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En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hate vers l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée confiée aux bons soins de la petite Juana.
Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...
Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse intrigue.
?Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut pas être mon père.?
Et avec une ironie féroce:
?Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai là un ma?tre redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.?
En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'h?tellerie, et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne Juana.
Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même age toutes les deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies.
Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine et vive sympathie.
Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée-cette épée qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec les estafiers de Fausta-et il était descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition de la petite Juana.
Il s'était placé de fa?on à barrer la route à quiconque e?t été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la ma?tresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles s'étaient senties plus en s?reté que si elles avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du roi.
Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:
-Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?
Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:
-Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico?
-Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le Chico mérite tout à fait ce titre.
-Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en parle de si élogieuse fa?on?
-Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère réellement comme un ami et répondez, s'il vous pla?t, à ma question: Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?
Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la fa?on dont le chevalier pronon?a ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur fran?ais, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soup?on, et avec une moue enfantine:
-Il m'aga?ait, dit-elle, je l'ai chassé.
-Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?
-Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.
-Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est un gar?on très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai bient?t ici.
-Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu dr?le aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.
-Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi bénévolement que vous dites.
-Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.
-Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie h?tesse.
Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grace fut donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.
Pardaillan comprit que le nain avait d? se terrer dans son g?te mystérieux et il n'insista pas davantage.
Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commen?ait à trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.
La Giralda se doutait bien que son fiancé avait d? se rendre chez cette princesse qui prétendait conna?tre sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu qu'elle savait.
Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que don César f?t résolu à s'absenter alors qu'il croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.
Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable.
Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux qu'il affectionnait.
De son c?té, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitat sur la conduite à tenir, non pas qu'il e?t des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces obscurités.
Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entra?na le chevalier dans une petite salle où il lui serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il se tenait sur ses gardes.
Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons poudreux, le Torero dit:
-Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse étrangère?
Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son air le plus ingénument étonné pour répondre:
-Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.
-Cette princesse prétend conna?tre le secret de ma naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir.
Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria:
-Vous avez vu Fausta?
-Je reviens de chez elle.
-Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.
-Vous la connaissez donc?
-Un peu, oui.
-Quelle femme est-ce?
-C'est une jeune femme... Au fait, quel age a-t-elle? Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous avez d? le remarquer, je présume...
Le Torero hocha doucement la tête.
-Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme elle est.
-Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son tr?ne le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réuss?t à dominer votre roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous facher, et M. d'Espinosa lui-même, qui me para?t autrement redoutable que son ma?tre.
Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne conn?t le chevalier que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.
-Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut avoir confiance en elle.
-Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à conna?tre, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné-et elle a parfois la franchise de vous prévenir-vous pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.
-C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais pas faché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses paroles.
-Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond pas toujours à la vérité exacte.
Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il jugea que le mieux était de conter point par point les différentes parties de son entrevue.
-Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!
Pardaillan ne parut nullement étonné.
-Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.
-Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un tr?ne, le tr?ne d'Espagne, avouez qu'il y a loin.
-Je ne dis pas non. Cela ne me para?t pas impossible pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.
-Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?
-Pourquoi pas?
Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:
-N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites?
-Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...
-Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.
-Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.
-Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.
-Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.
-Expliquez-vous.
-Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever, le cacher, l'élever-si on peut dire, car, en résumé, je me suis élevé tout seul-obscur, pauvre, déshérité?
-Cela peut para?tre étrange. Mais, étant donné le caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible à ce qui peut para?tre un roman.
Le Torero secoua énergiquement la tête.
-Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires s'il s'agit-et je crois que c'est mon cas-d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime d'un tr?ne.
Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero demeura un moment rêveur.
Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même:
?Pas si mal raisonné que cela.?
Cependant le Torero reprenait:
-Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle détient, para?t-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? Je refuserais de reconna?tre le roi pour mon père, je m'efforcerais de refouler ma haine et je dispara?trais, je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.
-Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient.
-Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'effor?ait de réparer le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?
-Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.
-N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.
-Diable! que vous offre-t-on?
-On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un acte de rébellion envers mon père.
-C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconna?tre officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, ce que l'on me propose, chevalier.
-Et vous avez accepté?
-Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous considère comme un frère a?né que j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance, apprenez à me conna?tre et sachez que j'ai commis cette mauvaise action de songer à accepter.
-Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à prendre.
-Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a posé une dernière condition.
-Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il retournait.
-La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.
-Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous offre la fortune, un tr?ne, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi merveilleuses.
-Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la mena?ait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle serait la première victime de ma lacheté, et que, pour me hausser à ce tr?ne, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.
?Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta puissance!?
Et tout haut, d'un air railleur:
-Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.
-Je n'ai pas eu le temps de refuser.
-Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.
-La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse f?t renvoyée à après-demain.
-Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.
-Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur ma décision.
-Ah! quels événements?
-La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point.
On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative d'assassinat, et e?t rougi de para?tre implorer un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.
Pardaillan de son c?té cherchait à démêler la vérité dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:
?Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.?
Et tout haut, il dit:
-Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux.
-Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au tr?ne qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce tr?ne, ma résolution est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consent?t à me reconna?tre spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me suffit.
Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve.
-Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la suprême puissance.
-Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée. Laissez-moi plut?t vous demander un service.
-Dix services, cent services, dit le chevalier très ému.
-Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien, à moi et à la Giralda.
-C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.
-Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous emmener avec vous dans votre beau pays de France?
-Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir compagnie à un vieux routier tel que moi!
-Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur.
-Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y perdrai mon nom.
-Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait malheur...
-Ah! fit Pardaillan hérissé.
-Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me promettre cela?
-Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait lui manquer.
-Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre parole.
-Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.
-Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?
-Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.
Et avec une gravité qui impressionna le Torero:
-Mais vous n'avez pas le droit de ha?r le roi Philippe. Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime, vous m'entendez, un crime!
-Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, j'y renonce.
-Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup d'enfants.
Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
Le Torero, entra?né, lui répondit en riant aussi.
-Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos amis.
Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.
-C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est restée gravée là-il mit son doigt sur son front-une femme qu'on appelait la bohémienne Sa?zuma, et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants ayant troublé sa raison, Sa?zuma donc m'a dit la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.
Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.
Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:
-Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du ?monseigneur? à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais jamais soup?onnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.
-Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.
-Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? fit en riant le Torero.
-Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.
-Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée?
-Je crois que vous ne serez réellement en s?reté que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie.
Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:
-Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se taire?
Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:
-Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.
-Ne me la ferez-vous pas conna?tre?
Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:
-Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.
-Quand? fit vivement le Torero.
-Quand nous serons en France.
Le Torero hocha douloureusement la tête.
-Je retiens votre promesse, dit-il.
Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:
-Vous prendrez part à la course de demain?
-Sans doute.
-Vous êtes absolument décidé?
-Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y para?tre. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.
-Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de taureaux.
Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent pas de l'h?tellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le lendemain.