Chapter 2 FAUSTA ET LE TORERO

Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.

Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait conna?tre. Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait que la matinée f?t assez avancée pour se présenter devant cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta.

Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'h?tellerie où elle était en s?reté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.

Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine.

Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un h?tel moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.

Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant la jeune fille:

-Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne soup?onne sa présence chez vous?

Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:

-Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence, je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.

-Mille graces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil, que j'ai d? m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.

-Le sire de Pardaillan sera prévenu.

Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver ailleurs.

Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes-sept: autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine-que par le faste du cérémonial.

Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se hataient vers la place San Francisco, théatre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son salut.

Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur un mode admiratif:

?El Torero! El Torero!?

Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait hativement sa route.

Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.

Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien laisser para?tre de ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et arrogant.

Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander à sa ma?tresse si elle consentait à recevoir don César, gentilhomme castillan.

Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:

-Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma ma?tresse, n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.

-Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est toujours un renseignement.

Et, tout haut:

-J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.

Le laquais réfléchit une seconde et:

-Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner.

Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces meublées avec un luxe inou?, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que désirait le visiteur.

M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse obséquieuse.

-Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon illustre ma?tresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.

Très froid, le jeune homme répondit:

-Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero.

-Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.

Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter en le contrariant:

-Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si abondamment.

Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en écorcher les paumes:

-Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en attendant mieux.

Le Torero palit et, d'une voix étranglée par l'émotion:

-En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?

-Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera elle-même.

-En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!

-Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquies?a l'intendant qui se hata de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite du Torero.

Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle promis.

Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des nobles dames.

Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience sauvage.

Au centre de la place se dressait le b?cher, immense piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept condamnés.

Face au b?cher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en effet jour de grande fête.

Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il annon?ait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du haut de leur b?cher, devaient assister à la célébration de la messe, avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.

La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une protestation.

Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, se tra?ait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus somptueuses maisons en fa?ade sur la place.

Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.

Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert pour le moment.

L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa ma?tresse.

Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé.

Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple, sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose méditative.

Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la vigueur d'un homme dans la force de l'age, s'inclina profondément devant elle et attendit.

-Eh bien, ma?tre Centurion? interrogea Fausta.

Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer le r?le d'intendant. Centurion répondit respectueusement:

-Eh bien, il est venu, madame.

-Vous l'avez amené?

-Il attend votre bon plaisir en bas.

Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment.

-Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité.

-S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès de vous.

Fausta eut un mince sourire.

-Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle.

-Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la situation que vous avez daigné me faire entrevoir.

-Rassurez-vous, ma?tre. Continuez à me servir fidèlement sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et sans fortune. Introduisez-le...

Centurion s'inclina et sortit immédiatement.

Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.

En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grace juvénile, il s'inclina profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par respect.

Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.

D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la male beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, enfin la force physique que révélaient des membres admirablement proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.

De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, sans para?tre le soup?onner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.

Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.

Qu'il se dérobat, qu'il refusat de renoncer à son amour pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.

L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.

Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple, la Giralda dispara?trait. Si puissant que f?t l'amour du Torero, il ne tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui donner.

Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.

Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.

Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.

Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:

-C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?

Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.

-Vous aussi qu'on appelle El Torero?

-Moi-même, madame.

-Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?

-Tout à fait, madame.

-Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez vous asseoir.

De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.

Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura:

?Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et magnifique.?

A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements féroces:

?A mort!... Mort aux hérétiques!...?

Suivis de ces autres cris:

?Le roi!... le roi!... Vive le roi!...?

Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, le Miserere, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.

Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.

Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait décha?né en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:

-Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.

Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.

Jamais personne ne lui en avait imposé autant.

Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir douté un instant.

Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:

-Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous conna?tre. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.

A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.

Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus ferme qu'il dit:

-Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard.

-Bontés, attentions-s'il y en a eu réellement-dit Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à vous seul.

-Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas.

Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur enveloppante:

-Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner lachement une inoffensive créature, qui vous est inconnue, que feriez-vous?

-Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.

-Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai porté, sans vous conna?tre. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant, devant être, inconsciemment, je me hate de le dire, l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous conna?tre jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l'on para?t rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous conna?tre. Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous sauver.

Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:

-Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc si menacé?

Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit:

-Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance.

Si brave qu'il f?t, le Torero palit légèrement.

-Est-ce à ce point? fit-il.

Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:

-Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez retrouvée.

Un vague soup?on germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.

-Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.

-Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.

Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable.

Le commencement de soup?on imprécis qui l'avait effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir ma?trisé.

-Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?

-Je le sais.

-Son nom?

-Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne f?t-ce que pour défendre vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...

Elle s'arrêta, comme si elle e?t hésité à porter un coup qu'elle pressentait très rude.

-C'est?...

-Votre père! lacha brusquement Fausta.

Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse attention du praticien se livrant à quelque expérience.

L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle avait imaginé.

Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:

-Vous avez dit?...

Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:

-Votre père!...

Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grace.

-Mon père!... On m'avait dit pourtant...

-Quoi donc?

Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une curiosité aigu?. Savait-il? Ne savait-il pas?

-On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus...

-Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.

-Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.

Elle haussa les épaules.

-Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de vous tout soup?on de la vérité!

Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:

-C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père vit?... Mon père!...

Et il répétait doucement ce nom, comme s'il e?t éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.

Tout autre que Fausta e?t été attendri, e?t eu pitié de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.

Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:

-Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.

Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père voul?t sa mort, cela lui paraissait impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire franchement et s'écria joyeusement:

-J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous entendrons.

Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole, elle dit:

-Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous supprimer.

Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine, comme s'il e?t voulu s'arracher le coeur.

-Impossible! bégaya-t-il.

-Cela est! dit Fausta rudement.

-Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque batard... Il faut donc que ma mère...

-Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre père!

-Horreur! Mais si je ne suis pas un batard...

-Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.

Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.

Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait douloureusement:

-S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire, un fou furieux!

-Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.

-Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero.

-Votre mère fut une sainte.

-Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.

-On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement Fausta.

Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse:

-Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est impossible!

Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la laisser germer.

-Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.

-Mon père est donc un bien puissant personnage?

-Puissant au-dessus de tout.

Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une médiocre importance à ces paroles.

-Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me dévoiler.

-Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte et que vous méritez.

-Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si incroyable que...

-Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable manière.

-Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père?

-Oui!

-Quand, madame?

-Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans quelques jours seulement...

-Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...

-Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!

-C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit.

-Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.

-Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser quelques questions?

-Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité.

-Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?

A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. évidemment, le cortège venait de déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.

Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise, et, très calme:

-Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.

De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement:

-Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. Ils me révoltent.

-Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?

Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la rejoignit.

Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.

En tête, caracolait une compagnie de ?carabins?, l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le populaire et de frayer un passage à la procession.

Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.

En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal.

Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le De Profundis.

Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête.

Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la main.

Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, tra?nant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.

A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier du tr?ne. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de cérémonie.

Voilà ce que vit le Torero.

Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.

Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.

Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des vivants.

Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en délire.

Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient hissés sur le b?cher, attachés au poteau. Et la messe commen?a.

Lorsque l'évêque pronon?a les dernières paroles de l'évangile, la fumée commen?a de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée, les hurlements éclatèrent:

?Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!?

Alors, du haut du b?cher, une voix protesta.

C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut aussit?t.

Et le condamné clamait:

-Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à...

On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent furieusement le Miserere et couvrirent sa voix.

En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés, comme pour go?ter à la proie qui leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur go?t, elle s'élevèrent davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.

-Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?

-Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.

-Quel crime? répéta machinalement le Torero.

-Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée.

-Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...

Mais la Giralda est catholique!

-Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique...

-Elle a été baptisée, se débattit le Torero.

-Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le p?t-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci.

-Quel est donc l'infame qui impose de telles lois?

-Ton père.

-Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la nature maudite me donna pour père?

Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de moines se montraient par les baies.

Un fauteuil unique fut tra?né sur le balcon et un personnage, devant qui tous les autres s'effa?aient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur le b?cher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.

En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:

-Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...

Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et, affolé, il bégaya:

-Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?

Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et répéta:

-Tu veux conna?tre ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!...

Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.

Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que d'horreur:

-Le roi!...

            
            

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