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?Abyssus abyssum fricat.?
(N.)
L'abyme appelle l'abyme.
C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice, un dessin pour la ?Boucle? de Pope, qui a inspiré la table drapée de batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait d?ner en peau ce soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir ourlé d'or, l'ambre pale de ses épaules ou de ses bras, et cette face victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau. Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu'à ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de c?té sa lèvre supérieure pour se donner l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre touffue d'une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me dit:
-Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille?
Comme je m'apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui devait d?ner avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit ici même.
Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf, lui allait comme un gant-comme un gant trop large; et il portait avec effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si c'était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres.
Mais Nane dit encore:
-Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un jour?
-Non, pas un jour, répondit le philosophe. C'est la nuit qu'on vieillit, qu'on devient flasque et ridé, qu'on se poche.
-Pourquoi?
-C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se coulent frissonnantes entre vos draps, et c'est alors que vous rêvez d'abymes et de bien-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pales, de leurs lèvres, tachent de ravir votre jeunesse; elles vous sucent le sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l'amant imaginaire. Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables: ce sera la patte d'oie.
-Oh quelle horreur! on dirait que vous y avez passé.
-Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d'ailleurs ne m'aurait pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que j'aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me pointait?
-Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un gilet de flanelle?
Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri:
-Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c'est horrible: est-ce que c'est la patte d'oie?
Elle semble tout près de pleurer et je la console:
-Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans! Vous avez l'éternité devant vous. Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes, la nuit, que celles que vous voulez bien.
Elle para?t rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est comme l'aube sur les eaux dormantes d'un étang.
-Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ?a, la nuit. Noctiluce m'a promis même de m'en faire voir, mais j'ai peur.
-Moi j'ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m'a toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de fant?mes.
-Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers et de corridors, où je recevais une amie que j'avais alors dans le commerce; une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d'une chair incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue d'un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu'elle et nous considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en avait, grace à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre.
-Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j'aimerai à me vêtir, moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai avec le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des prunes, qui est délicieuse et qui me donne des envies d'amour.
Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être, dans l'ombre et l'herbe d'un verger, sucer l'or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent autour des branches et qu'un papillon couleur de soufre se balance indolemment au milieu de la chaleur.
-Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me sera pas resté d'amis, personne ne viendra causer avec moi, jamais, pas même le sergent de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir les m?mes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes-comme moi, jadis.
-Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, au contraire, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous tr?nerez au milieu d'une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous des ananas écailleux, mille patés dans des bo?tes brillantes, et ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des gar?ons qui loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane; mais vous serez sévère aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes.
-Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la chatelaine d'une bicoque Louis XIII, blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin à travers les trembles? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le colonel de réserve votre mari; il aurait toujours sa place à la table où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau sondeur du voisinage et monsieur le curé.
-Non, non, pas de curé, ?a porte malheur!
-Ah ?a! Nane, seriez-vous devenue anticléricale?
-Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres.
-Mais vous ne crachez pas chaque fois qu'un homme vous approche, il me semble.
-Il y a des moments où je me demande si vous n'êtes pas un peu idiot.
Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que personne n'attendait: on dirait l'heure qui précède les cyclones, et que les choses deviennent noires autour d'elle.
-Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.
Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa compagne des yeux lourds de passé:
-Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant même d'être vieille. Parce qu'elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas aimer, nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors elle ira de long en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se tiendra accroupie, à manger de la terre.
Nane est devenue toute blanche; alors Noctiluce se penche plus près d'elle encore, et lui parle bas.