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Burns portait en lui le même besoin. On peut dire qu'il y avait en lui un auteur dramatique qui a vainement essayé de se faire jour à travers des circonstances défavorables, mais qui n'a pas cessé de le tenter.
Il en possédait le premier don: le go?t de l'observation morale, la pénétration dans les caractères, le coup d'?il aigu et entrant qui discerne, à chaque instant, les ressorts secrets et leur jeu dissimulé, qui voit derrière les actes les motifs, et derrière les paroles les intentions.
Il s'était fait du discernement des hommes une étude spéciale et avait commencé par s'appliquer à se conna?tre lui-même. C'était pour lui un des premiers devoirs d'un homme. ?Ce fut toujours mon opinion que les grandes et malheureuses fautes et erreurs, au point de vue rationnel aussi bien que religieux, dont nous voyons des milliers d'hommes se rendre chaque jour coupables, sont dues à leur ignorance ou à leur fausse notion d'eux-mêmes. Me conna?tre moi-même avait toujours été mon étude constante. Je me pesais seul; je me mettais dans la balance avec les autres; je guettais tous les moyens de reconna?tre combien de terrain j'occupais comme homme et comme poète; j'étudiais assid?ment le dessein de la nature, là où elle semblait en avoir eu un, les diverses lumières et ombres de mon caractère.[340]? Sa conduite et ses ?uvres montrent qu'il se connaissait bien. C'est grace à cette pleine et stable appréciation de lui-même qu'il avait été si ferme et si digne à édimbourg. Sa correspondance est constamment remplie de l'analyse de ses sentiments, et les lettres à ses amis contiennent beaucoup plus de récits intérieurs qu'extérieurs. Quand il a parlé de lui-même dans ses vers, il l'a fait avec une justesse et une franchise telles qu'en dernière analyse on est obligé d'y recourir, de les citer comme les jugements les plus définitifs qu'il y ait encore sur lui.
Il portait sur les autres la même application, et en eux la même pénétration. Il devait ce penchant à son père. Il disait que celui-ci, dans ses longues années de vie errante, coupée de séjours ?à et là, avait ramassé une grande provision d'observation et d'expérience, auxquelles il devait presque toutes ses propres prétentions à la sagesse. Il avait, ajoutait-il, ?rencontré peu d'hommes qui comprissent aussi bien les hommes, leurs fa?ons et leurs voies.[341]? Il avait commencé de bonne heure à faire son métier d'observateur, à regarder les visages; à en démêler l'expression; à rebatir, sur quelques indications des traits ou du costume, le caractère entier et la vie précédente; à s'attacher à un homme qu'on suit à travers les groupes et dont on pressent les gestes et les paroles; à s'égarer et à s'oublier dans les foules, les yeux mi-clos, afin d'atténuer l'effort du regard et d'empêcher que les gens ne se sentent observés. Attrayante occupation, si l'on ne discernait, sur tant de visages, des indices de maladie ou des traces de chagrin! Dès la ferme de Lochlea, il écrivait à son ma?tre Murdoch: ?J'oublie que je suis un pauvre diable insignifiant qui se promène obscur et ignoré par les foires et les marchés, lorsqu'il m'arrive d'y lire une page ou deux du Genre Humain, et de saisir les manières vivantes, au fur et à mesure qu'elles naissent, tandis que les hommes d'affaires me bousculent de tous c?tés comme un encombrement en leur chemin.[342]? Et c'était sciemment, avec une sorte de parti pris et de dilettantisme curieux, que déjà il étudiait les hommes, car, dans cette même lettre, il disait ces paroles encore plus singulières chez un jeune paysan de vingt-quatre ans à peine: ?Je me fais l'effet d'un être envoyé dans le monde pour voir et observer; je m'arrange volontiers avec le filou qui me vole mon argent, s'il y a en lui quelque chose d'original qui me montre la nature humaine sous un jour différent de ce que j'ai vu. La joie de mon c?ur est d'étudier les hommes, leurs m?urs, et leurs fa?ons, et, pour ce sujet favori, je sacrifie joyeusement toute autre considération[342].? Il était, au milieu des lourdes natures qui l'entouraient, fier de ses pouvoirs d'observation et de remarque. Lorsqu'il était tombé à édimbourg au milieu d'un autre monde, et qu'il s'était trouvé mélangé à des classes d'hommes bien différentes et toutes nouvelles pour lui, il était encore tout attention à en saisir les manières[343]. Le journal qu'il avait commencé s'ouvre par ces mots: ?Comme j'ai vu beaucoup de vie humaine à édimbourg et un grand nombre de caractères qui sont nouveaux pour quelqu'un qui a été comme moi élevé dans les ombres de la vie, j'ai pris la résolution de fixer mes remarques sur le champ[344].? Et plus loin: ?J'esquisserai tous les caractères qui me frapperont de quelque fa?on[344].? à la suite de ces déclarations se trouvent les portraits exacts et précis de Blair, de Dugald Stewart, de Robertson, de Greenfield, et de Creech[345]. Plus tard, lorsqu'il entra à l'Excise, il écrivait qu'un des avantages de sa nouvelle position était la connaissance qu'elle lui donnait des diverses nuances des caractères humains[346]. Il ne perdait aucune occasion de se trouver au milieu des foules et de les observer. à un moment d'élections, il écrivait à un de ses amis, prév?t de Lochmaben: ?Si vous pensez avoir une réunion dans votre ville, un jour où les ducs, comtes, et chevaliers, font leur cour aux tisserands, tailleurs, et savetiers, j'aimerais à le savoir deux ou trois jours à l'avance. Je me soucie de la politique comme des trois sauts d'un roquet, mais j'aimerais voir une pareille exhibition de nature humaine[347].?
Il est évident que cette observation intérieure l'attirait plus que toute autre. Partout et toujours, il cherchait le personnage humain. C'était presque la seule chose qu'il notat. Dans ses voyages, il est moins frappé par l'aspect pittoresque du pays ou même par les souvenirs historiques que par les caractères qu'il rencontre. Les journaux de ses tours sur les Borders et dans les Highlands se composent presque uniquement de remarques sur les personnes, et de courtes esquisses de caractères tracées en quelques mots. On trouve constamment des notes comme celles-ci: ?Le vieux M. Ainslie, un caractère peu commun; ses manies: l'agriculture, la physique et la politique[348]?.-?Un M. Dudgeon, poète à ses moments, un digne et remarquable caractère, pénétration naturelle, beaucoup de connaissances, quelque talent, une extrême modestie[348]?.-?Mrs Brydone, une femme très élégante de personne et de manières; les tons de la voix remarquablement doux[349]?.-?M. Scott, exactement le corps et le visage qu'on prête d'ordinaire à Sancho Pan?a, très sagace dans les affaires de fermage; assez souvent il rencontre ce qu'on pourrait appeler une solide idée plut?t qu'une idée spirituelle[350]?. Et ainsi de suite à travers tout son journal. Les impressions qu'il note le soir sont toujours des aper?us et des esquisses de caractères. Quelquefois on sent qu'il a cherché sans bien rencontrer; il s'est trompé, il en éprouve un léger dépit et il retient l'observation. ?Un cousin du propriétaire, un individu dont l'aspect est pareil à celui qui m'a abusé dans un gentleman à Kelso, et qui m'avait déjà trompé plus d'une fois: un corps et un visage heureux et beaux, qui portent à leur prêter des qualités qu'ils n'ont pas[351]?. Il ne se prononce pas cependant à la légère. Il lui faut quelque temps pour examiner et pénétrer son sujet, sinon, il préfère y renoncer: ?Vu une course de chevaux et fait visite à un ami de Nicol, un bailli Cowan dont je connais trop peu de chose pour essayer son portrait[352]?. Quelquefois il ne sait à quoi se prendre pour fixer un caractère. ?D?ne avec le prév?t Fall, un marchand notable et un personnage très respectable, mais qu'on ne peut décrire, parce qu'il n'offre pas de traits marqués[353]?. Le déchiffrement si difficile des hommes avait été chez lui une occupation constante, et était devenue une habitude. Partout où il allait, il notait les ames, comme d'autres prennent des paysages ou des récits.
Afin d'arriver au fond de chaque homme, il avait vu qu'il faut le dépouiller des titres, des honneurs, des richesses, de tout ce qui le cache et recouvre, écarter tout l'attirail étranger, pour pénétrer jusqu'à lui et, selon le mot de La Bruyère, ?le voir sans ce grand nombre de coquins qui le servent et ces six bêtes qui le tra?nent[354]?. Il s'était, du premier coup, attaché à cette méthode, plus difficile, pour dire vrai, à appliquer qu'à découvrir. Il se piquait d'y avoir réussi: ?J'estime les différents acteurs dans le grand drame de la vie, uniquement d'après la fa?on dont ils remplissent leur r?le. Je peux regarder un duc qui n'est qu'un misérable avec un mépris sans restriction, et je puis considérer un honnête balayeur de rues avec un sincère respect[355].? Il aurait dit avec Montaigne: ?Il ne faut pas estimer un homme tout enveloppé et empaqueté; qu'il se présente en chemise[356]?. Il n'y avait pas de qualité qu'il estimat davantage chez les autres que cette poigne du coup d'?il qui saisit un individu, le déshabille et l'expose tel qu'il est. Il admirait beaucoup Dugald Stewart, et il y avait, chez cet homme aimable et sage, un grand nombre de qualités également admirables. Mais d'elles toutes, c'est celle-ci qu'il retire toujours et qu'il place en avant: ?Des choses extérieures, des choses totalement étrangères à l'homme, se glissent dans le c?ur et les jugements de presque tous les hommes, sinon de tous. Je ne sais qu'un seul exemple d'un homme qui considère pleinement et vraiment ?le monde entier comme un théatre et tous les hommes et les femmes comme de simples acteurs[357]?, et qui n'estime ces acteurs, les dramatis person?, qu'ils édifient des cités ou qu'ils plantent des haies, qu'ils gouvernent des personnes ou surveillent des troupeaux, que selon qu'ils remplissent leurs r?les[358].? Il y revient à plusieurs reprises[359]. On comprend cet enthousiasme. Il était, sous ses habits de paysan et dans sa vie obscure, un des quelques individus supérieurs de son époque. Il devait souffrir, et avait plus d'une fois souffert, d'être traité d'après son costume grossier et son nom de paysan. Mais son c?ur conservait un sourire et une gratitude aussi profonde que son orgueil pour celui qui avait vu en lui une ame humaine de premier ordre, et l'avait traité en ami.
Quand il avait écarté les oripeaux, et ainsi mis à nu les hommes véritables, cachés derrière les personnages sociaux, il estimait les caractères en eux-mêmes. Pour les apprécier, il les décomposait, et les réduisait à leurs principaux éléments constitutifs. Il dégageait la faculté ma?tresse, comme on dirait aujourd'hui, groupait les parties constituantes, dans leurs proportions. Il les notait, pour ainsi dire, avec leurs coefficients, dans une sorte de formule chimique. En parlant de Dugald Stewart, il dit: ?Je crois que son caractère, partagé en dix parties, se divise ainsi: quatre parties Socrate, quatre parties Nathaniel, et deux parties le Brutus de Shakspeare[360]?. En parlant d'une jeune fille rencontrée sur les Borders: ?Elle unit trois qualités qu'on trouve rarement ensemble: une pénétration aiguisée et solide; de l'observation et de la remarque malicieuse et spirituelle; et la modestie féminine la plus douce et la moins affectée[361]?. De son libraire Creech: ?Le personnage que je mentionnerai ensuite, mon digne libraire, M. Creech, est un caractère étrange et multiple. Ses passions dominantes, du c?té gauche, sont: une extrême vanité et quelques-unes des plus innocentes modifications de l'égo?sme[362].?
Pour atteindre les esprits, on voit qu'il s'était attaché à l'étude des visages, si difficile et si attirante. Trouver quelque ordre dans la confusion toujours mouvante de physionomies innombrables; discerner les analogies inconnues qui rassemblent et assortissent les traits autour de certains types; reconna?tre ?ce rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et l'air de la personne?; découvrir ou tout au moins démêler la signification des traits, les rapports de leur forme avec certains caractères, et de leur jeu avec certains sentiments; saisir ?à et là sur des physionomies des indications qui serviront à en interpréter d'analogues, mais de plus enveloppées; deviner par l'expression permanente des traits, les habitudes d'un esprit, et par leur expression présente, ses mouvements; demander aux rides elles-mêmes des renseignements et des confidences; chercher dans tout des signes imperceptibles, et comme les lettres éparses d'un alphabet mystérieux et infini qui donnerait la clef et la lecture des ames; voilà ce que suppose un pareil examen. Travail incroyablement délicat qui demande la finesse des organes et la rapidité de pénétration, et en même temps immense. La science commence à peine à y toucher avec hésitation. Les observations des poètes et des peintres en donneraient les éléments, s'il n'était tellement complexe qu'il devient indécomposable, comme les opérations de l'instinct, et que ses résultats restent toujours personnels et intransmissibles.
Burns, inconsciemment sans doute, s'y était appliqué. Il est facile de se rendre compte de l'attention avec laquelle il regardait les faces humaines, à la fa?on dont il les décrit. ?Miss Lindsay, une aimable fille et de belle humeur, un peu courte, et de l'embonpoint, mais belle et extrêmement gracieuse; d'admirables yeux couleur de noisette, pleins d'animation, et brillants d'un délicieux éclat humide, un tout ensemble attirant, qui annonce qu'elle appartient au premier rang des ames féminines[363]?. Et cette autre étude, plus fine encore et d'un si joli coloris, d'un autre visage de jeune fille: ?De Charlotte, je ne puis parler en termes ordinaires d'admiration; elle est non seulement belle, mais adorable. Sa forme est élégante, ses traits ne sont pas réguliers, mais ils ont au plus haut point le sourire de la douceur et la bienveillance tranquille de la bonne humeur; sa complexion, maintenant qu'elle a recouvré sa santé habituelle, est aussi belle que celle de Miss Burnet. Après notre promenade à cheval, jusqu'aux chutes, Charlotte était exactement comme la ma?tresse de Dr Donne:
?Son sang pur et éloquent
Parlait sur ses joues, et agissait si visiblement
Qu'on aurait presque dit que son corps pensait.?
Ses yeux sont fascinants, à la fois expressifs de bon sens, de tendresse, et d'un noble esprit[364]?. Et qu'on ne croie pas que ce f?t seulement de jeunes et aimables visages qu'il regardait de si près. Il mettait peut-être quelque complaisance à les décrire, mais il observait aussi les autres. Il rencontre Neil Gow, célèbre joueur de violon populaire: ?Neil Gow joue: un corps des Hautes-Terres, court et solidement bati, avec des yeux grisatres éclairant son front honnête et sociable, une face intéressante, dénotant beaucoup de jugement, une ouverture de c?ur bienveillante, mêlés à une simplicité qui ignore la défiance[365]?. On voit ainsi qu'il dégageait sur les visages qu'il observait l'expression marquante et caractéristique, celle qui y est mise par la continuité des mêmes préoccupations, ce qu'un physionomiste moderne appelle l'expression de profession. ?Mrs Scott, tout le jugement, le go?t, l'intrépidité de face, la décision hardie et critique, qui caractérisent généralement les femmes auteurs[366]?.
La plus grande preuve surtout du soin avec lequel il étudiait les figures, c'est qu'il les retenait, qu'il les rapprochait, qu'il les comparait, les classait en quelque sorte, retrouvait des traits communs, des ressemblances d'expression, des airs de famille et des affinités sur des physionomies diverses. ?Une vieille dame de Paisley, une Mrs Dawson ressemble à la vieille lady Wauchope, et plus encore à Mrs C.-sa conversation déborde de jugement solide et de remarques justes, mais, comme elles, un certain air d'importance et une duresse[367] dans l'?il semble indiquer, comme la brave femme d'Ayrshire l'observait de sa vache, que ?elle a ses idées à elle[368]?. à chaque instant, ce travail de rapprochement se faisait dans son esprit: ?Mr Grant, ministre à Calder, ressemble à Mr Scott d'Inverleithen[369]?.-?Mr Ross, un charmant homme, ressemble au professeur Tytler[370]?.-?Miss Ben Scott, ressemble à Miss Greenfield[371]?.-Mrs Monro, jeune femme aimable, raisonnable et douce, ressemble beaucoup à Mrs Greenson[372]?. Et ailleurs, en parlant d'une jeune fille: ?J'ai rarement vu une ressemblance aussi frappante qu'entre elle et votre petite Beenie, particulièrement la bouche et le menton[373]?. Il n'y a pas, je crois, de plus forte preuve du soin avec lequel on regarde, que ces analyses de visages; et c'est en même temps une chose curieuse de voir que les grands observateurs se rencontrent dans leurs procédés et leur méthode. ?Pour garder facilement le souvenir d'un visage, il faut d'abord comparer dans beaucoup de têtes, la bouche, les yeux, le nez, le menton, la gorge, le cou et les épaules et faire des comparaisons[374]?. Ces lignes sont de Léonard de Vinci.
Il se flattait de conna?tre les caractères et de les juger impartialement. Quand il lui arrivait de se tromper, il avait l'air d'en ressentir de la vexation: ?étrange! comme nous sommes disposés à nous laisser aller à nos préjugés, dans nos jugements sur les autres. Même moi qui me pique de mon habileté à distinguer les caractères... la peu commune valeur de Mrs. K. m'avait échappé[375].? Le fait est qu'il était arrivé à une s?reté et à une promptitude de jugement remarquables. Rien n'est plus curieux, à cet égard, que les journaux de ses deux tours des Borders et des Highlands. Ils tiennent au large dans une dizaine de pages; ce sont des notes rapides, prises le soir en quelques lignes, souvent en quelques mots. Ce qu'il y a d'observations humaines, de portraits, de caractères saisis rapidement et fixés d'un trait, est véritablement incroyable. Nous avons fait le relevé des personnes qu'il a ainsi observées, pénétrées et peintes, en une seule rencontre et du premier coup d'?il; il n'y en a pas moins d'une centaine.
Et quelle variété! Il y a des fermiers, fermiers amateurs et gros fermiers; des clergymen de diverses espèces, les uns agés et vénérables, d'autres bruyants, d'autres tristement adonnés au défaut clérical du calembourg; il y a des marchands, des officiers de vaisseau, un prév?t de ville, un intendant ?discret, raisonnable et ingénieux?, un évêque, un capitaine qui a été des années prisonnier des Indiens en Amérique, ?officier très gentleman et très poli?, un ancien médecin de marine, vétéran agréable, chaud de c?ur, battu par les climats et qui, avec le go?t des gens de mer pour les paysages tristes, s'est retiré près ?des moors romantiques[376]?; il y a des ducs, des professeurs, des h?teliers, et jusqu'à ?un dr?le de corps de vieux cordonnier?, et un mineur des mines du Cumberland rencontrés sur une grande route. Ils sont tous croqués magistralement, en quelques traits, indiqués en quelques coups de crayon. C'est le Dr Bowmaker, ?un homme de forts poumons, et de remarque assez judicieuse, mais peu habile en bienséance et qui ne s'en doute pas[377]?. C'est M. Brydone, ?un très excellent c?ur, bon, joyeux et bienveillant; mais avec beaucoup de la complaisance sans choix des Fran?ais, et, par suite de sa situation présente et passée, un admirateur de tout ce qui porte un titre splendide, ou possède de grands biens[378]?. C'est M. Hood, ?un fermier honnête, digne, et facétieux[379]?; M. Ker, un veuf avec de beaux enfants, intelligent, distingué, bel homme ?en qui tout est élégant[380]?, ?son esprit et ses fa?ons ressemblent étonnamment à ceux de mon cher vieil ami, Robert Muir de Kilmarnock?; M. Clarke, ?un homme intelligent dont l'air un peu sombre et l'apparence bizarre pourraient prévenir contre lui un observateur ordinaire[381]?; M. Falconer, ?un homme du nord, petit, irascible, enthousiaste, un dissident[382]?; l'évêque Skinner ?dont les fa?ons douces et vénérables sont plus remarquées chez un homme si jeune[382]?. Parfois, c'est plus court encore. Il n'y a absolument que des mots sans phrases, des coups de crayon sans contour pour les réunir et cependant les gens y sont: ?Souper: MM. Doig, le ma?tre d'école, et Bell, le capitaine Forrester du chateau; Doig, singulier corps, un peu du pédant; Bell, un individu gai, insouciant, qui chante bien la chanson; Forrester, un joyeux gaillard, plein de jurons, mélangé de soldat[383].? Et d'autres, de toute couleur: des timides, des fats, des bavards décrits d'un mot.
La galerie des femmes est aussi nombreuse et aussi variée. Naturellement, il y a de jolies filles et de très jolies; elles sont au premier rang, aimables, rieuses, gaies, de bonne humeur et de bonne santé, comme il semble qu'il les préférait. Mais, il y a aussi de vieilles dames maternelles, excellentes, judicieuses, joyeuses et aimables, de vieilles filles suries, laides et médisantes, des femmes intellectuelles, des femmes de toutes nuances et que vraiment on croit avoir vues. Voici Mrs Brydone, ?une femme très élégante de personne et de manières, les tons de sa voix remarquablement doux[384]?. Voici Mrs Burnside une femme distinguée ?simplicité, élégance, bon sens, douceur de caractère, bonne humeur, aimable hospitalité sont les constituants de ses manières et de son c?ur[385]?. Il y a la bonne ménagère, Mrs Miller, ?une agréable, raisonnable et modeste bonne personne, aussi utile mais pas aussi ornementale que Miss Western de Fielding, pas rapidement polie à la fran?aise, mais aisée, hospitalière et domestique[386]?. Il y a la ?jeune veuve gaie, franche, raisonnable et faite pour inspirer de l'amour[387]?. Il y a Mrs Belches, étourdie, ouverte, affable, éprise de sport champêtre[388]?. Il y a cette étrange figure d'Esther ?la femme d'un simple jardinier, une femme très remarquable pour réciter de la poésie de toute sorte et quelquefois pour faire elle-même des vers en écossais; elle peut répéter par c?ur presque tout ce qu'elle a jamais lu, particulièrement l'Homère de Pope d'un bout à l'autre; elle a étudié Euclide toute seule; elle est, en un mot, une femme d'une intelligence très extraordinaire. En causant avec elle, je la trouve au moins égale à sa réputation. Elle est très flattée de ce que je l'ai envoyé chercher et de voir un poète qui fait un livre, comme elle dit. Elle est entre autres une grande connaisseuse en fleurs, et a un peu passé le méridien d'une beauté jadis renommée[389]?. N'est-ce pas une singulière figure et bien évoquée en quelques lignes. Et de quoi de plus joli aussi que le double portrait de Mrs Rose la mère, et de Mrs Rose la fille, qui fait songer à un vers d'Horace: la mère ?une vraie femme de chef de clan?, et la fille, ?son image un peu adoucie?; ?la vieille Mrs Rose, bon sens sans alliage, c?ur chaud, fortes passions, une honnête fierté, tout cela à un degré rare; Mrs Rose, la jeune, un peu plus douce que sa mère, ceci peut-être d? à ce qu'elle est plus jeune[390]?. Cette esquisse de ces deux femmes brusques, dans lesquelles est le même sang, qui se ressemblent à des moments divers de la vie, n'est-elle pas bien vue? Et cette remarque n'est-elle pas fine et juste aussi que le tempérament de la mère se développera chez la fille, quand la mansuétude et le quelque chose de tendre de la jeunesse l'auront quittée, et que les années de la volonté seront arrivées?
Et ce ne sont là que les personnages et les scènes en saillie. Derrière eux, il y a une véritable multitude, une vraie cohue d'indications, noms propres, professions, réunions. Qu'on n'oublie pas, encore un coup, que tout cela est comprimé en une dizaine de petites pages, où, au pied de la lettre, les remarques et les portraits s'étouffent. Qu'on songe que ceci n'est qu'un herbier, que chacune de ces notes représente une impression complexe ou tout une troupe d'impressions, comme la corolle séchée rappelle la fleur vivante et même l'arbuste entier, on aura quelque idée de ce qu'étaient dans le cerveau de Burns, la s?reté, la vitesse et l'activité de l'observation humaine.
Cette qualité d'observation frappait ceux qui l'approchaient, comme un des traits les plus saillants de sa forte intelligence. Dugald Stewart l'avait bien remarqué: ?Parmi les sujets auxquels il avait coutume de s'arrêter, les caractères des individus avec qui il lui arrivait de se trouver étaient manifestement un sujet favori. Les remarques qu'il faisait sur eux étaient toujours perspicaces et pénétrantes, quoique penchant fréquemment vers le sarcasme.[391]? Et le Dr Mackenzie de Mauchline disait encore plus fortement: ?Son discernement des caractères dépassait tout ce que j'ai vu chez aucune autre personne que j'aie jamais connue, et je lui ai souvent fait la remarque que cela me semblait de l'intention. Rarement je l'ai vu former une fausse estimation d'un caractère, quand il se faisait son opinion d'après sa propre observation[392].?
Mais cette pénétration ne suffirait pas. Elle peut rester immobile ou fragmentaire, consister en une série de coups d'?il aigus, mais séparés. Il faut quelque chose qui étende et anime cette sagacité. Il faut le plus rare des dons, parce qu'il les comprend tous, le don dramatique, c'est-à-dire, non seulement de voir et de représenter un personnage, mais de le reconstituer, de le continuer, de le posséder au point de vivre en lui; le don d'en créer ainsi plusieurs, de les faire mouvoir à la fois; et en sentant pour chacun d'eux, de leur prêter cependant à tous un mouvement d'ensemble, une vie commune, qui constitue l'organisme d'une ?uvre dramatique. C'est le plus vaste et varié don, duquel puisse être favorisé un poète quand il le possède dans son étendue et sa richesse entières. Il semble vraiment que Burns en ait été doué, dans les dimensions moyennes de son génie. On en demeure presque convaincu lorsqu'on fait la lecture de la plus surprenante, peut-être, de ces productions, sa fameuse cantate des Joyeux Mendiants.
L'histoire de ce poème est des plus curieuses. On a vu dans quelles circonstances il avait été composé, en 1785. Burns, passant un soir, avec deux de ses amis, devant un public-house de Mauchline, et entendant des chants, était entré. Il avait trouvé une bande de mendiants et de gueux, qui buvaient et se réjouissaient. Ce tableau l'avait tellement frappé qu'il l'avait presque aussit?t rendu en vers. Un fait réel, comme toujours, se retrouve à l'origine; c'est une remarque qu'il ne faut pas se lasser de faire. Quelques jours après cette rencontre, il avait récité le nouveau poème à son ami Richmond, lequel racontait plus tard que, autant que sa mémoire lui permettait de l'affirmer, il contenait deux chansons qui ne s'y trouvent plus: l'une par un ramoneur, l'autre par un matelot[393]. Burns lui avait en même temps donné une partie du manuscrit[394]. Chose singulière, il semble ne s'être pas plus soucié de ce chef-d'?uvre que d'une de ses improvisations de cabaret. Peut-être est-ce parce que, selon le témoignage de Chambers, sa mère et son frère l'avaient médiocrement go?té[395]. Toujours est-il que cette charmante production disparut, qu'il n'en reparla jamais, et qu'il semble l'avoir complètement oubliée. à une demande de Thomson, qui en avait probablement entendu parler par Richmond, il répondit en 1793, c'est-à-dire, huit ans après: ?J'ai oublié la cantate à laquelle vous faites allusion, n'en ayant pas conservé de copie, et, à la vérité, je ne connaissais pas son existence. Cependant, je me souviens, qu'aucune des chansons ne me plaisait, sauf la dernière, quelque chose dans le genre de ceci:
Les cours furent érigées pour les laches.
Les églises baties pour plaire aux prêtres[396].
Ce n'est qu'en 1799, trois ans après la mort de Burns, qu'on retrouva le reste du manuscrit dont il avait fait présent à un autre de ses amis, et c'est en 1802 seulement que le poème fut publié en entier, complété par la portion qui se trouvait en possession de Richmond[397]. Il s'en est fallu de peu qu'il ait disparu. Cela prouve avec quelle facilité Burns dispersait alors ses vers, et combien il faisait peu de différence entre ces compositions écrites et ses causeries, qui étaient, au dire de tous, aussi surprenantes.
Le morceau pourrait avoir pour épigraphe ce vers d'un poète auquel Burns nous fera penser plus d'une fois, notre vivant Mathurin Régnier:
?Puis les gueux en gueusant trouvent maintes délices[398]?.
C'est une orgie, une bacchanale de mendiants. La scène est à Mauchline, chez une pauvre cabaretière nommée Poosie Nansie. La maison basse existe encore, au coin de la route, en face du cimetière, un cabaret clair et propre. C'était alors une auberge borgne, un logis nocturne pour les vagabonds. Quand on y va aujourd'hui lire les Joyeux Mendiants, il faut, par la pensée, décrépir et délabrer les murailles, noircir les poutres, faire luire dans l'atre un feu de tourbe et de broussailles, éclairer la salle d'une ou deux chandelles fumeuses. On a ainsi l'atmosphère épaisse, les fonds ténébreux, et les reflets rougeatres, qui donnent toute sa couleur à cet étrange tableau. Le repos sacré du dimanche condamnait tous ces gueux, tous ces tra?neurs de grand'routes, ces museurs de ponts, tout ce monde ambulant à une journée d'immobilité. Ils se rassemblaient le samedi soir dans quelque taudis de leur choix, avec les profits de la semaine, qui consistaient non-seulement en espèces, mais en dons de farine et de vieux vêtements qu'ils vendaient alors pour payer leur écot. C'est une horde de ce genre qui se trouve réunie ce soir-là. Ils sont arrivés une vingtaine, hommes et femmes, de toutes les professions qui vont du mendiant au tire-laine: soldats réformés, paillasses de carrefour, violoneux de village, chaudronniers ambulants, chanteurs de ballades, dr?lesses de pavé, tout ce qui vagabonde, mendie et maraude; écume de grand'routes, épaves de tous métiers, gibier de prison, toute une truandaille bigarrée, déguenillée, dépenaillée, et merveilleusement pittoresque. Ce ramassis de loqueteux forme un cercle autour du feu; les uns assis sur des escabeaux, les autres accroupis ou vautrés sur leurs sacs. Ils boivent du whiskey dans leurs écuelles. Dehors, le temps est dur, et les pauvres diables sans feu ni lieu, harcelés toute la semaine par les intempéries, go?tent le bien-être d'être au chaud. Avec la boisson, la joie na?t dans leurs c?urs insouciants de vagabonds. Ils chantent, beuglent, braillent, glapissent tous ensemble, rythmant leur vacarme du choc de leurs tasses de bois ou de leurs gobelets d'étain. C'est un embrouillement de trognes allumées et hurlantes, de coudes qui se lèvent, de bras qui battent la mesure, de mains qui passent les brocs, de pots qui montent aux visages; un tumulte de grimaces et de gesticulations grotesques. C'est une bagarre de ga?té. Chacun des personnages de la bande chante sa chanson. Tous reprennent en ch?ur les refrains, qui éclatent comme des ouragans de grosse joie. La maison en tremble. Cependant, dans les coins obscurs, s'ébauchent des amours brutaux, des idylles de ribauds. De gros baisers claquent dans cette bacchanale. Comme partout, des jalousies et des querelles s'en suivent. Les menaces s'échangent, une rapière luit dans l'ombre. Tout s'arrange. La belle, qu'on s'est disputée, autant par ivresse que par amour, tombe dans les bras du plus robuste. Les acclamations et les chants reprennent à tue-tête. Puis, par un mouvement inattendu et superbe, tous ces malandrins, ces éclopés, ces déguenillés, tous ces besaciers, se groupent en un ch?ur final, et entonnent une chanson d'une audace et d'un souffle magnifiques. C'est un défi à la société, un hymne de révolte, où frémit la haine des outrages subis, le go?t sauvage de la vie sans contr?le, le cri des déshérités et des réfractaires. Cela grandit, monte, prend l'allure et le vol d'une ode. On dirait que la Liberté, celle des grands chemins, celle qu'adorent les gueux, les insoumis qui dorment sur les revers des fossés, sous le signe d'or de la lune, plane au-dessus de ce p?an formidable. Tout cela est rendu avec une intensité de vie, une variété, une vigueur, un relief, un mouvement merveilleux. On ne sait à quoi comparer cette étrange et admirable production. Ce n'est pas aussi plantureux que du Jordaens, mais c'est plus varié et d'une plus grande portée; c'est plus dramatique que du Téniers; c'est aussi pittoresque que du Callot, avec plus de fougue et de couleur. Quant à ces visages de chenapan, Adrien Brauwer seul a su les peindre avec cette verve et ce caractère. En littérature, cela fait penser à du Villon, plus mouvementé et plus éloquent; à du Régnier, dans lequel passerait un souffle lyrique.
Voyons si cette appréciation est exagérée. La pièce se compose de chansons coupées par des récitatifs, qui les relient les unes aux autres. Elle s'ouvre par le récitatif suivant, dans lequel il est inutile de faire remarquer et la charmante comparaison des jeunes gelées, et la fa?on rapide et décidée de se mettre au c?ur du sujet.
Quand les feuilles jaunes jonchent le sol,
Ou que, voltigeant comme des chauves-souris,
Elles obscurcissent l'haleine du froid Borée,
Quand les grêlons chassent, durs et obliques,
Et que les jeunes gelées commencent à mordre,
Tout habillées en givre blanc,
Un jour, au soir, une joyeuse vingtaine de gueux errants et vagabonds,
Chez Poosie Nansie étaient en liesse,
à boire leurs haillons superflus.
Avec des rasades et des rires,
Ils s'ébaudissaient et chantaient;
De leurs sauts, de leurs coups de poing,
La poêle même en résonnait.
Le premier de ces gueux est un ancien soldat. Il a conservé, jusque dans cette vie bohème, ce trait caractéristique des gens qui ont passé par les régiments, l'habitude de tenir son havre-sac bien en ordre. Le tableau de ce soudart, avec sa dr?lesse, et de leurs caresses, est justement un des passages qui ressemblent aux scènes de Brauwer. Mais nous n'interromprons plus ce morceau qu'il faut lire d'une haleine et dont il faut suivre l'élan.
D'abord, près du feu, en vieux haillons rouges,
L'un deux était assis, bien étayé par ses sacs de farine,
Et son havre-sac bien en ordre;
Sa bien-aimée était dans ses bras;
L'eau-de-vie et les couvertures la réchauffaient,
Elle contemplait son soldat.
Et sans cesse, il donne à la luronne so?le
Quelque baiser sonore,
Tandis qu'elle tend sa bouche goulue
Comme une écuelle à aum?nes[399],
Leur becquetement claquait à chaque instant,
Comme un fouet de colporteur;
Alors, trébuchant et se rengorgeant,
Il beugla cette chanson:
Chanson.
Je suis un fils de Mars, qui a été dans mainte guerre,
Je montre mes blessures et mes cicatrices partout où j'arrive;
Celle-ci fut re?ue pour une garce; celle-là dans une tranchée,
En accueillant les Fran?ais au son du tambour.
Lal de daudle, etc.
Je fis mon apprentissage là où mon chef expira[400],
Lors du sanglant coup de dés, sur les hauteurs d'Abram;
Je complétai mon métier quand on joua une crane partie,
Et que le Moro tomba au son du tambour[401].
Lal de daudle, etc.
Enfin, je fus avec Curtis, parmi les batteries flottantes[402],
Et j'y laissai en témoignage un bras et une jambe.
Pourtant, si mon pays me réclamait, avec Elliot pour chef,
Je partirais sur mes moignons, au son du tambour[403].
Lal de daudle, etc.
Maintenant, bien qu'il faille mendier, avec un bras et une jambe en bois,
Et des haillons déchirés pendant sur mon derrière,
Je suis aussi heureux, avec ma besace, ma bouteille, et ma gourgande,
Que quand je marchais, en écarlate, derrière un tambour.
Lal de daudle, etc.
La belle affaire parce qu'en cheveux gris, je dois résister aux chocs de l'hiver,
Sous les bois et les rochers, souvent pour toute maison;
Tant que j'aurai un sac à vendre et une bouteille à boire,
Je ferai face à une troupe d'enfer, au son du tambour.
Lal de daudle, etc.
Récitatif.
Il s'arrêta et les solives tremblèrent,
Au-dessus du refrain beuglé;
Tandis que les rats effrayés, regardant en arrière,
Cherchaient le plus profond de leur trou.
Un violoneux divin, de son coin
Piailla: ?Encore!?
Mais la poulette du soldat se leva,
Et le grand tumulte se calma.
Chanson.
Je fus jadis pucelle, mais je ne sais plus quand,
Mon plaisir est encore en des jeunes gens convenables
Quelqu'un d'un escadron de dragons fut mon père,
Rien d'étonnant si j'aime un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Le premier de mes amoureux fut un crane gaillard,
Battre le tambour tonnant était son métier;
Sa jambe était si bien prise, sa joue était si rouge,
Que je fus transportée de passion pour mon soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Mais le bon vieux chapelain lui coupa l'herbe sous le pied;
J'abandonnai l'épée par amour de l'église;
Il risque l'ame, et moi je risquai le corps,
C'est alors que je fus fausse à mon soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
J'en eus bient?t assez de mon saint imbécile,
Et je pris pour époux le régiment en bloc;
De l'esponton doré, au fifre j'étais prête,
Je ne demandais rien, sauf que ce f?t un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Mais la paix me réduisit à mendier dans le désespoir,
Tant qu'à la foie de Cunningham, je rencontrai mon vieux
Ses haillons d'uniforme flottaient si brillants,
Que mon c?ur se réjouit de trouver un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Maintenant, j'ai vécu, je ne sais plus combien,
Je tiens encore ma place à boire ou à chanter;
Et tant que des deux mains je tiendrai ferme un verre,
à ta santé, mon héros! mon soldat!
Chantons: Lal de dal, etc.
Récitatif.
Un pauvre paillasse, dans un coin,
était assis à boire avec une chaudronnière;
Ils s'inquiétaient peu qui reprenait le refrain,
Tant ils étaient affairés pour eux-mêmes.
à la fin, so?l de boisson et d'amour,
Il se leva en trébuchant, tordit son visage,
Puis se retourna, mit un baiser sur sa Griselidis,
Et alors ajusta ses fl?tes avec une grave grimace.
Chanson.
Messire le Grave est un sot quand il est gris;
Messire Gredin est un sot quand on le juge;
Mais ce ne sont là que des apprentis,
Moi, je suis un sot par profession.
Ma grand'mère m'acheta un livre,
Et je m'en allai à l'école;
J'ai peur de m'être mépris sur mes talents,
Mais que voulez-vous attendre d'un sot?
Pour boire, je risquerais mon cou,
Une catin est la moitié de mon travail;
Mais que voulez-vous attendre d'autre,
De quelqu'un qui fait métier d'être fou?
Une fois, je fus attaché comme un jeune b?uf[404],
Pour avoir juré poliment et avoir bu;
Une fois, je fus insulté dans l'église,
Pour avoir chiffonné une fille en riant.
Le pauvre Jocrisse qui fait des tours pour amuser,
Que personne ne le nomme en se moquant;
Il y a même à la Cour, m'a-t-on dit,
Un sauteur nommé le premier ministre.
Avez-vous observé ce très Révérend
Faire des grimaces pour amuser la foule;
Il se moque de notre escadron de charlatans;
Ce n'est qu'un peu de rivalité.
Et, maintenant, voici ma conclusion,
Car, ma foi, je suis bougrement à sec:
Le gars qui est sot pour son propre usage,
Sacrebleu! est diantrement plus bête que moi.
Récitatif.
Après lui, parla une rude luronne,
Qui savait s'y prendre pour agripper l'argent,
Car elle avait décroché plus d'une bourse,
Et été plongée dans plus d'un puits[405].
Son amoureux avait été un gars des Hautes-Terres,
Mais maudit soit le triste n?ud coulant!
Avec soupirs et sanglots, elle commen?a ainsi
à pleurer son beau John des Hautes-Terres:
Chanson.
Mon amour naquit gars des Hautes-Terres,
Il avait en mépris les lois des Basses-Terres;
Mais toujours il fut fidèle à son clan,
Mon brave et mon beau John des Hautes-Terres.
Refrain.-Chantez, hey, mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, ho, mon beau John des Hautes-Terres!
Il n'y a pas un gars dans tout le pays
Qui p?t lutter avec mon John des Hautes-Terres.
Avec son philabeg, son plaid de tartan,
Et sa bonne claymore pendue à son flanc,
Il prenait les c?urs de toutes les dames,
Mon vaillant et beau John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Nous errions partout de la Tweed à la Spey,
Nous vivions ga?ment comme lords et ladies;
Car il n'en craignait pas un des Basses-Terres,
Mon vaillant et beau John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Ils l'exilèrent par delà les mers,
Mais, avant que les bourgeons parussent aux arbres,
Le long de mes joues, les perles roulaient,
En embrassant mon John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Mais, oh! ils le saisirent enfin,
Et ils l'ont lié au fond d'un donjon;
Ma malédiction sur chacun d'eux,
Ils ont pendu mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, hey, etc.
Veuve maintenant, il me faut pleurer
Des plaisirs qui ne reviendront plus;
Je ne me console qu'avec un bon broc,
Quand je pense à mon John des Hautes-Terres.
Refrain.-Chantez, hey, mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, ho, mon beau John des Hautes-Terres!
Il n'y a pas un gars dans tout le pays
Qui p?t lutter avec mon John des Hautes-Terres.
Récitatif.
Il y avait là un pigmée de violoneux qui, avec son violon,
Se trémoussait aux marchés et aux foires;
Cette jambe bien prise et cette taille superbe
(Il n'arrivait pas plus haut.)
Lui trouèrent son petit c?ur comme une passoire,
Et l'avaient mis en feu.
La main sur la hanche, et l'?il en l'air,
Il roucoula sa gamme, un, deux, trois,
Puis, sur un ton arioso,
L'Apollon gringalet
Commen?a, avec un couplet allegretto,
Son solo en trémolo.
Chanson.
Laissez-moi me hausser pour essuyer cette larme,
Et venez avec moi et soyez ma chérie,
Alors tous vos soucis et vos craintes
Pourront siffler sur le reste.
Refrain.-Je suis violoneux par métier,
Et de tous les airs que j'ai jamais joués,
Le plus cher aux femmes et aux filles
Fut toujours: Sifflez sur le reste.
Aux soupers de moissons, aux noces, nous irons,
Et, oh! fameusement, nous vivrons!
Nous bambocherons partout, tant que Papa Souci
Chante: Sifflez sur le reste.
Je suis, etc.
Très gaiement nous rongerons les os,
Assis au soleil, au bord des fossés;
Et tout à notre aise, quand il nous plaira,
Nous pourrons siffler sur le reste.
Je suis, etc.
Accordez-moi seulement le ciel de vos charmes,
Et tant que je gratterai crins sur boyaux,
La faim, le froid et tous ces maux-là
Pourront siffler sur le reste.
Refrain.-Je suis violoneux par métier,
Et de tous les airs que j'ai jamais joués,
Le plus cher aux femmes et aux filles
Fut toujours: Sifflez sur le reste.
Récitatif.
Les charmes de la gaillarde avaient frappé un robuste rétameur,
Aussi bien que le pauvre gratteur de boyaux;
Il prend le violoneux par la barbe
Et tire une rapière rouillée.
Puis il jura, par tout ce qui vaut un juron,
De l'embrocher comme un pluvier,
à moins qu'à partir de ce moment-là
Il ne renon?at à elle pour toujours.
L'?il effaré, le pauvre Crincrin
S'affaissa sur ses jambons,
Et implora grace d'un air tout piteux;
Et ainsi finit la querelle.
Mais, bien que son petit c?ur souffr?t,
Quand le rétameur la prit par la taille,
Il affecta de rire sous cape,
Quand le rude gars parla ainsi à la belle.
Chanson.
Ma jolie fille, je travaille dans le cuivre,
Chaudronnier, voilà mon métier;
J'ai voyagé partout sur le sol chrétien,
En suivant ma profession.
J'ai accepté la prime, je me suis enr?lé
Dans maint vaillant escadron;
Ils m'ont en vain cherché, quand je les ai plantés là,
Pour aller rétamer des chaudrons.
J'ai accepté la prime, etc.
Dédaigne cette crevette, ce nain racorni,
Avec son bruit et ses entrechats;
Et viens partager avec ceux qui portent
Le sac à outils et le tablier!
Et par ce flacon, ma foi et mon espoir.
Et par ce cher Kilbagie[406],
Si jamais tu manques, si tu rencontres le besoin,
Puissé-je ne jamais m'humecter la gorge.
Et par ce flacon, etc.
Récitatif.
Le chaudronnier l'emporta; sans rougir, la belle
Sombra dans ses embrassements,
En partie vaincue si tristement par l'amour,
En partie parce qu'elle était so?le.
Messire Violino, avec un air
Qui montrait un homme de nerf,
Souhaita union au nouveau couple,
Et fit tinter la bouteille,
à leur santé, cette nuit-là.
Mais le gamin Cupidon décocha une flèche,
Qui joua à une autre dame un vilain tour;
Le violon la ratissa de pr?ne en poupe,
Derrière la cage à poulets.
Son seigneur, un gars du métier d'Homère,
Quoique boitant d'un éparvin,
S'avan?a en clochant et en sautant follement
Et offrit de chanter: ?Le joyeux Davie?,
Par dessus le marché cette nuit-là.
C'était un gaillard qui défiait le souci,
Autant que ceux qu'enr?la jamais Bacchus,
Bien que la Fortune e?t durement pesé sur lui,
Elle n'avait jamais atteint son c?ur.
Il n'avait pas de souhait,-sinon d'être gai,
Pas de besoin,-sinon la soif,
Il ne ha?ssait rien,-sinon d'être triste;
Et ainsi la Muse lui suggéra
Sa chanson, cette nuit-là.
Chanson.
Je suis un barde de peu de renom
Chez les honnêtes gens et tout ?a;
Mais, comme Homère, la foule ébahie
De ville en ville, j'attire ?a.
Refrain.-Malgré tout ?a et tout ?a,
Et deux fois autant que tout ?a;
J'en ai perdu une, il m'en reste deux,
J'ai femme assez, malgré tout ?a.
Je n'ai jamais bu à la mare des Muses,
Au ruisseau de Castalie et tout ?a;
C'est ici qu'il coule et richement fume,
Mon Hélicon, comme j'appelle ?a.
Malgré tout ?a, etc.
J'ai pour les belles beaucoup d'amour,
Leur humble esclave et tout ?a;
Leur volonté est ma loi, j'ai toujours estimé
Péché mortel de s'opposer à ?a.
Malgré tout ?a, etc.
En suaves extases, cette heure-ci, nous nous unissons
Avec un amour mutuel et tout ?a;
Mais combien de temps, la mouche piquera?
Que l'inclination règle ?a.
Malgré tout ?a, etc.
Leurs tours et leur malice m'ont rendu fou,
Elles m'ont joué et tout ?a;
Mais déblayez le pont! et voici au Sexe!
J'aime les garces malgré ?a.
Refrain.-Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Et deux fois autant que tout ?a;
Mon plus cher sang, pour leur faire plaisir,
Je le leur offre, malgré tout ?a.
Récitatif.
Ainsi chanta le barde, et les murs de Nansie
Furent secoués d'un tonnerre d'applaudissements,
Répercutés de toutes les bouches;
Ils vidèrent leurs poches, engagèrent leurs guenilles,
En gardant à peine pour couvrir leurs derrières,
Afin d'étancher leur soif br?lante.
Puis, de nouveau, la bande joyeuse
Fit requête au poète
D'ouvrir son sac et de choisir une chanson,
Une ballade des meilleures.
Lui, se dressant, tout réjoui,
Entre ses deux Déboras,
Jette un regard autour de lui, et les trouve tous
Impatients de chanter en ch?ur.
Ch?ur.
Voyez le bol fumant devant nous,
Voyez notre gai cercle en haillons!
Tous en rond, reprenez le ch?ur,
Et avec transports chantons:
Refrain.-Une figue pour ceux protégés par la loi!
La liberté est un glorieux banquet!
Les tribunaux furent érigés pour les laches,
Les églises baties pour plaire aux prêtres.
Qu'est un titre et qu'est un trésor?
Qu'est le soin de sa renommée?
Si nous menons vie de plaisir,
Qu'importe et comment, et où?
Une figue, etc.
Avec un tour, un conte toujours prêts,
Nous errons ?à et là, le jour;
Et la nuit, en étable ou grange,
Caressons nos femmes sur le foin.
Une figue, etc.
Le carrosse, suivi de laquais,
Va-t-il plus léger, à travers pays?
Le sobre lit du mariage
Voit-il de plus brillantes scènes d'amour?
Une figue, etc.
La vie est un tohu-bohu,
Nous ne regardons pas comment elle marche;
Que ceux-là parlent du décorum,
Qui ont une renommée à perdre.
Une figue, etc.
Voici aux sacs, bissacs, et besaces!
Voici à toute la bande errante!
à nos marmots, à nos femmes en loques!
Chacun et tous, criez: ?Amen!?
Refrain.-Une figue pour ceux protégés par la loi,
La Liberté est un glorieux banquet!
Les tribunaux furent érigés pour les laches.
Les églises baties pour plaire aux prêtres[407].
Telle est cette pièce, étonnante de couleur et de verve. C'est une chose assez curieuse qu'un certain nombre de critiques écossais hésitent devant elle. M. Shairp dit que ?la matière en est si vile et le sentiment si grossier que, en dépit de sa puissance dramatique, ils rendent la pièce décidément répugnante[408]?. Le jugement de Carlyle, plus large, n'est pas sans quelques réticences. ?Peut-être pouvons-nous nous aventurer à dire que le plus poétique de tous ses poèmes est celui qui a été imprimé sous l'humble titre des Joyeux Mendiants. à la vérité, le sujet est parmi les plus bas que présente la nature, mais cela montre d'autant plus le don du poète qui a su relever dans le domaine de l'art. à notre esprit, cette pièce semble tout à fait compacte, fondue ensemble, achevée et déversée en un flot de vraie harmonie liquide. Elle est légère, aérienne, douce de mouvement, cependant aigu? et précise dans ses détails; chaque visage est un portrait... Outre la sympathie universelle pour l'homme, dont ceci est une nouvelle preuve chez Burns, une inspiration sincère et une habileté technique assez considérable s'y manifestent. Il serait étrange sans doute d'appeler ceci le meilleur des écrits de Burns, nous voulons seulement dire qu'il nous para?t le plus parfait de son genre, en tant que morceau de composition poétique, à proprement parler[409]?. Il nous semble que Carlyle n'est pas assez frappé de la vigueur extraordinaire de cette pièce. à nos yeux c'est le plus haut effort de Burns et le plus surprenant témoignage des aptitudes et des énergies qu'il y avait en lui. Il n'y a rien de cette vitalité, de ce mouvement, rien d'aussi dru dans la littérature anglaise, depuis Shakspeare, rien qui approche de cette vigueur ramassée. Tout à l'heure, nous comparions Tam de Shanter à John Gilpin; il y a dans la poésie anglaise, deux ?uvres qui font penser à celle-ci: le Beggar's Bush de Beaumont, le collaborateur de Fletcher[410], et le Beggar's Opera de Gay[411]. Mais quelle différence entre la poésie semi-pastorale et qui sent le masque et la représentation de cour du premier, entre les habiles refrains d'opéra-comique du second, et cette vie comprimée qui éclate et fume. ?Dans le Beggar's Opera, dans le Beggar's Bush, dit Carlyle, il n'y a rien qui en réelle vigueur poétique égale cette cantate; rien qui, à ce que nous pensons, en approche même de très loin?. Nous parlions des qualités dramatiques dont ce morceau est l'indice; nous ne voulons qu'en indiquer une autre, qu'il nous semble aussi révéler. Il se passe pour l'auteur dramatique un peu ce qui se passe chez l'homme de science qui a fait une hypothèse et qui, la suivant, est étonné de ce qu'elle contient, et conduit par elle vers la vérité. Quand un créateur de théatre a per?u, d'un coup d'?il, en raccourci, parfois dans un geste, un personnage vivant et qu'il le reprend, le développe, le continue, il est surpris de ce qu'il a découvert et fait peu à peu connaissance avec lui. Il semble que le personnage ait à son tour une existence propre qui entra?ne l'esprit du poète. Cette impression est ici très forte. Quand on lit cette cantate, on sent que la vie a passé de l'auteur à ses personnages, que ce sont eux qui l'ont pris par la main et l'emmènent. Il ne lui a manqué que de les suivre. En vérité, au delà d'une pièce pareille, il n'y a plus que le théatre.
Burns y fut entra?né toute sa vie; c'e?t été l'aboutissement naturel de sa carrière poétique, si elle avait été complète. étant tout jeune, il avait commencé une tragédie:
?Dans mes jeunes années, je ne me contentais de rien moins que de courtiser la Muse tragique. J'avais, je crois, dix-huit ou dix-neuf ans, quand je tra?ai l'esquisse d'une Tragédie, rien de moins. Mais un nuage d'infortunes de famille, qui nous mena?ait depuis quelque temps, étant venu à crever, m'empêcha d'aller plus loin. à cette époque, je n'écrivais jamais rien, aussi, sauf un discours ou deux, le reste s'est échappé de ma mémoire. Le suivant, que je me rappelle très distinctement, était une exclamation d'un haut personnage, grand, par instants, dans des exemples de générosité, et par moments, audacieux dans le crime[412].
C'était évidemment une conception romantique, et il est curieux de voir germer, dans la tête de ce jeune paysan, un type de héros byronien, qui fait penser, par ce mélange de magnanimité et d'audace dans le vice, aux Brigands de Schiller. Il y a, dans les quelques vers qui en ont été conservés, un souffle de révolte sociale, de haine contre les oppresseurs, de pitié pour les malheureux, et, en même temps, je ne sais quel aveu orgueilleux de forfaits, qui semble rattacher ce héros inconnu à la race maudite et indomptable des Manfred. Le morceau d'ailleurs ne manque pas de grandeur.
Tout criminel que je sois, misérable et maudit,
Pécheur entêté, endurci et inflexible,
Cependant mon c?ur se fond devant la misère humaine,
Et, avec des soupirs sincères, mais inutiles,
Je contemple les tristes fils de la détresse;
Avec des larmes indignées, je vois l'oppresseur
Se réjouir de la destruction de l'honnête homme,
Dont le c?ur fier est le seul crime.
Même vous, ? troupe infortunée, je vous plains,
Vous, que les faux vertueux regardent comme un péché de plaindre,
Vous, pauvres vagabonds, méprisés, abandonnés,
Que le vice, comme toujours, a livrés à la Ruine.
Oh! sans mes amis et l'aide du Ciel,
J'aurais été chassé comme vous, délaissé,
Le plus détesté, le plus indigne misérable parmi vous!
? Dieu, envers qui je fus injuste! Ta bonté m'a doué
De talents qui surpassent ceux de presque tous mes frères,
Et j'en ai abusé en proportion,
Surpassant d'autant les criminels vulgaires,
Que je les surpasse par les facultés que tu m'as données[413].
Après cette tentative, toute d'imagination comme on le voit, était venu le contact de la vie, et, avec lui, l'observation, la riche production de Mossgiel, dans laquelle la pièce des Joyeux Mendiants. Lorsqu'il eut quitté édimbourg et qu'il voulut se remettre à produire, Burns songea de nouveau au théatre. Il avait, nous pensons l'avoir assez prouvé, tout ce qu'il faut pour cette entreprise. Il lui manquait seulement la pratique, le maniement des scènes, l'habitude de la composition théatrale. Il est probable que sa puissante intelligence aurait ma?trisé cette difficulté. Elle y aurait été aidée par son don de mouvement, et le besoin de clarté rapide qui était dans son esprit. Il pensa à étudier les ma?tres du théatre, avec qui il pourrait apprendre ce qui lui manquait encore. Au commencement de 1790, il écrivait à Peter Hill, son libraire à édimbourg, pour lui demander de lui expédier tous les auteurs dramatiques sur lesquels il pourrait mettre la main à bon compte. Il ne faut pas oublier que, pour les finances de Burns, c'était là une lourde dépense, et qui se justifiait seulement par un besoin sérieux et pressant d'avoir ces ouvrages. La liste en est curieuse:
?Je désire également pour moi-même, selon que vous pourrez les trouver d'occasion ou à bon marché, des exemplaires des ?uvres dramatiques d'Otway, de Ben Jonson, de Dryden, de Congreve, de Wycherley, de Vanbrugh, de Cibber, ou n'importe quelles ?uvres dramatiques des plus modernes, Macklin, Garrick, Foote, Colman ou Sheridan. J'ai aussi grand besoin d'une bonne copie de Molière, en fran?ais. N'importe quels autres bons auteurs dramatiques fran?ais dans leur langage natif, j'en ai besoin: je veux dire les auteurs comiques principalement, bien que je désire Racine, Corneille, et aussi Voltaire[414].?
On voit que c'était une bibliothèque dramatique tout entière qu'il demandait et d'un seul coup. En même temps, ses amis l'encourageaient à entreprendre quelque chose pour le théatre. Ils sentaient qu'il y avait de ce c?té une issue pour sa puissance de création. Déjà, pendant le voyage des Hautes-Terres, Ramsay d'Ochtertyre, connu comme grand amateur de classiques, lui avait conseillé ?d'écrire une pièce semblable au Noble Berger, qualem decet esse sororem[415]?. On trouve dans une des lettres de Thomson un passage intéressant, parce qu'il fournit plus clairement encore la preuve de la conviction que la voie de Burns se trouvait dans cette direction. ?En vérité, je suis parfaitement étonné et charmé par l'infinie variété de votre imagination. Laissez-moi ici vous demander si vous n'avez jamais sérieusement tourné vos pensées vers la production dramatique? C'est là un champ digne de votre génie, dans lequel il pourrait se montrer et briller dans toute sa splendeur. Une ou deux pièces, réussissant sur la scène de Londres, feraient votre fortune. Je crois que les recommandations et les intrigues sont souvent nécessaires pour faire jouer un drame. Cela peut être pour la tribu ridicule des écrivailleurs fleuris. Mais si vous vous adressiez à M. Sheridan lui-même, par lettre, en lui envoyant une pièce, je suis persuadé que, pour l'honneur du génie, il l'essayerait franchement et loyalement[416]?. C'était un bon conseil et Thomson avait vu juste.
Burns avait, cela est clair, le désir secret de créer, en écosse, un théatre national. Il sentait, avec sa justesse d'esprit, qu'il est inutile d'aller chercher bien loin des sujets de drame ou de comédie, et que l'histoire ou les m?urs d'un pays en fournissent assez, pour l'une ou pour l'autre. Sauf la tragédie de Douglas, de Home, qui était toute récente puisqu'elle datait de 1756, et la pastorale du Noble Berger, d'Allan Ramsay, qui n'est pas très faite pour la scène, l'écosse n'avait pas produit d'?uvres dramatiques. Burns voyait qu'il y avait pourtant, et dans l'histoire écossaise si pleine d'événements, et dans les manières si pittoresques et si marquées de son pays, les éléments d'un théatre auquel n'auraient manqué ni la grandeur des péripéties, ni la variété des situations comiques. Avec une grande sagacité, il avait discerné ces deux sources d'inspiration. Une de ses pièces de vers est bien significative sur ce sujet. C'est un prologue, composé pour la représentation à bénéfice d'un acteur nommé Sutherland, directeur du théatre de Dumfries que Burns fréquentait assid?ment. Ces vers sont du commencement de 1790, vers la même époque que la lettre à Peter Hill. Ils montrent qu'il avait réfléchi à cette question, et ils laissent sentir l'ambition d'être le poète dont ils parlent.
à quoi bon tout ce bruit sur la ville de Londres,
Comment cette nouvelle pièce et cette nouvelle chanson vont nous arriver?
Pourquoi courtiser tellement ce qui vient du dehors?
La sottise s'améliore-t-elle, comme le cognac, quand elle est importée?
N'y a-t-il pas de poète qui, br?lant pour la renommée,
Essayera de nous donner des chansons et des pièces de chez nous?
Nous n'avons pas besoin de chercher la comédie au loin,
Un sot et un coquin sont des plantes de tous les sols;
Nous n'avons pas besoin d'explorer Rome et la Grèce,
Pour trouver la matière d'une pièce sérieuse;
Il y a assez de thèmes, dans l'histoire Calédonienne,
Qui montreraient la Muse tragique dans toute sa gloire.
N'y a-t-il pas de barde audacieux qui se lève et dise
Comment le glorieux Wallace résista, puis tomba malheureux?
Où sont réfugiées les Muses qui produiraient
Un drame digne du nom de Bruce?
Comment ici, ici même, il tira d'abord l'épée,
Contre la puissante Angleterre et son monarque coupable;
Et, après maint exploit sanglant, immortel,
Retira son cher pays de la machoire de la Ruine?
Oh! la scène d'un Shakspeare ou d'un Otway
Qui montrerait l'aimable, la malheureuse reine d'écosse!
Vaine fut la toute puissance des charmes féminins
Contre les armes d'une Rébellion furieuse, impitoyable, insensée.
Elle tomba, mais tomba avec une ame vraiment romaine,
Pour satisfaire le plus cruel des ennemis, une femme irritée,
Une femme, (bien que la phrase puisse para?tre rude)
Aussi profonde et aussi méchante que le démon!
Un des Douglas vit dans la page immortelle de Home[417],
Mais les Douglas ont été des héros à toutes les époques....
Si, comme vous l'avez fait généreusement, si toute la contrée
Prenait les serviteurs des Muses par la main,
Non-seulement les écoutait, mais les patronnait, les accueillait....
Si tout le pays faisait cela, je m'en porte caution,
Vous auriez bient?t des poètes de la patrie écossaise,
Qui feraient sonner à la Renommée sa trompette jusqu'à la craquer,
Et lutteraient contre le Temps et le mettraient sur le dos[418].
Entre les deux directions, l'une tragique, l'autre comique, qu'il indique dans ce prologue, Burns para?t avoir hésité. Il fut quelque temps attiré vers le drame national et historique. Il avait, du premier coup, choisi quelques-uns des plus beaux sujets que l'histoire puisse fournir. Il y a un drame héro?que dans la vie de William Wallace, depuis le moment où sa femme est mise à mort par les Anglais pour l'avoir fait évader, depuis ses premières tentatives de vengeance et de lutte, jusqu'à sa fameuse victoire du pont de Stirling; sa défaite, sa disparition mystérieuse, son retour, sa capture, son voyage à Londres à travers un grand concours de peuple, son jugement, et la sentence horrible portant qu'il aurait les entrailles arrachées et que sa tête serait fichée sur le pont de Londres et ses membres dispersés entre quatre villes[419]. Quel drame historique plus riche en événements et en scènes de tous genres que la vie de Robert Bruce?[420] De sang royal, retenu à la cour d'édouard Ier qui le craint, il re?oit un jour une bourse d'argent et une paire d'éperons. Il comprend l'avertissement; il s'éloigne le même soir, après avoir ferré ses chevaux à l'envers pour dépister ses ennemis. Arrivé en écosse, il a une entrevue dans un clo?tre avec son compétiteur Comyns, lui offre de défendre ensemble la liberté du pays, et, sur son refus, le tue d'un coup de dague. Il est couronné roi d'écosse. Mais c'est un roi sans royaume. Alors commence une vie de périls, de fuites, de combats, d'emb?ches, où sa force prodigieuse et son sang-froid le sauvent à chaque instant. Déguisé en montagnard, traqué par des dogues, errant dans les montagnes et sur les bords des lacs, couchant dans les rochers, vivant de pêches et de chasses, il accomplit des exploits qui tiennent de la légende. D'ailleurs, toujours de belle humeur, plein de plaisanteries dans le péril, courtois envers les femmes, et, dans les cavernes sauvages, distrayant ses compagnons par des récits de romans chevaleresques. Enfin le succès cède à cette indomptable énergie. C'est le siège de Stirling. C'est la bataille de Bannockburn, dont le nom fait encore tressaillir les c?urs écossais. Le pays est délivré, la guerre transportée chez l'ennemi. C'est une existence de grand roi qui se termine dans la gloire. Quel contraste avec le sort de Wallace dont Bruce est pourtant le continuateur! Et quels épisodes à grouper autour de cette histoire! D'admirables héro?smes de femmes: c'était l'office du clan Macduff de placer la couronne sur la tête du roi; le chef de la maison ne put venir au sacre de Bruce; sa s?ur, qui avait épousé le comte de Buchan, un des partisans du roi édouard, part à cheval, traverse le pays et arrive à temps pour accomplir ce rite mystique. édouard l'ayant saisie fit construire une cage qui fut suspendue à une des tours de Berwick, et y fit enfermer la vaillante femme, de fa?on à ce que les passants pussent la voir. Plus tard, c'est la femme de Bruce qui le suit dans sa vie d'outlaw et en partage tous les périls. Et quelle figure grandiose que celle du roi édouard, le vieux et terrible conquérant! Il fait jurer à son fils que, s'il meurt, son corps continuera à accompagner l'armée et ne sera pas enseveli avant la soumission de l'écosse. Il meurt, en effet, au moment d'y pénétrer; il ordonne que la chair soit détachée de ses os, et que son squelette soit porté en tête de l'armée, comme un étendard. Les siens n'osèrent pas exécuter ce dernier v?u[421]. Mais cette farouche puissance de haine est presque sublime. On comprend que ce sujet ait attiré Burns, et la preuve existe qu'il y avait particulièrement songé. ?Nous nous m?mes à causer, écrivait Ramsay d'Ochtertyre, et nous f?mes bient?t lancés sur la mare magnum de la poésie. Il me dit qu'il avait trouvé une histoire pour un drame qu'il appellerait L'alène de Rab Macquechan, et qui était emprunté à une histoire populaire de Robert Bruce. Ayant été défait près du lac de Caern, et sentant que le talon de sa botte s'était détaché dans sa fuite, il demanda à Robert Macquechan de le fixer. Celui-ci, pour être plus s?r, enfon?a son alène de neuf pouces dans le talon du roi[422]?. C'était évidemment une aventure empruntée à la vie pourchassée de Robert Bruce qui aurait fait le fond de ce drame. Quant à Marie Stuart, quelle plus touchante légende de beauté, d'aventures, d'infortunes et de fautes peut-on rencontrer? Elle semble faite à souhait pour éveiller toutes les émotions et, depuis tant d'années, elle n'a lassé l'intérêt ni du roman, ni du drame, ni de l'histoire. De nos jours encore, deux des plus grands poètes de l'Angleterre, Tennyson et Swinburne, ont repris le sujet qui avait tenté Burns. Peut-être peut-on rapporter la romance qu'il a composée sur les plaintes de Marie Stuart au drame qu'il entrevoyait.
C'étaient là de beaux sujets et une grande ambition. C'était en même temps une tentative qui aurait probablement été au-dessus de ses forces. C'est qu'il n'y a pas pour le génie humain de plus haute entreprise qu'un drame historique, nous voulons dire un drame véritablement historique. Un auteur peut mettre dans la bouche de personnages illustres ses propres sentiments, et les leur faire déclamer avec éloquence. C'est faire un drame politique ou social, c'est faire ?uvre d'ap?tre ou de réformateur, comme Alfieri ou Schiller; cela est loin du drame historique. Ou bien il peut rencontrer dans les faits de l'histoire une situation dramatique, s'en emparer, et y faire mouvoir, sous des figures célèbres, des passions humaines. C'est faire un drame psychologique, où il n'y a d'historique que les décors et les costumes. Le drame historique est autre chose. Il est plus complexe et plus profond. Il faut que les personnages, outre leurs sentiments particuliers, dont le choc constitue le drame, y agissent réellement en personnages historiques, et que leurs actions soient liées à des mouvements plus vastes, sans quoi on n'aura qu'une pièce découpée dans l'histoire, et non pas une pièce historique. Il faut qu'ils soient emportés par des événements politiques, ou qu'ils les déterminent; qu'ils en soient, les uns les jouets, les autres les instruments; et qu'on per?oive le rapport entre cette mêlée de passions humaines, sans lesquelles il n'y a pas de théatre, et des faits plus vastes. Le drame humain, qui reste au premier plan, sert d'expression à un second drame plus grandiose qui gronde au loin. Celui-ci est comme un écho puissant, dont le bruit rapetisse la voix qui l'a éveillé, et, du même coup, en élargit la portée. Comme cela augmente les proportions du drame, qu'il faut ainsi hausser à la dignité d'un fait historique! Et quelle difficulté pour créer des personnages réels! S'il s'agit des grands, il faut comprendre des êtres que leur condition rend inaccessibles aux observateurs ordinaires, formés par une éducation spéciale, et gouvernés par des intérêts sans analogues. S'il s'agit d'hommes d'état, il faut atteindre des ames qui, par leur hauteur, ont dominé les autres, et vis-à-vis desquelles il faut, en plus que la sympathie des passions, une intelligence capable de comprendre et de reconstituer la leur. Si ce sont des héros, il faut ressentir ce que des ames choisies ont éprouvé dans des moments sublimes où elles-mêmes n'ont peut-être séjourné que quelques instants. Il faut qu'au-dessus de l'intérêt inspiré par ces caractères, le poète place un intérêt général, supérieur, qui est comme l'intérêt de l'histoire, et la part qu'elle ajoute au drame. Il faut, selon la phrase d'un historien de Shakspeare, que ?derrière les personnages dont il trace le portrait, grands seigneurs ou rois, il nous montre au fond du tableau, le peuple qui attend son bonheur ou son malheur des actions de ceux qui le gouvernent[423]?. Il faut, avec les passions, les calculs, les actions de ces figures historiques, qui doivent constituer un drame par elles-mêmes, former un ensemble et comme un ch?ur, qui exprime quelque chose de plus grand encore. Il faut que la pièce tout entière, qui d'ordinaire est sa propre fin, devienne un symbole. Il faut hausser le drame d'un degré, et avoir des bras assez puissants pour le prendre d'un bloc et le placer comme sur un autel, afin qu'il soit un exemple, une offrande ou un avertissement mémorables. Il n'y a pas de plus gigantesque entreprise. De tous les nobles poètes qui l'ont osée, peut-être n'en est-il que deux qui y aient réussi: Eschyle et Shakspeare.
Il est clair que Burns n'était pas désigné pour ces suprêmes créations. On peut seulement se demander jusqu'où il serait allé vers elles, si la vie lui avait permis de marcher plus longtemps. C'est peut-être une question inutile. Mais où est celui qui peut lire les projets d'André Chénier sans se demander ce qu'aurait été l'Hermès, sans se dire que, pour être juste envers ces génies anéantis si jeunes, il faut aussi tenir compte de leurs rêves? La destinée, en empêchant Burns de tenter un drame, lui a-t-elle été très cruelle? à parler franchement, il ne semble pas qu'il f?t né, ni préparé, pour une semblable entreprise. Son esprit, très exact et très fidèle à la réalité moyenne, n'avait pas ce quelque chose d'épique et de grandiose que réclament ces puissants sujets. Il n'avait ni l'envergure, ni l'élévation nécessaires pour atteindre ces sommets. L'expérience des hommes et des choses lui manquait de ce c?té. Le voisinage de la cour et la fréquentation des grands avaient fourni à Shakspeare les éléments de ses personnages. Il vivait dans une époque de grand souffle historique, qui lui avait permis de comprendre l'histoire, et il avait vu de grandes infortunes qui lui avaient permis de la juger. Burns n'avait connu, en dehors de ses paysans, que quelques professeurs et quelques avocats; il avait vécu dans un temps prosa?que et bourgeois. Le seul événement historique dont il f?t assez proche pour en saisir la réalité et l'émotion était l'aventure romanesque de Charles édouard. Mais c'était un sujet impossible à traiter alors. D'un autre c?té, les lectures historiques, qui peuvent peut-être remplacer la vue des événements, lui faisaient aussi défaut. L'histoire, qui commen?ait avec Hume et Robertson, était abstraite et froide. Les correspondances, les mémoires, les confidences des gens de jadis n'étaient pas publiés. Il ne faut pas oublier que Walter Scott a découvert lui-même les matériaux de ses fictions et que, chez lui, l'archéologue a d? préparer le romancier. Le passé dormait profondément. Enfin, Burns était trop captif de la vie, elle le possédait trop; il ne pouvait s'en isoler sur une de ces hauteurs d'où l'on embrasse les perspectives des événements, et d'où l'on voit se ramasser et s'ordonner le mélange confus des affaires humaines. Pour s'emparer de ces spectacles imposants et les soumettre à un contr?le et à une sanction, il faut avoir la vision de la Némésis qui plane au-dessus des destinées royales, et conna?tre que toutes ces grandeurs ne sont que des tourbillons de poussière qui s'élèvent et parcourent seulement un peu de chemin. C'est à ce prix qu'on peut juger ces pourpres, devant lesquelles les hommes sont interdits, et ma?triser ces vastes apparences assez pour les construire en drames et en tirer des le?ons. Qu'il provienne d'un sentiment que la vie humaine est vaine, ou de la pensée qu'on la contemple d'une éminence inaccessible, ce détachement, qui n'est pas sans dédain, est nécessaire. Lui seul fait qu'on apprécie ces grandeurs dans un langage qui les dépasse. C'est lui qui, caché chez le poète et éclatant chez l'orateur, a fait que Shakspeare et Bossuet ont parlé des majestés et des puissances, avec une autorité et d'une fa?on dignes d'elles.
Sa véritable voie était ailleurs. Elle était du c?té de l'observation directe des manières de son temps et de son milieu, du c?té de la comédie familière et populaire. Il l'avait compris et avait songé à faire un drame rustique, qui aurait admirablement convenu à son génie, et aurait été une chose unique en littérature. Il écrivait à Lady Glencairn, vers la fin de 1789: ?J'ai tourné mes pensées vers le drame. Je ne veux pas dire le cothurne majestueux de la muse tragique. Ne pensez-vous pas, Madame, qu'un théatre d'édimbourg s'amuserait plus des affectations, des folies et des caprices de production écossaise, que de manières que la plus grande partie de l'auditoire ne peut conna?tre que de seconde main![424]?. Cette lettre prouve son indécision, car le projet de drame sur Bruce durait encore dans le courant de 1790. Il songeait à mettre à profit les opportunités que lui fournissait son service dans l'Excise, pour étendre son observation et trouver des caractères: ?Si j'étais dans le service, écrivait-il à Graham de Fintry, cela favoriserait mes desseins poétiques. Je pense à quelque chose dans le genre d'un drame rustique. L'originalité des caractères est, je le pense, la principale beauté dans ce genre de composition; mes voyages pour mon métier m'aideraient beaucoup à recueillir des traits originaux de la nature humaine[425].? Il était cette fois sur son vrai terrain et il voyait juste. Il avait, à un haut degré, toutes les qualités pour une création de ce genre. Il avait le sens du pittoresque plut?t que du beau, du pittoresque trivial et grotesque qu'ont les peintres hollandais et flamands. Il avait l'observation familière des manières, des gestes; il avait un don extraordinaire de mouvement, non pas ample et harmonieux, mais court, rapide, imprévu, leste, dégagé, comme il convient à des fa?ons populaires où la réserve est moindre et l'impulsion du moment plus spontanée. Il avait, pour donner du sel à tout cela, l'humour que nous avons vu. Il avait aussi ce qu'il faut de pathétique et de tendre pour rendre, avec justesse, les souffrances des c?urs les plus humbles. Son don de vie se serait exercé à franches coudées et se serait animé encore par le plaisir du mouvement.
Autour de lui s'offrait un riche champ d'observation. Les écossais sont très originaux; la race a une personnalité très apre, très dure à entamer. Les circonstances l'avaient conservée intacte. La perte de la cour, à la suite du départ de Jacques I pour le tr?ne d'Angleterre, les préserva de l'uniformité de la mode. Ils n'eurent pas l'occasion d'obéir à un go?t unique, qui part d'en haut et gagne tout le pays. Ils avaient gardé, dans la fa?on de penser comme de se vêtir, une sorte d'indépendance. Même à édimbourg, où la convention régnait davantage par suite de l'abondance de professeurs, d'hommes de loi et d'église, la société était encore, vers la fin du dernier siècle, d'une étonnante originalité. Les individualités les plus bizarres de costume ou d'habitudes s'y rencontraient de toutes parts. Il faut en voir l'amusant tableau dans les pages de Lord Cockburn et de Robert Chambers, ou dans la série des portraits de Kay. Lord Cockburn a bien marqué cette singularité de manières, lorsqu'il parlait des vieilles ladies écossaises: ?Elles étaient indifférentes aux modes et aux habitudes du monde moderne, et attachées à leurs propres habitudes, de fa?on à saillir comme des rocs primitifs, au-dessus de la société ordinaire[426].? Et il ajoute: ?Leurs remarquables qualités de bon sens, d'humour, d'affection et d'énergie, se manifestaient dans de curieux dehors, car elles s'habillaient, parlaient et agissaient toutes, exactement comme il leur semblait bon; leur langage, comme leurs habitudes, était entièrement écossais, mais sans autre vulgarité que ce qu'un naturel parfait fait parfois prendre à tort pour de la vulgarité[426]?. Ces vieilles dames avaient été les jeunes femmes d'édimbourg, au temps de Burns. Lord Cockburn voyait dispara?tre en elles les derniers représentants de l'originalité écossaise. Si les caractères avaient ce relief dans la société polie et jusque dans les salons d'édimbourg, ils étaient plus accentués dans les classes moyennes et dans le peuple. Les personnalités étaient intéressantes jusqu'au fond de la nation. Par suite de leur éducation, de leur habitude de lire et de discuter, les paysans écossais n'étaient nullement ces animaux farouches et stupides, qui, dans d'autres pays, cultivaient le sol. Ils étaient plus instruits que la plupart des bourgeois ne l'étaient ailleurs. Les moindres villages contenaient ainsi des hommes qui avaient poussé dans toute leur originalité native, et qui étaient assez cultivés pour qu'elle se manifestat par l'esprit. Il n'y a peut-être pas de littérature où les gens du peuple, paysans, bergers, artisans aient fourni autant de types aux romans que la littérature écossaise, depuis les mendiants de Walter Scott jusqu'aux rudes interlocuteurs des Noctes Ambrosian? de John Wilson, et au tailleur de Mansie Wauch. Dans Burns, combien n'aper?oit-on pas de ces caractères qui ne demandent qu'à venir au premier plan, à agir et à parler? le fermier Rankine, le ma?tre d'école Davie, le vieux Lapraik, William Simpson, autre ma?tre d'école, le marchand Goudie, James Smith, et tant d'autres. En même temps, tout le pittoresque des grand'routes subsistait encore. Mendiants, joueurs de cornemuses, colporteurs, gypsies, chanteurs de ballades, toutes ces hordes vagabondes couvraient encore les chemins. Des scènes comme celle des Joyeux Mendiants étaient encore possibles. C'était un moment précieux. Cette originalité du pays n'allait pas tarder à s'affaiblir.
On imagine ce que le génie de Burns pouvait faire avec une semblable matière. On aurait eu une suite de comédies rustiques, avec des scènes comme la Veillée de la Toussaint, comme la Foire-Sainte. Sur la foule bigarrée et grouillante, sur des fonds de foires, de marchés, d'assemblées, de funérailles, de mariages, rendus avec tous les détails précis et exacts, des scènes vivantes, agiles, pressées, pleines d'entrain, de rire; des personnages hardis, pittoresques, goguenards, campés de main de ma?tre. Les amoureux n'y auraient pas manqué. Des chansons auraient ajouté, comme chez les Dramaturges du règne d'élisabeth, un élément lyrique; et on peut affirmer que, depuis Shakspeare, jamais la poésie, la moquerie ou la joie populaires n'auraient été si bien exprimées. Elles auraient été la grace légère et le charme de ces pièces. C'était un drame vulgaire d'une sincérité et d'une vie étonnantes, quelque chose comme les suites villageoises de Téniers, quelque chose d'unique, non-seulement dans la littérature anglaise, mais dans la littérature de tous les pays.
C'est à cela que tendait tout le génie du pauvre Burns. C'est bien l'opinion de ceux qui l'ont étudié de près. Walter Scott a dit très justement: ?L'occupation d'écrire une série de chansons pour de grands recueils musicaux a dégénéré en un travail servile qu'aucun talent ne pouvait soutenir, a produit de la négligence et, surtout, a détourné le poète de son grand dessein de composition dramatique. Produire une ?uvre de ce genre, qui n'e?t été peut-être ni une tragédie régulière ni une comédie régulière, mais quelque chose qui e?t partagé de la nature des deux, semble avoir été le v?u longtemps chéri de Burns... Aucun poète, depuis Shakspeare, n'a jamais possédé le pouvoir d'exciter les émotions les plus variées et les plus opposées par de si rapides transitions... Nous devons donc regretter profondément ces occupations qui ont détourné une imagination si diverse et si vigoureuse, unie à un langage et à une force d'expression capables de suivre tous ses changements, de laisser un monument plus substantiel, pour sa gloire et pour l'honneur de son pays[427]?. Et Lockhart écrit avec non moins de conviction: ?La cantate des Joyeux Mendiants ne peut être prisée à sa valeur sans augmenter notre regret que Burns n'ait pas vécu pour exécuter le drame qu'il méditait. Cette extraordinaire esquisse, rapprochée des pièces lyriques d'un ton plus élevé, fruit de ses dernières années, suffit à montrer que nous avions en lui un ma?tre capable de placer le drame musical à la hauteur de nos formes classiques les plus élevées... Sans manquer de respect au nom de Shakspeare, on peut dire que son génie même aurait à peine pu, avec de tels matériaux, construire une pièce dans laquelle l'imagination aurait plus splendidement recouvert l'aspect extérieur des choses, dans laquelle la puissance de la poésie à éveiller la sympathie se serait plus triomphalement déployée au milieu de circonstances de la plus grande difficulté[428]?. Telle est aussi la pensée de Shairp[429]. Les duretés de la destinée et ses propres fautes ont empêché le poète d'aller aussi loin, de recueillir tout ce qu'il y avait de semé pour lui. Cette fête rustique que les paysans écossais célébraient quand la dernière gerbe de la moisson était entrée dans la grange et qu'ils appelaient Kirn, ne devait pas avoir lieu pour lui. Son génie est un champ à moitié récolté. C'est en perdant ces comédies populaires qu'il a perdu la meilleure partie de sa gloire.
L'écosse, de son c?té, y a peut-être perdu l'unique occasion qu'elle ait eue d'avoir un théatre national. C'est un genre littéraire où elle est d'un dén?ment absolu. Ce n'est pas que le génie écossais manque de qualités dramatiques; il y en a assurément dans Walter Scott, dans Wilson, et aussi dans Carlyle. Ce sont les événements politiques qui ont empêché le drame de prendre racine. L'écosse était tombée, dès la Réformation, entre les dures mains du puritanisme. En 1563, quand le règne d'élisabeth ne comptait encore que cinq ans et commen?ait à peine sa carrière de luxe et de prodigalités, d'élégance éblouissante et de poésie, le lugubre John Knox était le ma?tre d'édimbourg et grognait contre la danse. Il admonestait les filles d'honneur de la reine, ?les Maries? de la reine, comme on les appelait, en leur disant que les vers hideux travailleraient sur cette chair si belle et si tendre. La tristesse puritaine pesait déjà sur cette contrée. Il s'en fallait d'un quart de siècle que la première pièce de Shakspeare f?t représentée. C'était un an avant la naissance de Shakspeare, et dix ans avant celle de Ben Johnson. Si l'Angleterre avait été arrêtée au même moment, elle en serait restée à Gordobuc en fait de drame, et à Ralph Roister Doister en fait de comédie. La passion ni la poésie ne pouvaient na?tre dans cet air morose. En 1599, l'année où furent probablement composées les Joyeuses Commères de Windsor, une troupe anglaise étant venue à édimbourg, la Kirk Session de la cité passa un acte qui mena?ait de censure tous ceux qui encourageraient la Comédie, et le fit lire dans toutes les églises. Les chaires retentirent de déclamations contre la ?vie déréglée et immodeste des joueurs de pièces[430]?. En fait de haine contre les choses de l'esprit, les presbytériens écossais avaient un demi siècle d'avance sur les sombres et stupides fanatiques qui tuèrent le théatre anglais, en 1642. La réaction de la Restauration ne pénétra pas en écosse. Les tentatives dramatiques de Dryden, les comédies de Congreve, de Vanbrugh et de Farquhar n'osèrent pas s'y montrer. L'auteur d'une pièce publiée à édimbourg en 1668 comparait, dans sa préface, le drame en écosse à ?un rodomont entrant dans une église de campagne[431]?. La première apparition, toute timide, d'une troupe de comédiens date de 1715. Le presbytère d'édimbourg s'en émut: ?étant informé, dit-il, que quelques comédiens sont récemment arrivés dans les limites de ce presbytère et jouent dans l'enceinte de l'Abbaye, au grand scandale de beaucoup, en empiétant sur la morale et sur ces règles de modestie et de chasteté que notre sainte religion oblige tous ses fidèles à observer strictement, le presbytère recommande à tous ses membres d'employer toutes les méthodes convenables et prudentes pour décourager les comédiens[432]?. La première troupe théatrale qui s'établit à édimbourg vint en 1725, sous la direction d'un nommé Anthony Aston, pour lequel Allan Ramsay eut le courage d'écrire un prologue. On y trouve une image amusante parce qu'elle prouve que l'écosse était, pour l'art dramatique, une terre inconnue et lointaine.
L'expérience me dit d'espérer, bien qu'au sud de la Tweed
Les peureux aient dit: ?Il ne réussira pas.
Quoi! Quel bien allez-vous chercher dans ce pays
Qui n'aime ni le théatre, ni le porc, ni le pudding?.
Ainsi le grand Colomb par un équipage imbécile
Fut raillé tout d'abord, sur ses justes vues[433].
Ce comédien comparait son arrivée à un voyage de découverte. Encore, en écosse, cela ne se fit pas sans difficulté. Le conseil municipal d'édimbourg défendit à la troupe de jouer; le presbytère lui envoya une députation pour le féliciter de sa fermeté[434]. Il fallut plaider pour pouvoir passer outre[435]. ?à partir de ce moment, édimbourg, tous les deux ou trois ans, était visité par des troupes itinérantes, qui louaient occasionnellement le Tailors Hall dans la Cowgate, ainsi nommé parce qu'il appartenait à la corporation des Tailleurs.[436]? Allan Ramsay continua à combattre courageusement pour l'établissement d'un théatre à édimbourg[437]. En 1736, il fit même construire à ses frais une salle de spectacle. Mais à peine était-elle ouverte qu'on passa un acte qui, sous prétexte d'expliquer un acte de la reine Anne sur les malfaiteurs et les vagabonds, interdisait à toute personne de jouer des pièces de théatre pour de l'argent, sans licence par lettres-patentes du roi ou du Lord Chambellan. C'était tuer l'entreprise. La salle fut fermée. Non seulement Allan Ramsay faillit être ruiné, il fut poursuivi jusque dans sa réputation par la haine des fanatiques. On publia contre lui des pamphlets, entre autres, un intitulé: La fuite de la Piété religieuse, hors d'écosse, à cause des livres licencieux d'Allan Ramsay et des comédiens venus d'Enfer, qui débauchent toutes les facultés de l'ame de notre génération grandissante[438]. En 1746, seulement, un théatre fut construit dans la Canongate, et les représentations étaient irrégulières[439]. Il n'est pas étonnant qu'avec ces entraves le théatre ne se soit pas développé en écosse, et que le Noble Berger soit resté pendant des années la seule ?uvre dramatique due à une plume écossaise.
En 1756, John Home, qui était ministre de l'église établie, donna à édimbourg, sa célèbre tragédie de Douglas. Ce fut, dans la partie libérale de la population, un étonnement et une joie. Toute la ville était ?dans un tumulte d'enthousiasme qu'un écossais e?t écrit une tragédie de premier ordre?[440]. Mais le clergé et les gens rigides estimèrent que c'était un péché pour un clergyman d'écrire une pièce de théatre, aussi morale qu'en f?t la tendance. Il faut voir dans l'Autobiographie du Dr Carlyle, l'ami intime de John Home, quel scandale cet événement produisit. Le Presbytère d'édimbourg fit lire, dans toutes les églises, une admonestation solennelle qui se lamentait sur l'irréligion du siècle et prémunissait les fidèles contre le danger de fréquenter les théatres. John Home fut obligé de donner sa démission, de se retirer de l'église. Un clergyman qui avait assisté à une des représentations de Douglas fut suspendu pendant six semaines de ses fonctions par le Presbytère de Glasgow. Carlyle lui-même fut traduit devant l'Assemblée générale du clergé. Il fut habilement défendu par Robertson, l'historien, et acquitté. Mais, le lendemain, l'assemblée passa un acte interdisant au clergé d'encourager le théatre[441]. Voilà où en était l'art dramatique en écosse, en 1756. C'était le dernier effort de la sévérité puritaine. Les m?urs se corrompaient rapidement. En 1769, on construisit dans la nouvelle ville un théatre royal[442]. Il avait l'air d'une grange avec un portique classique; il portait, sur la pointe du toit, une statue de Shakspeare entre la Muse tragique et la Muse comique[443]. La dépravation augmenta si rapidement qu'en 1784, lorsque la grande actrice Mrs Siddons parut pour la première fois à édimbourg, pendant la session de l'Assemblée générale du clergé, toutes les affaires importantes durent être fixées aux jours où il n'y avait pas de représentation, parce que les membres les plus jeunes de l'Assemblée, aussi bien ceux qui appartenaient au clergé que les la?ques, allaient prendre leur place au théatre à trois heures après-midi. Cependant les anciens comme Robertson, l'historien, et Blair, le professeur de rhétorique, bien qu'ils fissent visite à Mrs Siddons, n'osèrent pas aller au théatre admirer son talent, tant le préjugé persistait encore[444]. Mais la bataille était, après tout, gagnée.
La fin du dernier siècle était donc un moment favorable et peut-être unique pour doter l'écosse d'un théatre national. Plus t?t, une pareille entreprise était impossible. Allan Ramsay ne l'avait même pas rêvée, et tous ses efforts avaient seulement tendu à introduire des représentations dramatiques. Le go?t pour la scène était nouveau et ardent; édimbourg était encore une capitale intellectuelle; la vieille écosse conservait intactes ses m?urs et ses coutumes. Un peu plus tard et peu après le commencement de ce siècle-ci, ces conditions s'altérèrent. L'uniformité, qui a recouvert tant d'habitudes locales, s'est étendue de Londres vers le Nord et a franchi la Tweed. Bien que la vie populaire écossaise soit demeurée assez originale pour donner de la saveur aux romans qui la représentent, cette originalité n'est plus assez intense pour les peintures plus ramassées de la scène. Walter Scott lui-même a plut?t recueilli l'écho d'usages qui venaient de dispara?tre qu'il ne les a observés directement. Enfin, il faut tenir compte de la position et du génie de Burns qui le destinaient également à cette ?uvre. Il a été l'homme unique d'un moment unique. L'écosse peut encore produire un grand poète dramatique. Elle n'aura pas de théatre écossais.[Lien vers la Table des matières.]