Chapter 5 DANS L'ARèNE

A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de narrer, alancear en coso, c'est-à-dire jouter de la lance en champ clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la fran?aise étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y assister en spectateur.

Le sire qui descendait dans l'arène-roi, prince ou simple gentilhomme-tenait l'emploi du grand premier r?le: le matador. En même temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvat sa peau, tous les moyens lui étaient bons.

Les autres r?les étaient tenus par les gens de la suite du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune du ma?tre; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce jeu terriblement dangereux.

Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination.

La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de fa?on toute rudimentaire.

C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches.

La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se massaient derrière le roi.

Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par des cordes et gardés par des hommes d'armes.

Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était nombreuse.

Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très modeste-nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.

En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de capara?ons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.

Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper.

Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le prenaient jamais au dépourvu, et l'on e?t pu croire qu'il les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'effor?aient de détourner l'attention du taureau.

En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à c?té de laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On con?oit que ce voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.

Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de para?tre à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle que perdue dans la foule.

Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'e?t rien fait ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'e?t pu l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué.

La mort dans l'ame, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire.

Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il e?t fallu être invitée par le roi, et, pour être invitée, il e?t fallu qu'elle f?t de noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort qui était le sien.

Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec force oeillades et madrigaux, les hommes s'effa?aient, lui faisaient place.

C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvat seule à l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.

Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre c?té de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.

Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en de?à de l'enceinte réservée au populaire.

En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.

Peut-être se f?t-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place d'honneur, peut-être e?t-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.

Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi.

Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement placée, ne remarqua rien.

Pardaillan était parti de l'h?tellerie vers les deux heures. La course devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour franchir une distance qu'il e?t pu facilement parcourir en un quart d'heure.

Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait un signe imperceptible, tant?t à quelque mendiant, tant?t à un soldat, tant?t à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu par un autre signe, s'élan?ait aussit?t vers une destination inconnue.

Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on ne trouvat pas une place convenable pour le représentant de Sa Majesté le roi de France!

Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de fa?on plut?t cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, s?rement, devaient lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.

Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lachés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.

Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur avait mis à leur disposition.

Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui de son bras.

Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avan?ant d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait aprement, il avait l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée.

De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de près.

Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.

?Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!?

Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la mémoire.

?Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aper?ois que la chose est autrement grave que je n'imaginais.?

D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue.

?Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela??

Cela, c'était sa rapière.

On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, lachés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des mains d'un éclopé et l'avait emportée.

Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y e?t forfaiture. On con?oit dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et entretenues par leur propriétaire.

Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de c?té l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer celle perdue.

Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière qu'il avait au c?té était précisément celle qu'il avait ramassée la veille et mise de c?té.

?C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant s?r de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point??

Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.

?Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me para?t plus légère.?

Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:

?Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...?

Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.

Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en bougonnant:

?Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de tra?tres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un ma?tre poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses autour de moi.?

En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu para?tre naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur comme Pardaillan.

A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient cadenassées et verrouillées. On e?t dit d'une ville abandonnée.

Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant la place?

Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un vaste cordon autour de cette place.

Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se rendaient à la course.

Alors, que faisaient-ils là?

Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.

Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des canons.

Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.

Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée par des troupes adverses, il en e?t juré, se dessinait nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.

Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.

Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de fortune s'improvisaient à la hate. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des groupes de curieux.

Et Pardaillan se disait:

?De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa fa?on, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent bien exposées.?

Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en f?t retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.

A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.

Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent place sur l'estrade, chacun selon son rang.

A c?té d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son c?té, alors qu'il e?t d? se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.

Le mystérieux page n'était autre que Fausta.

Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi et les bonnes graces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.

L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de fa?on à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager qui se présenterait en pronon?ant le nom de Fausta serait immédiatement admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale; voire le costume de celui qui se présenterait ainsi.

D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.

Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?

Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence qui réclamait un chatiment exemplaire.

Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins nourries.

Le roi remercia de la main et, aussit?t, un silence solennel plana sur cette multitude.

C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre.

Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent toutes les autres personnes assises, s'effor?ait de regagner sa place. Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans quelque brouhaha.

D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades quand on ne s'effa?ait pas de bonne grace.

Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on monte à l'assaut.

Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.

Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre à témoin du scandale.

Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait:

?Laissez faire. Bient?t, nous aurons notre tour.?

Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de fa?on à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place.

Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent n'e?t pas été chatié comme il le méritait.

Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et attitudes mena?antes.

Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette.

A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.

C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal interprété.

Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de France.

C'est ce que comprit le roi, qui, pale de fureur, se tourna vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.

Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant de para?tre accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.

?Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.?

Et, avec son sourire le plus na?vement ingénu, mais au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un geste théatral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un salut d'une ampleur démesurée.

Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, le roi re?ut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et approuvait.

C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.

            
            

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