Chapter 3 No.3

Version seconde

?Socrates apud Xenophontem abstinendum

esse in totum ab ista osculandi consuetudine

censet: quia nihil, inquit ad amorem incendendum

acrius est osculo.?

(HEEREBORD, Exercit. Ethic. XLIX,

p. 173.)

Socrate, ou plut?t Xénophon qui, soit niaiserie,

soit malice, lui a prêté aucunes fois ses

propres opinions, conseille de fuir l'usage du

baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre.

Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette

bourde: ?Autant vaudrait, dit-il, ne boire

plus, parce qu'il enivre.?

En cas que la première version de mes débuts auprès de Nane n'ait point satisfait tous les esprits, il convient d'en donner une seconde: ainsi les délicats pourront choisir la forme de vérité qui leur agréera davantage.

Mais, s'il se rencontre quelque partie commune à ces deux récits, il faudra prendre garde que les gestes relatifs à l'amour sont peu nombreux, et que l'on n'en peut faire aucun sans qu'il ressemble à d'autres qu'on a déjà faits.

J'avais invité à prendre le thé dans mon atelier ce jour-là Jacques d'Iscamps, à qui un mariage prochain rendait aimables les plus petites fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était encore pu résoudre à rompre; c'était même là pour moi un sujet de constante surprise; j'admirais que cette poupée menat à pareilles rênes un homme qui passait pour énergique. Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes avant de les avoir, et c'est du jour seulement qu'on les a tenues entre deux draps qu'il y en a des raisons sérieuses.

Je comptais aussi sur cette Noctiluce (Fulvia-Noctilux, comme elle signait) dont les cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient séduit naguère. Celle-là était d'origine inconnue, et parlait plusieurs langues avec une égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en France, et paraissait même d'un autre siècle: on e?t dit parfois qu'elle sortait d'un Suétone.

Il y avait en elle toutes les curiosités, avec des go?ts dont la police, malheureusement, de notre nation lui rendait l'exercice difficile. Il semblait qu'elle se f?t plus satisfaite ailleurs et gardat des regrets à ces climats où il est loisible encore de se procurer une chair à meurtrir, esclave et jeune.

Mais, depuis quelques jours, nous nous sentions un peu las l'un de l'autre: la cruauté aussi devient une chose insipide à la longue, si elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même elle s'excusa de ne pouvoir venir, par les mots suivants:

?Cher ami, un Londonien de passage qui va pour tirer des noirs (il para?t qu'il va y avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres un spectacle plus pimenté que votre lunch. C'est tout à fait des primeurs, dit-il, comme les petits poissons de Caprée: mais les poissons ne crient pas. Adieu, je viendrai vous dire après. Excuses à vos amis.

?F.-N.?

Un second bleu m'annon?ait que Jacques ne venait pas non plus:

?Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour rompre, et lui annoncer tout. Là-dessus elle m'a joué un tour pendable: vous raconterai tout ?a plus tard. Ne comptez donc pas sur nous aujourd'hui. Excuses à votre amie.

?JACQUES.?

Sans plus espérer personne j'allai tout de même à mon atelier: je l'aime parce qu'il est sans cesse enveloppé d'un silence admirable. Et je pensais faire de la musique; mais je me contentai, pendant près d'une heure, dans un de ces fauteuils profonds qui semblent avoir été inventés par la paresse même, de contempler, tout en fumant, les damas fanés, rouges et jaunes, qui retombent de la galerie et voilent le haut de l'orgue. Tout à coup on sonna: c'était Nane.

Elle entre de son pas glissant, allongé, silencieux, qui en fait une chose si belle à voir marcher, et tandis que je lui baise le creux des mains:

-C'est gentil, dit-elle, chez vous.

Puis elle s'assied, et demeure immobile. Sous des paupières pesantes, ses yeux de pierre dure sont vides d'expression, et sa bouche, qui est comme celle d'un enfant, fait sans cesse une petite moue. Elle a l'air, aujourd'hui, d'une chose naturelle, fra?che, qui arriverait de province dans un panier; il s'en dégage comme l'odeur des fougères trempées par l'orage; et je pense un instant respirer ces bois noirs et frais de chez nous, où il y a de l'eau qui court.

-Vous êtes donc peintre, reprend-elle, que vous avez un atelier?

-A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit à une salle vaste, commode, bien éclairée, est-ce qu'il est indispensable de salir de la toile?

-Vous savez, moi je disais ?a pour dire quelque chose.

-Je n'espérais plus votre visite: Jacques m'a écrit pour décommander.

-Alors, parce que Monsieur se marie, il croit qu'on ne va plus jamais rien faire!

-Du thé, par exemple?

-Merci, j'aimerais mieux une cigarette.

Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité qui est une de ses graces: on dirait, tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont précieux bien plus que ceux des autres êtres.

Nous nous taisons tous deux; et il semble bien que tous deux nous pensons la même chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse quelques doigts de cour: cette obligation de politesse n'échauffe ni son coeur, sans doute, ni le mien.

Nous nous taisons.

-Galanterie fran?aise, m'écrierais-je, si l'on s'écriait jamais en ces rencontres, pourquoi me faire une nécessité professionnelle de ce qui serait si agréable, s'il était spontané. L'inspiration de mes sens ne suffirait-elle pas mieux que la tradition, ou mes lectures, à me faire presser une main tremblante, un genou qui se dérobe (ou non) et cette taille, où il ne semble pas encore que le corset ait marqué ses plis. Outre les cas où ?a n'est pas dr?le, et que, si Nane était une dame m?re de médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais à l'attaque, constamment refroidie par l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule posture. Enfin.

-Vous avez là, Nane, une bien jolie robe: elle fait valoir vos hanches.

-Vous me l'avez vue plus de cent fois.

-Plus de cent fois? Peut-être pas. Et puis il y avait du monde. (Ceci est le début de la campagne.)

-Vous ne regardez les robes que dans l'intimité?

-Et à l'envers, Nane, comme les feuilles.

Elle rit, languissamment. Je me rapproche d'elle, et je m'efforce d'avoir l'air hardi comme un page. Mais son front se plisse.

-Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, que ce Jacques. Vous savez qu'il m'a lachée. Monsieur épouse un sac.

-C'est pour la rime, sans doute.

A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez jamais votre clef à une femme) et Noctiluce entre en tempête. Déjà je flaire une scène; mais les choses tournent plus heureusement.

-Vous me trompez tous les deux, dit-elle de son rire blanc (et, retenant les poignets de Nane dans une seule de ses mains vigoureuses, de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà pour vous.

-Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et nous l'attendions.

-Les pieds sous la table.

-Mais non, en causant de son mariage.

-C'est vrai, donc, cette affaire-là?

-Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.

-Ah! le vieux Refiens-y.

-Pourquoi Refiens-y?

-Il para?t que c'est ?a qu'il dit, cet homme, pendant le temps. C'est une amie qui m'a raconté, qui avait été à son cinématographe: vous savez qu'il en a un, avec des tableaux obscènes, des choses qui se passent à Naples. Alors il y mène des petites femmes, une à une; il se figure que ce sera meilleur marché, pour l'excitation. Le comble est que son concierge le montre pour de l'argent pendant ses absences.

-Est-ce qu'ils partagent, au retour?

-Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle est belle. Je l'ai vue à l'Hippique: elle avait une jupe grise légère, avec un transparent rose vif. Partout où ?a plaquait, on aurait juré la peau: c'était rafra?chissant, comme, ces pastèques, vous savez, qu'on vend dans les rouges rues de Delhi.

-Je ne sais pas. Et votre séance?

-Ne m'en parlez pas; je commence à croire que dans votre pays tout est chiqué; et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A peine s'il y a eu un peu d'émotion, une fois ou deux.

-Quoi donc? demande Nane.

Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane semble intéressée; sa langue pointe entre ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire finie:

-Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur!

-Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. Vous attendrez bien M. d'Iscamps sans moi. Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant. Vous, je vous laisse votre clef, en cas que Nane saigne du nez.

Sur cette détestable plaisanterie, elle se sauve, sans rien vouloir entendre, me laissant en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure. Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, et brouille, de ses reflets fantasques, l'aspect de toutes choses: c'est une heure sinistre.

Et je reprends mon poste de combat, sur le divan.

-Il va faire nuit tant?t, dit Nane.

-C'est le demi-jour propice aux doux larcins, dont on vous a sans doute déjà parlé. Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.

Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance: elle calcule peut-être que d'ici l'heure du d?ner il reste peu de temps à perdre.

-Est-ce que vous avez mis le verrou? demande-t-elle.

* * * * *

Ma flamme vient d'être couronnée: ces choses-là ne vont pas sans qu'elle en soit d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie. Nane elle-même, parmi de nombreux coussins, semble appartenir tout entière à ses pensées, et un grand silence pèse sur nous de toute part.

-Je voudrais, dit-elle tout à coup, que Jacques nous voie comme cela.

Mais Jacques ne nous verrait pas (et il vaut autant), car il fait maintenant presque nuit noire. Et tout en allumant les lampes je songe, non sans quelque regret, au cercle, où l'on se nourrit si bien entre hommes; et qu'il va falloir d?ner en cabinet avec Nane, et le gar?on, comme compagnie, de temps en temps.

            
            

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