Chapter 7 LA CORRIDA

Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes sonnèrent.

C'était le signal impatiemment attendu annon?ant que le roi ordonnait de commencer.

Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au Torero.

Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête capara?onnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa lutte.

La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et les gradins.

Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre.

En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des areneros de Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se révélait à la dernière minute.

Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête.

Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame.

Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée.

C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de force et de noblesse impressionnantes.

En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le surprendre et le déconcerter.

Bient?t, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférat tuer le taureau, auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.

Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il e?t voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, attendant qu'il se décidat à prendre l'offensive.

Dès qu'il aper?ut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.

C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la lance en arrêt.

Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée fon?aient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule angoissée.

Le choc fut épouvantablement terrible.

De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.

Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide ses jambes de devant.

Un instant, on put craindre qu'il ne tombat à la renverse, écrasant son cavalier dans sa chute.

Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête, s'effor?aient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que l'on appelait la media-luna.

Tout à coup, sans qu'on p?t savoir par suite de quelle manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, comme s'il e?t voulu la franchir, tandis que le taureau poursuivait sa course en sens contraire.

Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, personne, on le con?oit, ne se souciant de rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant lui.

Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les c?tés, en agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était visible-toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très compréhensible-qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.

étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la deuxième passe serait plus terrible que la première.

Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et, voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre en le provoquant, en l'insultant, comme s'il e?t été à même de le comprendre.

-Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lache! couard! chien couchant!...

Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui avan?ait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice.

Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs de l'époque.

Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre.

Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour l'homme et criaient:

?Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! Donne-le à tes chiens!

D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:

?Viens-y! tu seras bien re?u! Il va te mettre les tripes au vent! Tu n'oseras pas y aller!?

Et Barba Roja avan?ait toujours, s'effor?ant de couvrir de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours son allure.

Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.

Contre toute attente, il n'y eut pas collision.

Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du c?té opposé.

Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être absolument s?r de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture f?t douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec une précision admirable, elle eut un succès complet.

Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de rubans.

Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, soit-plut?t-chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de cette course.

Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute épreuve.

Mais Barba Roja avait à faire oublier la le?on que lui avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à voix haute.

Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus et mieux, et, bien qu'il e?t senti son bras faiblir lors de son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.

C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait être considéré comme jeu d'enfant à c?té de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à poursuivre la course.

En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une le?on pour lui.

Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.

Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement dangereux.

Afin de permettre à leur ma?tre de parader un moment en promenant le trophée conquis, les aides de Barba Roja s'effor?aient de détourner de lui l'attention de l'animal.

Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour.

Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du g?te qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il e?t voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.

Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et fon?a sur elle à toute vitesse.

Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son c?té.

Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portat sur le c?té droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé par le chemin que l'homme lui indiquait.

Or, le taureau avait appris la manoeuvre.

Deux le?ons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait plus la lui faire.

Donc, le taureau fon?a droit devant lui comme il avait toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.

Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable.

Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.

Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, évanoui.

Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs haletants.

Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élan?aient au secours du ma?tre, les autres s'effor?aient de détourner de lui l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le capara?on de fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.

Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.

Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre c?té de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée et n'e?t poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité déconcertante.

Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.

Voici qui le prouve:

Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait donner une idée.

Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable.

Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le lacha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme.

Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.

Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait, c'était visible, atteindre à tout prix.

Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur ma?tre et s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.

Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes par l'horreur et l'angoisse.

La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.

A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent ainsi.

Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et, froidement:

-Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau garde du corps pour mon service particulier.

Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups redoublés qu'elle lui porterait.

Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi inerte...

A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.

Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues adjacentes:

?No?l! No?l! pour le brave gentilhomme!?

Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour voir.

Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors du balcon.

Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui tremblaient légèrement.

Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient voir.

Voir quoi?

Ceci:

Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure, ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la bête et Barba Roja.

Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante.

Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire livide:

?Monsieur de Pardaillan!?

Il y avait, dans la manière dont il pronon?a ces paroles, de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussit?t:

?Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son représentant.

-Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé.

-Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.

-Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de sa peau.

Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:

-Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement cette brute.

-Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.

-Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen que je vous ai indiqué.

Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout songeur.

Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il e?t été étonné.

Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son adversaire et, presque aussit?t, il la redressa et porta un coup foudroyant de rapidité.

Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à droite, de fa?on à bien viser l'endroit où il voulait Frapper.

Le taureau, de son c?té, ayant bien visé son but, fon?a tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.

Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en effa?ant à peine sa poitrine.

Enferré, le taureau ne bougea plus.

Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.

Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?

Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressais?t et le m?t en pièces?

Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.

A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs.

Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il venait de lui porter?

C'est ce que se demandait Pardaillan...

Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en avoir le coeur net, co?te que co?te. Brusquement, il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.

Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse.

Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On respira largement: on e?t dit qu'on craignait de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons violemment comprimés.

Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait d'accomplir cet exploit.

Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un coup de ma?tre prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort.

En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le mena?aient.

Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un accent de pitié inexprimable:

?Pauvre bête!...?

Ainsi, dans l'ingénuité de son ame, sa pitié allait à la bête qui l'e?t infailliblement broyé s'il n'e?t pris les devants.

En faisant ces réflexions plut?t désabusées, ses yeux tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégo?t.

Il aper?ut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient leur ma?tre, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà à tra?ner hors de la piste.

Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, tandis qu'il songeait:

?Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement sacrifiée??

Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide gentilhomme fran?ais, si fort et si brave, n'était pas quelque peu dément.

Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.

Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout ailleurs-ou à peu près-on souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, sa mort. ?On? s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à d'Espinosa.

Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de la brute.

Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:

-Eh bien, qu'avais-je dit?

-Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.

-Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me para?t bon.

-Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.

Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes.

-Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.

D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de hache:

-Trop tard! dit-il.

Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur n'acquies?at à la demande du roi.

Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister.

Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan.

            
            

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