Nous avons dit qu'en entendant un bruit de pas dans l'allée, madame
Harriet Stevenson était rentrée dans sa chambre.
En une seconde, elle eut quitté son peignoir et se fut pelotonnée dans son lit.
Vivement émue, elle prêta une oreille attentive. Mais les battements désordonnés de son coeur neutralisaient tous les efforts qu'elle faisait pour écouter. Peu à peu, cependant, le sang cessa de courir précipitamment dans ses veines; elle se calma; sa frayeur se dissipa. Elle se releva, promena autour d'elle un regard timide, et marcha sur la pointe des pieds, vers la fenêtre.
La nuit était claire, sereine. Les yeux d'Harriet plongèrent dans les avenues sans rien distinguer qui la p?t inquiéter. Tout paraissait tranquille au dehors; seuls les feuillages élevaient leurs voix frémissantes doucement balancés par la brise du matin.
-C'est singulier, se dit madame Stevenson; je suis pourtant bien s?re qu'on a marché dans le jardin... Ah! qu'est-ce que j'aper?ois!... Non, ce n'est rien, une erreur de mes sens, si j'osais, je sortirais... maintenant, je ne pourrais dormir... Appelons Kate.
Elle agita une sonnette.
Au bout de cinq minutes, une jeune servante, à la mine effrontée, se montra.
Elle tenait d'une main un fichu à moitié croisé sur sa poitrine, et de l'autre un jupon, qu'elle n'avait pas eu le temps d'attacher.
-Qu'y a-t-il, madame? dit-elle en baillant.
-Vous ne veillez donc pas, Kate! répondit madame Stevenson avec humeur.
-Ah! je me suis endormie; madame était si longue! répartit la soubrette d'une voix insolente.
Sa ma?tresse avait sans doute des raisons pour ne la point rudoyer, car elle reprit moins haut:
-Et vous n'avez rien entendu?
-Entendu... quoi?
-Mais il y avait quelqu'un dans le jardin.
-Sans doute, il y avait le cavalier à madame, répliqua impertinemment
Kate.
Madame Stevenson fut blessée.
-Vous prenez un ton..., dit-elle.
-Ah! si madame n'est pas contente de mes services... fit la servante.
-Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela.
-Ce n'est déjà pas si amusant ici! continua Kate.
-Que vous manque-t-il? ne suis-je pas généreuse?
-Il faut passer les nuits...
-Mais je vous paie.
-Ce serait du propre, si vous ne me payiez pas, riposta la domestique avec un accent revêche.
-Voyons, voyons, ma bonne Kate, ne faites pas ainsi la méchante, dit madame Stevenson, en prenant sur une crédence, une couronne en or qu'elle glissa dans la main de sa camériste.
-Merci, dit avec une révérence, Kate, dont le visage chafouin prit aussit?t un air soumis et respectueux.
-Alors, dit Harriet, vous n'avez rien entendu?
-Rien, madame, je m'étais endormie.
-Il n'est entré personne dans la maison?
-Oh! pour cela, non.
-Vous en êtes certaine!
-C'est moi-même qui ai verrouillé les portes, madame.
-Et celle du jardin?
-Je l'ai aussi fermée dès que monsieur...
-C'est bon, c'est bon, dit vivement madame Stevenson. Pourtant on nous a épiés. Je n'en puis douter.
-épiés, et qui ?a pourrait-il être?
-Mon mari, répondit-elle d'un ton songeur.
-Lui! ah! Sainte-Vierge, il n'y pense guère, le pauvre cher homme! s'écria Kate, en souriant. Je parie qu'il dort comme une pioche sur son hamac. Sir Henry vous épier! on ne me fera jamais accroire cela, madame; non, jamais de jamais?
-Alors, comme vous venez de le dire, qui cela pourrait-il être?
-Madame se sera trompée.
-Du tout! du tout! on a piétiné, et très-fort dans le jardin.
-Un chat qui courait après sa chatte, dit Kate on éclatant de rire.
Madame Stevenson rougit jusqu'au blanc des yeux. Si elle n'e?t écouté que sa colère elle e?t battu cette fille impudente, qui la bravait aussi hardiment. Mais elle avait, comme la plupart des femmes légères, eu le tort de mettre une servante dans ses confidences, et celle-ci, comme le font les gens de sa classe, se vengeait alors sur sa ma?tresse des humiliations de la domesticité.
-Non, ce n'était point un chat, dit Harriet, en refoulant encore une fois son irritation.
-Peut-être le chien du jardinier. Il conna?t monsieur du...
-Pas plus un chien qu'un chat; c'était un homme.
-Pas possible, madame!
-J'en ai la conviction.
-Mais où était-il?
-Pas loin de nous, malheureusement!
-Et il pouvait vous entendre? demanda Kate, sans chercher à déguiser une joie maligne.
-Je le crains, ma chère enfant.
-Pourtant, reprit la soubrette, je ne vois pas comment il aurait pu s'introduire...
-Les baies sont si peu élevées!
-Quatre pieds de haut, madame, quatre! et des épines longues de deux doigts, pointues comme des lances!
-Si nous cherchions? dit Harriet.
-Si nous cherchions? répéta Kate surprise.
-Mais oui: dans le jardin. Il a d? laisser des traces!
-Quelles traces?
-Ses pieds ont sans doute fait des empreintes sur les plates-bandes.
-Et quand ils en auraient fait, à quoi cela nous avancerait-il?
-Oh! beaucoup. Nous saurions si c'est un homme du monde de...
-Et si c'était un voleur, madame!
-Vous avez peur?
-Dame! on ne vit pas deux fois!
-Je ne vous croyais pas poltronne. Mais c'est une idée. Allumez la petite lanterne dont nous nous servons dans nos excursions, et nous irons reconna?tre la piste.
-Je n'oserai jamais, dit Kate.
-Avec moi! s'écria résolument Harriet
-Même avec vous, madame.
-Si nous découvrons quelque chose, je vous donne une autre couronne.
La perspective de cette libéralité dorée, dissipa les frayeurs de la femme de chambre.
Elle acheva de fixer son jupon à sa ceinture, pendant que madame Stevenson s'enveloppait frileusement dans une mante et chaussait des mules oubliées au pied de son lit.
La lanterne fut allumée.
Pour ne point éveiller les soup?ons des autres domestiques, elles ouvrirent la fenêtre et toutes deux, Harriet la première, escaladant la balustrade du balcon, se trouvèrent dans le jardin.
A peine eurent-elles fait cinq ou six pas, que Kate poussa une exclamation.
-Qu'y a-t-il? interrogea madame Stevenson.
-Un mouchoir! un mouchoir au pied de cet arbre. Il est en soie! tenez, voyez, madame.
Et la soubrette tendit à sa ma?tresse un précieux foulard à coins délicatement brodés.
-Ce n'est pas à vous, ?a, madame, je connais tous vos mouchoirs aussi bien que les miens, dit Kate, pendant que madame Stevenson considérait curieusement le foulard.
-Un A, un L et une couronne de comte, murmura celle-ci qui venait de découvrir le chiffre.
-Et voici des pas joliment légers, joliment menus; on dirait des pas de femme, reprit la servante, mais il y a des talons. C'est un homme! sainte Marie! a-t-il les pieds petits celui-là!...
-Suivons ces pas, dit Harriet en mettant le mouchoir dans sa poche.
-Oh! mais, objecta Kate, s'il était caché...
-Vous ne voulez donc pas gagner la couronne?
-Si, madame; cependant...
-Ah! vous êtes une poule mouillée. Donnez-moi la lanterne; j'irai seule.
-Oh! je ne souffrirais pas...
-Eh bien, venez donc, peureuse!
Les traces des pas les conduisirent jusqu'à la haie. Là, on remarquait deux pieds profondément imprimés, comme les produirait un homme en sautant d'une certaine hauteur sur un sol mou.
-Ces pas ne sont assurément pas ceux de Bertrand, dit Harriet; outre qu'il a le pied plus grand que celui-ci, la pointe en est dirigée vers la maison. D'ailleurs, il ne s'est pas sauvé de ce c?té. Mais qui ?a peut-il être? A. L. une couronne de comte! En y rêvant, j'éclaircirai ce mystère. C'est assez, Kate, rentrons. Il fait un froid glacial, ce matin?
-êtes-vous contente de moi, madame?
-Oui, vous aurez la couronne et, de plus, mon vieux chale rouge qui vous pla?t tant.
-Comme madame est donc bonne! s'écria la camériste.
Et, à part, elle se dit:
-Oh! ce foulard, ce foulard, tu me le paieras plus cher que ?a.
Revenue dans sa chambre, madame Stevenson fit remplacer sa veilleuse par une lampe, congédia Kate, pla?a la lampe sur un guéridon près d'elle, se coucha et se mit à examiner de nouveau le mouchoir.
Beauté pale, blonde, fluette diaphane, figure de Keepsake, vrai type des vignettes anglaises, Harriet Stevenson, avec une imagination horriblement déréglée, n'avait ni sens, ni sensibilité. Le marbre n'est pas plus glacé que ne l'était son coeur, le bleu de l'Océan pas plus froid que le bleu de ses yeux.
Née d'un père émigré fran?ais, nommé de Grandfroy, et d'une mère anglaise, mariée fort jeune, à sir Henry Stevenson, vice-amiral, commandant la station d'Halifax, elle avait, à vingt-cinq ans, noué cent intrigues, dont plusieurs fort scandaleuses; elle s'était compromise de cent manières; les femmes la fuyaient, les hommes s'attelaient en foule à son char; on lui avait donné pour amants la plupart des officiers et des jeunes dandys de la ville, mais il n'en était pas un qui p?t se flatter d'avoir franchi la grille de ce balcon, où nous l'avons vue en conversation amoureuse avec Bertrand du Sault, pas un à qui elle se f?t entièrement livrée.
Marguerite de Bourgogne tuait ses amants après leur avoir livré les charmes de son corps, Harriet Stevenson, désespérait les siens après les avoir enivrés des perfides caresses de son esprit.
Laquelle l'emportait sur l'autre en monstruosité?
Le vice-amiral était-il un mari déshonoré qui fermait les yeux, ou un incrédule, ou un sceptique, ou un frondeur qui, connaissant le tempérament de sa femme, se moquait des victimes que faisait cette détestable sirène.
Mais, si on lui parlait d'une des escapades d'Harriet il souriait malicieusement et se frottait les mains.
Une nuit, il la surprit en tête-à-tête avec un jeune homme, dans une rue écartée.
-Le galant se crut perdu. Il lacha le bras de madame Stevenson et détala à toutes jambes.
Le vice-amiral courut après lui, le rattrapa, l'arrêta au collet.
-Mille écubiers, mon ami, lui dit-il, est-ce ainsi qu'à minuit on abandonne une femme au milieu de la chaussée! Allons, revenez bien vite faire vos excuses à madame Stevenson, sinon, je prends votre place.
Et ce n'était pas le seul trait de même nature qu'on prêtat à ce commode époux.
Certain officieux,-il y en a partout,-lui remit confidentiellement une lettre fort passionnée qu'Harriet avait écrit à un sous-lieutenant. Tout autre que sir Henry y e?t découvert la preuve d'un commerce adultère.
-Ah! dit-il, d'un ton ravi, après avoir lu la lettre d'un bout à l'autre, je ne savais pas que ma femme e?t un style aussi poétique. Il faudra que je lui en fasse compliment.
Le mariage n'était donc pas une cha?ne pesante pour Harriet. Et l'on a vu qu'elle usait largement de la liberté que lui laissait sir Henry. Tombé dans les filets de cette affreuse coquette, Bertrand du Sault était destiné au même sort que ses devanciers. Et, comme il devenait trop exigeant, elle avait pris la détermination de lui donner son congé, la nuit même où, après l'avoir montré, nous achevons sa présentation à nos lecteurs.
-Un A, un L, une couronne de comte! qui ?a peut-il être? répétait-elle, en secouant la tête.
Elle réfléchit encore, et tout à coup:
-Ah! suis-je sotte, s'écria-t-elle, ce chiffre, c'est le chiffre de monsieur le comte Arthur de Lancelot, ce faquin dont le r?le ténébreux...
Oh! je le percerai à jour! Il a fait le dédaigneux avec moi, mais...! monsieur Lancelot! monsieur Lancelot, comte interlope; vous vous introduisez nuitamment... J'ai déjà sur votre personne des renseignements... Oh! nous verrons... Mais, qu'est-il venu faire? Que voulait-il... Est-ce que, par hasard, il m'aimerait?...
Le sommeil surprit la jeune femme au milieu de ce monologue.
Un violent coup de sonnette l'éveilla en sursaut.
-Madame, madame, cria Kate en entrant, tout effarée dans la chambre, sir Henry vous fait demander?
-Sir Henry! quel conte...
-Il a envoyé deux officiers. Il veut vous parler sur-le-champ. Son vaisseau appareille pour une expédition.
Harriet sauta à bas du lit.
-Donnez-moi une robe de chambre et habillez-moi lestement, dit-elle.
Sa toilette du matin terminée, madame Stevenson passa dans le parloir, où elle trouva effectivement deux enseignes de la marine anglaise, qui lui répétèrent que son mari désirait avoir un entretien avec elle, avant de partir en croisière contre les pirates qui infestaient le golfe.
-Le vaisseau-amiral est à un mille du port seulement, dirent-ils.
Ce message n'avait rien d'extraordinaire. Plusieurs fois déjà, sir Henry avait ainsi mandé sa femme. L'heure n'était même pas indue, puisque probablement, on profitait d'un vent favorable pour mettre à la voile. Madame Stevenson pria les enseignes d'attendre un moment. Elle rentra dans sa chambre, se vêtit chaudement et commanda à Kate de l'accompagner.
Cet ordre ne parut pas faire plaisir aux officiers; mais ils se contentèrent d'exprimer leur contrariété par un regard d'intelligence qui échappa aux deux femmes.
On se mit en route. Il était cinq heures du matin.
Dans le port, au pied du quai du Marché, se balan?ait une chaloupe, conduite par six vigoureux rameurs, portant, comme les enseignes, l'uniforme de la marine royale.
Le pavillon amiral flottait à bord de la chaloupe qui partit aussit?t après avoir re?u ses passagers.
Ils traversèrent la rade en silence; mais dès qu'ils endurent sortis, madame Stevenson s'aper?ut que l'embarcation pointait dans une direction contraire à celle où elle savait que l'escadrille anglaise se tenait en observation.
Elle en fit la remarque à l'enseigne qui gouvernait.
-Madame, répondit-il froidement, ce n'est point le vaisseau-amiral que nous allons rejoindre, mais le cutter des Requins de l'Atlantique. tique.