Chapter 3 Pourquoi Moi

Je suis Ayola, étudiante en troisième année de sociologie-anthropologie. J'ai obtenu ma licence cette année 2019. Je me préparais pour une sortie pédagogique dans le Mono, un département situé dans le sud du Bénin, où j'avais obtenu mon CEP, BEPC et BAC. Mon thème de soutenance portait sur la culture Adja. Je m'étais installée à Comé, une ville située à près de 53 kilomètres de Lokossa, car mes parents y résidaient. Orpheline de mère depuis l'âge de 10 ans, je devais m'occuper de mon père, devenu de plus en plus faible, tout en travaillant sur mon rapport de formation.

Ce matin-là, j'avais eu une discussion avec lui concernant ma situation budgétaire. Rien ne semblait prometteur, car je n'avais plus assez d'argent pour me rendre sur les lieux de recherche. Il était neuf heures, et la journée s'annonçait plutôt belle, avec un léger soleil qui se levait à l'horizon. J'étais seule à l'arrière du taxi lorsque j'entendis la voix d'une femme crier :

- Taxi... Taxi... Une personne.

Le conducteur du taxi s'arrêta. La portière s'ouvrit, et je m'attendais à voir une femme monter, mais c'est un homme qui apparut. Il prit du temps à s'installer, ce qui commença à irriter le chauffeur. Finalement, le passager réussit à s'asseoir, et je vis son visage.

Le chauffeur démarra, et je ne cessais de jeter des regards furtifs à l'homme assis à côté de moi. Non seulement il était présentable, mais il sentait aussi très bon. Ses doigts fins tenaient un stylo et un carnet dans lequel il griffonnait quelque chose que j'ignorais. Avec son visage aux traits fins, il semblait absorbé par son activité. Une forte envie me traversa : lui prendre son stylo pour écrire sur son carnet, « Vous êtes mignon ». Mais je n'en avais pas le courage !

Nous étions près du carrefour de Zoungbonou quand la voiture tomba en panne au milieu de la chaussée. L'un après l'autre, nous descendîmes. D'une manière ou d'une autre, nous nous retrouvâmes main dans la main pour traverser la voie, où voitures et motos passaient en continu. Une fois hors de la circulation, nous commençâmes à chercher un autre taxi. J'étais déjà en retard, mais le fait d'être avec lui me faisait perdre la notion du temps. C'est lui qui prit l'initiative de m'aborder en premier.

- Ce n'est plus tellement certain de vite trouver un taxi ici.

- Vous avez raison. Les chauffeurs font déjà le plein depuis le marché Sé.

- Exactement.

Cet homme me séduisait par sa belle voix masculine, son beau sourire et son visage angélique. Mais il ne s'en rendait pas compte.

Toujours pas de taxi. Il avait à présent tourné son regard de l'autre côté. C'est à ce moment-là que je révélai enfin ce que j'avais sur le cœur.

- Vous êtes un bel homme.

Il leva les yeux sur moi et me gratifia de son joli sourire.

- Vous êtes aussi une belle créature.

- Merci.

Enfin, un taxi arriva. Il ne restait qu'une place, et il me la laissa. Avant de partir, il glissa sa carte de visite dans ma main. Tard dans la soirée, je composai son numéro.

- « Bonjour ! Vous êtes sur la messagerie de Jean, veuillez laisser votre message. »

- Salut Jean. C'est Ayola. Nous nous sommes rencontrés ce matin... C'était pour te souhaiter une agréable nuit. Bye.

J'étais déjà dans mon lit, mon portable en main, en train de penser à lui. La sonnerie de mon téléphone me sortit de mes pensées. Mon cœur se mit à battre très fort. Je n'avais même pas pris le temps de lire le numéro avant de décrocher, tellement j'étais certaine que ce ne pouvait être que Jean. Mon intérieur brûlait de joie.

- Allô ?

- Salut ma chérie !

Mon enthousiasme s'éteignit brusquement. Une sensation étrange m'envahit.

- Salut Serge.

- Je ne savais pas que je te trouverais encore éveillée à cette heure-ci, d'autant plus que tu t'endors très vite ! As-tu un problème de santé ?

- Non. Pourquoi cette question ?

- Parce que tu ne me réponds pas bien, et j'ai pensé que tu étais peut-être grippée.

- Oh non. C'est parce que je somnolais déjà.

- Je te présente mes excuses, ma chérie. Je ne le savais pas. Je venais à peine de rentrer et j'avais envie de t'entendre avant de me coucher. Je passerai demain soir chez toi. J'ai hâte de te serrer dans mes bras. Bien des choses aux parents.

- Je ne manquerai pas.

- Tu ne me dis pas ce soir ta phrase habituelle ?

- Laquelle ?

- Bien. Je te la dirai moi : je t'aime, ma chérie.

Pour la première fois, j'hésitais à prononcer ces mots si simples, apparemment, à l'endroit de Serge.

- Je... t'aime aussi.

La nuit fut longue. Je n'avais pas bien dormi. Je n'avais pas cessé de penser à Serge, mon fiancé, et à Jean. Je ne comprenais plus mes sentiments. Que ressentais-je pour Jean ? Aimais-je encore Serge ? Toutes ces questions restaient sans réponse.

À cinq heures du matin, Jean m'appela. J'étais très heureuse de l'entendre. Il souhaitait que je passe à son bureau à n'importe quel moment de la journée.

- Je ne pourrai pas venir, Jean.

- Je t'en prie. J'ai tant de choses à te dire... Et je suppose que toi aussi.

- ... Ok. J'y serai.

Il était le directeur d'un grand hôtel dénommé *In Media Res*. Il n'avait que 25 ans.

Trois ans sont passés, et je n'ai jamais eu le courage de lui dire que j'avais un fiancé. Serge travaillait dans le tourisme et faisait constamment des voyages, mais cela ne l'empêchait pas de prendre régulièrement de mes nouvelles. J'avais continué mes études après la soutenance. Alors que Serge m'avait présentée comme sa future fiancée à ses parents, j'avais présenté Jean comme un simple ami aux miens, qui reconnaissaient déjà Serge comme mon fiancé depuis des années.

Arriva un moment où je ne savais plus quoi faire. Un jour, Jean me fit venir chez lui.

- Ayola, je t'aime plus que moi-même. Tu es ma joie de vivre et d'espérer.

- Je t'aime aussi, Jean. Plus que tu ne l'imagines.

Il en était heureux. Il prit ma main dans les siennes et me regarda dans les yeux.

- Ayola... Accepterais-tu d'être ma femme ?

Je restai muette, car je ne savais quoi dire. Et pourtant, j'étais éperdument amoureuse de lui.

- Dis quelque chose, je t'en prie.

- Jean... C'est que... j'aurais aimé te le dire depuis, mais...

- Me dire quoi ? Tu ne m'aimes pas suffisamment pour devenir ma femme. Est-ce cela ?

- Non ! C'est toi que j'aime, Jean. Je suis folle de toi et je n'aimerais pas te perdre.

Toujours aussi doux et compréhensif, Jean me serra contre lui et me rassura.

- Tu ne me perdras pas.

- Jean...

- Oui, ma dulcinée.

- Donne-moi un peu de temps...

- Tout le temps que tu voudras. Excuse-moi d'avoir précipité les choses.

Un soir, Serge est revenu d'un de ses innombrables voyages et est passé directement chez moi. Mes parents l'apprécient beaucoup. Jamais ils n'accepteraient que j'épouse un autre homme, qui, pourtant, occupe une place importante dans ma vie. Serge ne m'intéresse vraiment plus, comme ce fut le cas pendant des années, et je ne saurais l'expliquer. Habituellement, il me racontait son séjour dans les différents pays qu'il visitait.

On sonna à la porte, et mon père envoya la servante, arrivée il y a presque deux semaines, ouvrir le portail. En l'espace de trente secondes, je vis Jean entrer dans le salon, alors qu'il n'avait pas annoncé son arrivée.

- Ce n'est pas vrai ? Qui vois-je ? lança Serge.

- Cher ami ! Il y a des lustres que je ne t'ai pas vu !

Serge quitta son siège pour rejoindre son ami. Ils se serrèrent fortement la main et s'embrassèrent. J'avais envie de me fondre comme une glace et de disparaître. Les deux vieux amis discutaient de leur passé, évoquant le souvenir de leurs autres copains avec qui ils avaient fréquenté. Puis, au moment de se séparer, Serge demanda :

- Mais que cherches-tu donc ici ?

- Je suis venu rendre visite à Ayola.

- Je ne savais pas que vous vous connaissiez ! Que le monde est petit !

- Eh oui.

Après m'avoir saluée, Serge pria Jean de s'asseoir et lui demanda soudain s'il s'était déjà marié.

- Non. Mais j'ai une fiancée.

Puis, il posa son regard sur moi. Ma gorge était nouée.

- Et toi, Serge ?

- J'ai aussi une fiancée... Elle est juste en face de toi.

- Ayola ? s'étonna-t-il.

Serge, toujours souriant, ne se rendait compte de rien.

- Oui... Je l'adore. N'est-elle pas jolie, ma Ayola ?

J'avais envie de lui tordre le cou pour qu'il se taise un moment.

- ... Euh... Oui... Bien sûr... Ta Ayola est très jolie.

Une bouffée de chaleur m'enveloppa et mon ventre brûlait.

- Excusez-moi... Je vais demander à partir.

- Oh ! Pourquoi si vite ?

- C'était juste une visite de courtoisie.

Je me levai pour le raccompagner jusqu'au portail.

- D'accord. À tout moment, cher ami.

Lorsque nous nous retrouvâmes enfin seuls, il m'avoua que je l'avais profondément blessé.

- Comment as-tu pu me faire cela ?

- Jean... Je n'ai pas voulu te vexer... Je n'avais pas eu le courage de te le dire à temps. Malgré tout, je t'aime. Tu es toute ma vie, Jean.

- Ayola... Mes sentiments pour toi resteront les mêmes, malgré le mal que tu m'as infligé.

- Jean... Jean... Je...

Il ne m'écoutait plus. Il monta rapidement dans un taxi et disparut.

Depuis ce jour, Jean n'est jamais revenu. Malgré la lettre dans laquelle je lui expliquais ma conduite, il ne m'avait pas répondu. Des années plus tard, j'accouchai d'un beau garçon. Serge en était le père. Mes parents n'avaient pas voulu que je le quitte, et pourtant ils connaissaient déjà la vérité. Jean avait été l'unique homme que j'aie aimé, mais il était arrivé un peu tard dans ma vie. Pourquoi moi ?

Serge me rendit veuve très jeune. Il mourut d'une tumeur cérébrale. Un an après sa mort, je me rendis au Burkina Faso avec mon fils pour m'y reposer. J'avais choisi une auberge où nous passerions deux semaines. Je fus accueillie chaleureusement par une jeune dame mince et souriante.

La jeune dame baissa les yeux, visiblement attristée par ma réaction.

- Cela fait maintenant deux ans... Il a eu un accident de voiture. Nous avons perdu un homme bon et généreux.

Mes jambes faiblirent sous le choc, et je dus m'appuyer sur le comptoir pour ne pas tomber. Mon fils, encore endormi dans mes bras, ne réalisait pas ce qui se passait.

- Jean... est parti ? répétai-je d'une voix brisée.

Elle hocha la tête en silence. Des larmes chaudes coulèrent sur mes joues sans que je puisse les retenir. Mon cœur se serrait, envahi par une douleur profonde et sourde. Tant de souvenirs me revinrent à l'esprit, des moments que je croyais avoir enfouis.

- Il a laissé un grand vide ici... continua la jeune dame. Il était respecté de tous. Ses projets pour l'auberge étaient ambitieux, mais il tenait surtout à ce que chaque client se sente chez lui.

Je m'efforçai de reprendre mon souffle.

- Je... Je ne savais pas... Je suis désolée...

- Vous le connaissiez bien, n'est-ce pas ?

Je hochai la tête.

- Plus que vous ne pouvez l'imaginer...

Elle me regarda avec compassion.

- Si vous avez besoin de parler, je suis là.

- Merci...

Je pris la clé de la chambre et me dirigeai lentement vers les escaliers, le cœur lourd. Chaque pas me semblait interminable. En ouvrant la porte de la chambre, je déposai mon fils sur le lit et m'assis à côté de lui.

- Jean... soufflai-je. Pourquoi suis-je arrivée trop tard, encore une fois ?

Le silence de la pièce résonnait comme un écho de mes regrets. La vie avait joué son rôle cruel, en nous séparant à jamais. Je n'avais jamais eu la chance de lui dire tout ce que je ressentais, de lui demander pardon. Maintenant, il était trop tard.

Les larmes coulèrent librement. Mon fils se réveilla et me regarda avec ses grands yeux innocents. Il me toucha la joue, comme pour essuyer mes larmes.

- Maman... pourquoi tu pleures ?

Je le pris dans mes bras, l'étreignant comme si je pouvais ainsi apaiser ma douleur.

- Parce que parfois, mon chéri... le passé revient nous hanter.

À cet instant, je sus que je devais avancer, pour lui, pour moi... et en mémoire de Jean.

- Il y a de cela cinq ans. C'est deux ans après sa mort que j'ai commencé à exercer ici. Je ne l'avais jamais vu alors.

- A-t-il été malade ? A-t-il une famille ici ?

- Non. Sa famille vit à Cotonou. Il paraît qu'il n'avait pas de femme ni d'enfants. Aujourd'hui, c'est son cousin qui gère l'auberge.

- Je vous remercie de m'avoir accordé un peu de votre temps. Excusez-moi de vous avoir dérangée.

- Ce fut un plaisir. Excellente nuit à vous, Madame Ayola.

- Merci.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022