

Mais le ma?tre d'équipage continua, après une pause de quelques secondes:

-... te fait grace de la corde. Il veut bien permettre que tu sois fusillé.

-Et je l'en remercie de tout mon coeur. Vive le commandant du Requin! cria le condamné.

-Vive le commandant du Requin! répéta l'équipage dans un choeur formidable.

Le masque conservait son attitude froide, imposante.

Madame Stevenson se sentait émue.

Les accents du tambour vibrèrent une troisième fois.

Le coupable recula de deux pas.

Trois hommes, armés de carabines, sortirent des rangs, se postèrent vis-à-vis de lui, à quelques pieds de la dunette.

Le malheureux s'agenouilla.

-Feu! ordonna-t-il intrépidement.

Une triple détonation se fit entendre; et Auguste Tridon tomba la face en avant.

Un officier s'approcha du corps, l'examina, le palpa; puis, se tournant vers le masque:

-Les trois balles ont transpercé le coeur. Il est mort, dit-il.

-Quels sont les hommes qui ont tiré? demanda le mystérieux inconnu, d'une voix qui causa un tressaillement à madame Stevenson.

-Eugène Lebrun, Paul Rouleau, Thomas Charron, répondit le ma?tre d'équipage.

-C'est bien; ce sont des braves, ils n'ont pas tremblé pour exécuter un camarade fautif; que leurs noms soient portés à l'ordre du jour.

-Oui, capitaine.

-Faites jeter le corps à l'eau.

Deux boulets furent immédiatement attachés aux pieds du cadavre par ceux-mêmes qui avaient été ses bourreaux; et on le lan?a à l'Océan...

Qui, pendant ce drame, e?t scruté les visages de tous les hommes à bord du Requin, n'y e?t pas observé une seule contraction, un seul mouvement des muscles.

C'étaient des statues, des bronzes.

-Horrible! oh! horrible! s'écriait madame Stevenson frémissante.

Kate s'était évanouis

            
            

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