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Première version
?...inde proverbium ductum, deos laneos
pedes habere.?
(MACROB. Saturn.)
?...incessu patuit dea.?
(VIRG. Eneid.)
Au contraire de ces dieux que les Romains
accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane
marchait, et même divinement, étant elle-même
chose divine.
La première fois que je lui prêtai une sérieuse attention, Nane était en l'air, et tombait d'un omnibus.
* * * * *
Sa Victoria suivait à paisible allure le Batignolles-Clichy-Odéon, où elle avait eu ce jour-là l'heureuse fantaisie de ?prendre une impériale, afin de jouir du paysage?; et un peu avant le pont des Saints-Pères, en un des points que la Compagnie d'Orléans venait de choisir pour y exécuter de mystérieux travaux, le cocher de Nane put, en même temps que moi, admirer un spectacle gracieux.
Le Batignolles-Clichy-Odéon, en tournant, dérapa, oscilla un peu, et versa sur la gauche. Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose, qui décrivait une élégante parabole: c'était Nane. Obéissant aux lois présumées de la gravitation, elle quitta brusquement son banc, en même temps que plusieurs autres personnes, et tomba.
Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit en larmes, silencieusement: tel un vieux monsieur, qui retrouve sa fille après une absence de plusieurs années. Je reconnus seulement alors, ne l'ayant pas rencontrée depuis longtemps, Mlle Hanna?s Dunois, ma?tresse de mon ami Jacques d'Iscamps, ou peut-être sa veuve, car il devait se marier dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il valait mieux qu'elle ne s'éternisat pas dans cette position sédentaire, je la pris par les mains pour la remettre debout. Elle ne semblait pas meurtrie, et, comme le temps était beau, n'était salie que de poussière.
-Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant à son tour. Vous seriez bien gentil de me raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne doit pas être loin.
Quand elle y fut montée: ?Venez avec moi un peu plus loin, ajouta-t-elle, voulez-vous? J'ai peur de rester seule, à me sentir comme ?a toute disloquée.? Je pris sa gauche, et comme nous passions par la rue Royale, elle accepta de s'arrêter un moment pour boire n'importe quoi de réconfortant. Nous descend?mes donc, elle un peu patraque encore; mais une demi-heure plus tard nous étions devant notre vin de Porto à plaisanter le plus ga?ment du monde sur sa chute, dont au reste il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne à être assise.
Si la conversation tendait à languir (car on ne peut constamment à deux, dont une femme, frapper des pensées ingénieuses), aussit?t elle se battait légèrement les c?tés, ce qui faisait lever de la poussière. Et de rire tout de nouveau, à petits éclats: car elle est d'un esprit simple; et si elle s'est une fois résolue à juger une chose dr?le, elle pourrait se la représenter cent jours de suite et s'en réjouir encore d'aussi bon coeur.
Cependant le temps avait coulé, il y avait près d'une heure déjà que l'odeur répandue de l'absinthe nous présageait le soir et que les Parisiens fussent près de se nourrir:
-Si nous d?nerions ici? dis-je.
-Je ne vous cacherai pas, me répondit Nane, que j'aimerais bien me tenir un peu étendue. Mais si vous voulez venir d?ner à la maison, je me mettrai sur une chaise longue-et nous dirons des choses.
Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez moi m'habiller, et de là avenue de Villiers où demeure Nane.
* * * * *
C'était, au bout, bout de l'avenue, un h?tel de poupée, mais assez simple d'aspect, comme aussi de train. La porte cochère est condamnée pour absence de concierge; et il y a juste assez de jardin pour qu'on garde en gravat à ses semelles de quoi rayer le ciment mosa?que du vestibule. Une femme de chambre vint m'ouvrir. Avec la cuisinière (l'équipage étant d'un loueur) c'est toute la maison de Nane, qui a ralenti ses allures depuis la mort de Bélesbat. Quoique l'industriel, pratique dans sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une solide rente viagère, celle-ci n'est point telle que Nane puisse encore, et malgré la bonne volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir de se ruiner pour elle, soutenir les fêtes d'autrefois, ni la parade un peu ostentatoire qu'elle menait rue de Scythéris, en ce voluptueux h?tel la Billaudière, aujourd'hui, hélas! occupé par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, et sans trop chercher que les jeux de son corps lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse les heures glisser sur elle sans la meurtrir, telles au printemps les gouttes d'une pluie ensoleillée sur la fleur nouvelle.
Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez ajusté en crêpe de Chine vert, mais du vert le plus faux, le plus aga?ant, le plus délicieux. Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs; au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant, à la Messaline. Son col long et sa nuque portent un triple collier d'émaux verts, dont elle a aussi une ceinture.
Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi qui l'avait vue cent fois, sans y prendre autrement garde qu'à tous ces articles de Paris qui plaisent à notre habitude sans atteindre notre curiosité, il lui a fallu, pour que je la remarque, se laisser choir avec éclat d'une impériale sur les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs elle ne l'a pas fait exprès.
-Vous rappelez-vous, Nane, quand nous montions à la Raillière, tous les soirs, et que Jacques arborait le béret pyrénéen?
-Vous rappelez-vous comme il soufflait pour monter aussi vite que nous, et ce qu'il avait été jaloux, un soir que nous avions été prendre des glaces sans lui?
Je feins de me rappeler très vivement, quoique cette saison à Cauterets, qui remonte à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs confus, au moins quant à Nane. Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même un mensonge.
étendue très de c?té, ce qui la fait hancher, sur un de ces longs fauteuils de bord en rotin, où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre son verre, elle est toute calée de petits coussins et de plaids. Et elle réveille en moi des images anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour d'un pont de paquebot, la miroitante mer des Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux bords d'une ?le; ou bien la grace dormante des créoles, si lasses de n'avoir jamais rien fait.
Cependant le d?ner s'est achevé. On sert le café là même; et Nane, sans plus dire mot, sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a quelque chose, ce soir, dans son sourire, que je ne démêle pas, et je vais m'asseoir, contre elle, sur le grand fauteuil.
-Vous savez bien, me reproche-t-elle bient?t, que je ne puis pas bouger, que je suis sans défense, toute meurtrie... non... vous me faites mal!
-Sérieusement, vous souffrez encore?
-Au fond, pas tant que ?a, reprend-elle. C'est plut?t la même chose que si j'avais re?u le fouet....
Peu à peu le sourire de Nane m'appara?t tout près et très loin; comme les choses que l'on aper?oit encore en s'endormant par un après-midi d'été, alors qu'à travers toute la profondeur d'une muette maison, on n'entend plus rien que, parfois, une porte qui claque, ou le jeune pas de quelque servante sur la dalle des frais corridors.
* * * * *
Il me semble que c'est ainsi, un peu dans un rêve, que nous avons changé de chambre, Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps, si j'en crois un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de nos relations, les tribunaux les plus borgnes, et jusqu'au regretté Président Magnaud. Nane en est frappée aussi.
-Quel dommage, observe-t-elle, que Jacques ne nous voie pas comme ?a.
-Il est un peu tard pour le faire prévenir, lui dis-je; tandis que je m'occupe de réparer le désordre de ma toilette.
-Où allez-vous? Est-ce que vous partez? Et elle se pelotonne sous les couvertures.
-Rendez-vous avec un parent de province, à la sortie des théatres-vieillard susceptible. Et il est minuit passé. Pourvu que je trouve une voiture.
-Au lieu de rester à me soigner, dit-elle mollement.
-Je suis s?r que l'exercice ne vous vaut rien. Bonsoir. A demain, ici, cinq heures, voulez-vous?
Nane veut; moi je m'en vais lachement me coucher et ne tarde guère à tomber dans ce sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner le lendemain.
D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille, ?ce qu'il peut y avoir de commun entre l'amour et le dormir, je n'y s?aurais entendre. Et me semblent deux bien trop excellentes choses pour les brouiller, et ne les pas faire chacune à part et en son heure.?