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Avec ces qualités, Burns a été un humoriste. Tous les critiques qui l'ont étudié le reconnaissent; l'un d'eux a même déclaré que c'était le meilleur des poètes humoristes[283]. Essayons de bien marquer le genre d'humour qu'il a possédé.
Il est téméraire, sans doute, de tenter une fois de plus de préciser l'humour[284], et de reprendre un mot fatigué vainement par tant de définitions. Chacune des formules dont on l'a marqué ne s'applique qu'à un point, et l'idée, couverte d'empreintes, dépasse chacune d'elles et n'est pas même comprise par elles toutes. Elle ressemble à ces troncs d'arbre que des acheteurs successifs ont frappé de leur fer, et qui néanmoins ne portent que ?à et là une lettre. Si l'on dit, avec M. Taine, que l'humour est quelque chose d'acre, d'amer, de sombre, ?la plaisanterie d'un homme qui en plaisantant garde une mine grave?, d'un homme ?qui est rarement bienveillant et n'est jamais heureux[285]?, on définit l'humour de Swift, de Carlyle ou de Thackeray, bien que ce dernier, pour son compte, ait décrit l'humoriste comme un homme plein de pitié et de tendresse[286]. Mais que fait-on alors de l'humour bienveillant et enjoué d'Addison, le meilleur des hommes et un optimiste, de celui du joyeux Steel, de celui du bon Goldsmith, du sensible Sterne, de Charles Lamb, cette ame délicate et candide, de toute une lignée d'écrivains que les Anglais regardent comme les types les plus achevés de l'humour?[287] Si, avec M. Scherer, on définit, par une conception diamétralement opposée, l'humour comme une plaisanterie sans amertume, ?une satire sans fiel?, et l'humoriste comme une sorte d'optimiste qui, ?au fond, ne trouve pas que tout aille si mal, ni que l'humanité soit si à plaindre, ni qu'il y ait ici-bas que des coquins ou des scélérats[288]?, on explique les humoristes bienveillants, mais que deviennent Swift, Thackeray, Carlyle, les seuls qui soient acceptés par M. Taine? Si, avec M. Stapfer, dont l'étude sur ce sujet est cependant si remarquable[289], on considère l'humour comme un pessimisme profond dont le principe est ?l'idée du néant universel?, le mépris de tout, et si l'humoriste est un désabusé qui a jugé que tout n'est qu'une farce, méprise tout, se rit de tout et enveloppe sa désespérance d'un sarcasme, que deviennent les humoristes moraux et croyants, les hommes qui, comme Addison, croient au bien, s'y consacrent et font de la raillerie un moyen de conversion? les hommes tels que Thomas Fuller, Jeremy Taylor[290], Bunyan lui-même, qui sont des chrétiens et souvent des humoristes? N'est-ce pas aussi employer de bien gros mots pour un tour d'esprit qui peut s'exercer sur des portions de la vie humaine aussi bien que sur le problème de la destinée? Tous les humoristes n'ont pas lu Schopenhauer, et tel meneur d'anes ou colporteur est un humoriste sans s'être fait une métaphysique. Si, d'autre part, on avance, avec Carlyle et Thackeray, que la sensibilité est l'essence de l'humour[291], on est obligé de soutenir que Swift n'a pas d'humour, ou de prétendre qu'il a de la sensibilité, et on a le choix entre deux paradoxes. Si l'humour aime l'excentricité et se réjouit de déconcerter la logique et la raison[292], que devient celui de Swift qui est fait de logique, et celui d'Addison qui est fait de raison? Si l'humour est fait de fantaisie dévergondée, de bizarrerie, de heurts, de soubresauts, que fait-on de celui du Vicaire de Wakefield, si uni et si charmant? Si l'humour exige des contrastes violents, que devient l'humour de Charles Lamb, tout en nuances délicates et fondues? D'ailleurs, qu'a de commun le décousu, tout extérieur, des chapitres de Sterne, par exemple, avec son humour? Qu'on découpe un exemplaire de Tristram Shandy, et qu'on rétablisse, en histoires suivies, les chapitres jetés pêle-mêle, l'humour ne subsistera-t-il pas tout entier? bien plus, qu'on prenne une page, un passage de Sterne, isolé et formant un tout, l'humour ne s'y trouve-t-il pas? Encore ne donnons-nous contre chacune de ces formules que la grosse objection centrale. Elles en soulèveraient mainte autre de détail. De toutes parts, ce sont des contradictions et des insuffisances, un enchevêtrement de définitions souvent arbitraires et toujours trop courtes; leur objet les dépasse de toutes parts. Quelques-unes sont si étroites qu'elles font penser à celle de ce vaurien qui, dans une pièce de Shadwell, faisait consister l'humour à briser les vitres[293].
Ajoutez, pour achever le contraste entre la petitesse des définitions et l'étendue de l'idée, que l'humour n'est pas, pour les Anglais, une chose purement anglaise. C'est un don qui appartient à l'esprit humain et se manifeste partout où le génie parait, comme la poésie ou l'éloquence. Il faut faire entrer dans la définition de ce mot, tel que les Anglais l'entendent, des hommes comme Rabelais, Montaigne, Aristophane, Henri Heine, Jean-Paul Richter, Molière, La Fontaine, Voltaire, Cervantès. Hallam, qui a quelque autorité pour parler de littérature, dit que les Plaideurs contiennent plus d'humour que d'esprit[294]. Quant à Cervantès, il est le roi et le modèle des humoristes, le représentant le plus complet de l'humour. Tous les critiques anglais sont d'accord sur ce point. ?Il n'y a peut-être pas un livre, dans aucune langue, où l'humour soit porté à un plus haut degré de perfection que dans les aventures du célèbre Chevalier de la Manche[295].? C'est Campbell qui parle ainsi, dans sa Philosophie de la Rhétorique. Et il est important de ne pas oublier que ces paroles datent de 1750, qu'on ne peut invoquer contre elles l'extension récente que le mot d'humour aurait re?u. Près d'un siècle plus tard, Carlyle écrit: ?Sterne vient ensuite, notre dernier spécimen de l'humour et, avec tous ses défauts, notre plus délicat, sinon notre plus robuste, car Yorick et le caporal Trim, et l'oncle Toby, n'ont pas encore de frère sinon en Don Quichotte, bien qu'il soit bien au-dessus d'eux. Cervantès est à la vérité le plus pur de tous les humoristes, tant son humour est doux, génial, plein et cependant éthéré, tant il est d'accord avec l'auteur et avec toute sa noble nature[296].? On voit jusqu'où s'étend la région de l'humour, et quel petit espace les définitions y occupent ?à et là.
Si donc, comme l'a bien marqué M. Scherer, une définition de l'humour consiste à dégager ce qu'il y a de commun chez tous les écrivains qu'on désigne sous le nom d'humoristes[297], elle devra être assez large pour accueillir tous ces noms. C'est une vaste auberge où pourront se rencontrer les joyeux et les tristes, les misanthropes et les indulgents, les logiciens et les fantaisistes, les sages et les fous, Swift avec Goldsmith, Rabelais avec Charles Lamb, Aristophane avec Sterne, Chaucer et La Fontaine et Dickens, Falstaff, Mercutio, Hamlet, Sancho Pansa, une foule disparate de gens de tous pays, de toute condition, de tout age, et de toute humeur.
Qu'ont-ils donc de commun? Un trait qu'il est impossible de ne pas saisir au premier coup d'?il: la moquerie. Quels qu'ils soient, paysans, curés, prosateurs, poètes, ignorants, lettrés, ils sont tous en ceci pareils, c'est qu'ils raillent. C'est la caractéristique de leur esprit et de leur physionomie. Regardez-les, même ceux qui affectent le plus austère sérieux; n'ont-ils pas tous au coin de la lèvre ou du regard quelque chose de narquois? Sur toutes ces figures, depuis la face joyeusement épanouie de Rabelais jusqu'à la face amèrement contractée de Swift, la moquerie s'étale ou se trahit; elle parcourt tous ces visages, du rire plantureux de Falstaff, au sourire mince et sec de Voltaire, et à celui imperceptible et attendri de Charles Lamb. Allez dans cette foule, vous y trouverez toutes les variétés de la raillerie: le sarcasme amer de Swift, la gausserie gigantesque de Rabelais, le persiflage aigu de Voltaire, l'ironie sournoise de La Fontaine, celle souriante de Goldsmith, le badinage charmant de Charles Lamb, la causticité coupante de Thackeray, la plaisanterie émue de Dickens, la gouaillerie bouffonne de Falstaff, la satire désespérée d'Hamlet, la goguenarderie niaise de Sancho, le ricanement diabolique de Méphistophélès, la chanson moqueuse de Mercutio, le rire aérien d'Ariel. Qu'ils se moquent des autres ou d'eux-mêmes; qu'ils se moquent par méchant c?ur ou colère, ou, ce qui est souvent le cas, par pudeur et pour cacher leur émotion; qu'ils se moquent en parlant gravement de choses folles, ou follement de choses graves, qu'importe? Ils diffèrent en tout; ils n'ont qu'un seul point commun: la raillerie.
Est-ce là tout? Faut-il se borner à dire que les humoristes sont des railleurs et que l'humour est la raillerie? Ce ne serait pas la peine d'aller chercher un mot étranger pour rendre une idée dont on avait l'expression sous la main. En y regardant de plus près, quelque chose vient s'ajouter à ce premier trait. Il y a un autre élément nécessaire à l'humour, ou, en d'autres termes, un second point commun à tous ceux qu'on appelle des humoristes. C'est le sens de la vie réelle, le contact direct avec elle. L'éloquence, la poésie, l'esprit, peuvent être parfaitement abstraits, exister à une grande distance des choses. L'humour a besoin de s'appuyer sur elles. Il ne na?t qu'au milieu du concret; il trouve ses matériaux et sa nourriture dans le tangible; il lui faut des faits particuliers; il vit de l'observation immédiate de ce qui l'entoure. Prenez de nouveau tous les grands humoristes, Aristophane, Cervantès, Rabelais, Shakspeare, Swift, et voyez comme ils ont été de minutieux connaisseurs même des petits faits et des petits objets de la vie. Les humoristes un peu inférieurs à ceux-là, parce qu'ils sont plus littéraires et que leur humour est plus dans la forme, Sterne, Addison, Thackeray, remplacent la largeur d'observation par la finesse, et nourrissent leur raillerie des miettes de la réalité. Sans connaissance de la vie, sans remarques particulières, individuelles, il n'y a pas d'humoristes. Il peut y avoir des écrivains caustiques et spirituels qui darderont dans l'abstrait des mots affilés, mais qui ne mériteront jamais le mot substantiel et plein d'humoristes. Pour l'obtenir, il faut avoir dans la main ne f?t-ce qu'une poignée de faits réels. Autrement, on n'est qu'un homme d'esprit. C'est grace à cette solidité d'observation, que la foule est pleine d'humour[298]. Qui n'a rencontré de ces hommes du peuple, surtout de ceux que leur métier mêle à beaucoup de monde, comme les aubergistes, les conducteurs de voitures publiques, qui ont un intarissable fonds d'observation et de dr?lerie? Ce ne sont pas des gens d'esprit; ce sont des humoristes. Il n'y a pas d'autre terme pour les désigner, et l'impossibilité où nous serions de les définir autrement explique pourquoi nous avons emprunté ce mot d'humour dont nous n'avons pas l'équivalent.
Cette condition que l'observation doit rester particulière et concrète pour constituer l'humour nous para?t indispensable. Dès qu'elle se fait abstraite, dès qu'elle se dépouille de son enveloppe d'incidents, de faits, de gestes précis, la raillerie reste, la connaissance de la vie reste; l'humour dispara?t. Qu'on prenne une pensée comme celle-ci: ?Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui[299].? Il y a de l'ironie, et c'est le résumé d'une grande connaissance des hommes; il n'y a pas d'humour. Chamfort raconte qu'un plaisant, ayant vu exécuter un ballet à l'opéra, le fameux: ?Qu'il mour?t? de Corneille, proposa de faire danser les maximes de La Rochefoucauld[300]. On pourrait, pour conna?tre si une pensée a de l'humour, proposer de la faire jouer. Celles de Chamfort, qui sont presque toutes en anecdotes, en contiennent beaucoup. Il y a souvent de l'esprit dans la morale des fables de La Fontaine, qui est une maxime abstraite, tandis qu'il y a de l'humour dans la fable elle-même qui est une scène. Les critiques montrent quelque indécision à savoir si Voltaire doit être classé parmi les humoristes, et si Candide est une ?uvre d'humour. Carlyle ne le cite pas parmi les humoristes; Macaulay le compare à Swift et à Addison[301]; George Eliot trouve que dans Candide on sent le manque d'humour, mais que Micromégas ?serait humoristique, s'il n'était pas si étincelant, si antithétique, si plein de suggestion et de satire qu'on est obligé de l'appeler spirituel[302]?. M. Stapfer, par une suite de son système du néant, estime que Voltaire est un polémiste trop passionné, prend trop au sérieux les choses du monde, pour mériter le nom d'humoriste[303]. Toutefois, lorsqu'il lui arrive, selon l'expression bizarre de Jean-Paul, ?de se séparer des Fran?ais et de lui-même, par l'idée anéantissante?, ses romans, Micromégas et surtout Candide, s'élèvent fort au-dessus du simple persiflage et appartiennent à l'humour[303]. Nous supposons que Jean-Paul veut dire que Voltaire n'a pas assez souvent le sentiment du néant universel, qu'il prend trop à c?ur les choses de son temps et de son pays. Or, ce qui, à nos yeux, fait que Voltaire ne compte pas parmi les premiers humoristes, ce n'est pas qu'il est trop engagé dans la vie, c'est qu'il ne l'est pas assez. Ce qui lui manque, c'est tout justement le contraire de ce que dit Jean-Paul, c'est d'avoir eu plus de sympathie pour les formes tangibles de la vie. Son humour est pauvre en substance vitale, en observations concrètes, en détails, en faits précis, comme ceux qui nourrissent l'humour de Rabelais, Swift et Cervantès. Il s'occupe plut?t des idées que des hommes. Ses romans sont trop abstraits, trop universels, pas assez particuliers; ce sont plut?t des affabulations de systèmes, des sortes d'allégories philosophiques, que des peintures sincères de la réalité. Ses personnages n'existent pas par eux-mêmes; ce sont des types représentant des hypothèses et engendrés en vue d'une discussion. La raillerie de Voltaire porte moins sur la vie elle-même que sur les conceptions de la vie. Elle contient plus de réflexion abstraite que d'observation; ses romans contiennent plus de pensée que de vie. Ce qui n'empêche pas qu'il y ait dans Candide, et peut-être plus encore dans l'Ingénu, assez de contact avec la réalité pour qu'ils soient de véritables ?uvres d'humour.
La plupart des écrivains qui ont traité de l'humour ont vaguement per?u la nécessité de cette observation concrète de la vie; ils ne l'ont pas dégagée de l'amas des traits secondaires ou accessoires qu'ils ont souvent placés au premier rang. Ils ont été semblables à ces médecins qui constatent les sympt?mes décisifs d'une maladie, sans comprendre leur importance, et les laissent disséminés parmi des faits indifférents et accidentels. C'est ainsi que Campbell dit: ?Le sujet de l'humour est toujours le caractère, ses faibles, généralement, tels que les caprices, les petites extravagances, les inquiétudes faibles, les jalousies, les faiblesses enfantines, la pétulance, la vanité, l'amour-propre. On trouve carrière à exercer ce talent surtout en racontant des histoires familières, ou en assumant et en jouant un caractère qui a de la dr?lerie[304]?. Plus loin, il laisse encore mieux voir combien cette condition le préoccupait, quand il dit que l'homme d'humour descend souvent jusqu'à la minutie, qu'il tombe quelquefois dans l'imitation des singularités de la voix, des gestes, ou de la prononciation, et qu'il doit ?exposer l'individuel[304]?. Macaulay parle de l'humour comme du ?pouvoir de tirer de la ga?té des incidents qui se présentent chaque jour et des petites singularités de caractère et de manières qui peuvent se trouver dans tous les hommes[305]?. Carlyle est plus précis encore. ?L'humour, dit-il, est, à proprement parler, le révélateur des choses humbles, ce qui le premier les rend poétiques à l'esprit. L'homme d'humour voit la vie commune, même la vie vulgaire, sous une lumière nouvelle de ga?té et d'amour; tout ce qui existe a un charme pour lui[306]?. N'est-ce pas encore la même idée du réel qui repara?t, mélangée à l'idée de sensibilité chère à Carlyle, lequel a été lui-même un humoriste dénué de sensibilité? écoutons maintenant Thackeray: ?L'humoriste, selon ses moyens et son talent, commente presque toutes les actions et les passions de la vie. Il prend sur lui d'être, pour ainsi parler, le prédicateur de tous les jours[307]?. George Eliot a quelques expressions qui rendent bien ce qu'il faut à l'humour de particulier, de solide, cet élément pittoresque et tangible qui lui est nécessaire. ?L'humour tire ses matériaux des situations et des traits de caractères[308]?, et plus loin: ?L'humour a surtout pour fonction de représenter et de décrire[308]?. N'est-ce pas encore, dans la même direction, une remarque d'une grande importance que celle de Jean-Paul, qui signale qu'un caractère spécial de l'humour est d'éviter soigneusement les termes généraux, de rechercher la familiarité pittoresque, et de subdiviser l'expression et la pensée jusqu'aux limites les plus extrêmes de la particularisation?[309] Sir William Temple avait déjà dit longtemps auparavant avec une grande justesse: ?L'humour n'est qu'une peinture de la vie particulière, comme la comédie l'est de la vie générale, et bien qu'il représente des dispositions et des habitudes moins communes, elles ne sont cependant pas moins naturelles que celles qui sont plus fréquentes parmi les hommes; car si l'humour lui-même est forcé, il perd toute grace; ce qui, à la vérité, a été le défaut de quelques-uns de nos poètes les plus célèbres en ce genre[310]?. Sans insister sur la première phrase, si expressément claire, qui ne sent que ce naturel nécessaire à l'humour vient de ce que toute représentation de vie qui manque de cette qualité est radicalement factice. Enfin, L'Estrange remarque que ?l'observation est nécessaire pour toute critique, spécialement pour celle du genre qu'on trouve dans l'humour[311].? Tous ces écrivains, qui varient sur tous les autres points, sont d'accord pour celui-ci. Il se glisse en dépit d'eux dans leur analyse de l'humour et, bien que négligé, mis à un rang qui n'est pas le sien, il est partout[312].
Ainsi, la raillerie d'une part, le contact avec la vie réelle de l'autre, tels semblent être les éléments de l'humour ou, pour répondre à l'expression de M. Scherer, tels sont les deux seuls caractères qui soient communs à tous les écrivains désignés sous le nom d'humoristes. Si nous avions à définir l'humour, nous dirions que c'est la raillerie dans l'observation ou la représentation directe et concrète de la vie,-ou au moyen d'elles.
Cette formule a, tout au moins, l'avantage d'être assez large pour loger cette grande foule bigarrée d'écrivains ou de personnages, entre lesquels les autres formules font un choix arbitraire, laissant entrer les uns et repoussant les autres. Si l'observation est sympathique, c'est-à-dire, si elle est tout à fait objective, si elle se place entièrement dans l'objet observé, sans traverser auparavant un jugement moral contenu dans l'observateur, la sensibilité peut venir se joindre à elle. On a alors les humoristes émus. Mais ce n'est là qu'une forme plus complexe et plus riche, dites, si vous le désirez, plus élevée de l'humour. Ce n'est pas l'essence même de l'humour qui est souvent apre et dur. C'est l'avis de Georges Eliot qui dit avec beaucoup de pénétration: ?Quelque confusion, relativement à la nature de l'humour, a été créée par le fait que ceux qui en ont écrit avec le plus d'éloquence ont insisté presque exclusivement sur ses formes les plus hautes, et ont défini l'humour en général comme la représentation sympathique des éléments incongrus de la nature et de la vie humaine, définition qui ne s'applique qu'à ses derniers développements. Beaucoup d'humour peut exister avec beaucoup de barbarie, comme nous le voyons dans le moyen-age[313]?. De même, si l'observation s'exprime sous une forme lyrique, si elle est rendue avec les mouvements de joie, de surprise, d'enthousiasme qu'elle excite chez certaines ames, si la raillerie, au lieu d'être constante et de la contr?ler sans merci comme dans Swift, n'arrive que par bouffées, et laisse dans les intervalles les choses éclater avec leur couleur et leur poésie, on a les humoristes fantaisistes, moitié railleurs, moitié poètes, comme Dickens, ou Henri Heine, ou Carlyle. Mais cette imagination n'est pas non plus indispensable à l'humour, qui peut être sec et purement logique. Ce ne sont là que des ornements. Quand on trempe cet alliage de moquerie et d'observation dans certaines ames où flottent d'autres qualités, celles-ci se prennent et se cristallisent autour de lui. Il en sort paré de feux changeants ou d'une lumière tendre. Mais, dans d'autres ames, la barre de métal reste nue; elle n'en est pas moins la rude verge de l'humour.
Il se peut que la définition qui vient d'être proposée paraisse vague au premier moment. On reviendra peut-être sur ce jugement et on reconna?tra qu'elle renferme bien les éléments constitutifs de l'humour, si l'on prête attention à la remarque suivante. C'est qu'il suffit de préciser chacun des deux termes dont elle est formée, de les particulariser au moyen d'adjectifs, suivant la marche ordinaire des définitions, pour serrer chacune des variétés de l'humour, et même pour tenir la formule individuelle de chaque humoriste. Si nous mettons une raillerie amère, sombre, presque haineuse, avec une observation impitoyable d'exactitude nue, n'aurons-nous pas défini l'humour de Swift? Si nous joignons une raillerie attendrie à une observation minutieuse, et, comme on l'a dit, microscopique, n'aurons-nous pas celui de Sterne? Le rire joyeux, débordant, torrentiel, ivre et heureux de son propre bruit, avec une observation grossissante qui exagère les dimensions des objets et les tord en mouvements forcenés, n'est-ce pas Rabelais? La ga?té et la bouffonnerie dans le rire, avec la tristesse et les larmes dans l'observation, n'est-ce pas l'étrange contraste de Dickens? La raillerie pleine de bonhomie et l'observation souriante, n'est-ce pas Goldsmith? Le rire niais et finaud, avec l'observation intéressée et grossière de la vie, n'est-ce pas Sancho Pansa? Ne serait-il pas plus facile, en resserrant les deux termes mieux que nous ne pouvons le faire en quelques mots, de trouver la définition exacte de tant de talents ou de génies d'humoristes? Qu'on ajoute que la précision cro?tra, si on marque sur quoi porte la raillerie, si c'est sur la vie elle-même, comme dans les humoristes philosophiques tels que Carlyle; ou sur des détails isolés de la vie, comme dans les humoristes de m?urs tels qu'Addison; si l'on détermine enfin à quoi s'attache l'observation, si c'est à des vices et à des méchancetés comme dans Swift; à des attitudes et à des gestes, comme dans Sterne; à des misères et à d'humbles souffrances, comme dans Dickens; à de délicates nuances de sentiment, comme dans Charles Lamb; à des replis d'égo?sme et d'hypocrisie, comme dans Thackeray; à de simples travers et ridicules, comme dans Addison. Ainsi, on verra peu à peu que cette définition, si vague au début, se ramasse, se resserre, jusqu'à saisir étroitement chaque individu de cette foule disparate d'humoristes qu'elle contient cependant tout entière.
Si l'analyse qui précède est exacte, nous avons en main ce qu'il nous faut pour apprécier et classer l'humour de Burns, puisque nous connaissons la qualité de son rire, celle de son observation, et que nous savons que, derrière celle-ci, il y a une large et vraie sympathie.
Ce qui frappe tout d'abord dans l'humour de Burns, c'est la ga?té, et ce n'est pas de la ga?té à fausses enseignes, comme il arrive souvent chez les humoristes. L'enseigne, chez eux, ne fait pas la marchandise. à la porte des uns, s'agite une affiche burlesque, et on entre dans une maison où sont assises des songeries mélancoliques. à celle des autres, pend décemment une affiche de mine grave; entrez, les bouffonneries et les arlequinades vous assaillent, vous gouaillent et vous houspillent. Ici, le signe et l'auberge vont de pair; l'enseigne du rire annonce bien la ga?té. Et quelle ga?té! saine, bruyante, contagieuse, turbulente, pleine d'entrain. Le plaisir produit par la plupart des humoristes est intellectuel et une pure jouissance du cerveau. Ici c'est une ga?té presque physique qui s'empare de tout le corps et le grise de rire. C'est le rire matériel de Falstaff et de Rabelais, mais réduit à des proportions modérées et moyennes. Il n'est pas démesuré et épique; il est de taille ordinaire, mais il est bien du même sang, et, comme eux, heureux de vivre.
Aussi, la raillerie de Burns, sauf dans quelques cas personnels de colère, est-elle sans méchanceté et sans fiel. C'est une gausserie pleine d'une jovialité et d'une bonhomie presque amicales. Ceux mêmes qui en sont l'objet ne sauraient s'en facher. Tam Samson ne put en vouloir à Burns d'avoir écrit son élégie; ni Tam de Shanter d'avoir raconté son aventure. Si le Dr Hornbook eut plus de mal à digérer les confidences de la Mort, c'est que les médecins supportent peu qu'on parle mal de leur art; Fagon trépignait quand de Brissac se moquait de la médecine devant Louis XIV[314]. L'humour de Burns ne laisse pas d'arrière-go?t, comme ces rires acres qui font qu'on s'arrête brusquement, étonné de rire. Ce n'est pas un fruit plein de cendres, ramassé sur des grèves amères. C'est un fruit sain tombé de l'arbre bienfaisant de l'Insouciance. S'il n'en tombait de temps en temps de cette espèce, l'homme mourrait de mélancolie.
Naturellement, cet humour ne porte ni sur des vices, ni sur des travers ou des ridicules. Il n'a aucune prétention morale, aucune visée critique, comme ceux de Swift, d'Addison ou de Thackeray, si divers à d'autres égards. Il ne songe ni à donner des le?ons, ni à infliger des réprimandes. Il est aussi désintéressé que celui de Sterne. Il recherche bonnement des situations comiques et des aventures dr?latiques. Burns n'est ni un pamphlétaire, ni ?le prédicateur de tous les jours? dont parle Thackeray; c'est un artiste qui s'amuse de ce qu'il voit. Il saisit au passage une anecdote réjouissante, un incident saugrenu; et les rend tout vifs. Il a presque l'humour d'un peintre, non pas d'un peintre moraliste comme Hogarth, mais d'un peintre purement pittoresque comme Téniers ou Van Ostadt. C'est l'homme qui, ayant aper?u quelque chose de divertissant et en riant encore, arrive le raconter. Et, en effet, la plupart de ses pièces humoristiques sont le récit d'une rencontre, d'une aventure, une de ces histoires comme il s'en débite aux foires et aux marchés, au milieu d'un cercle de figures cramoisies, boursouflées et prêtes à craquer de rire. L'observation, qui a sa netteté accoutumée, porte sur les gestes et les paroles des personnages, comme il convient dans des récits. Tout est en faits et en actions. Aucun humour n'est plus nourri de ces détails particuliers et pittoresques que Jean-Paul considère justement comme indispensables.
à ces qualités s'ajoute le mouvement, si puissant chez Burns. Il s'empare d'elles, les entra?ne, les pousse, les émeut, les anime, les fouette. Cette ga?té, si allante d'elle-même, se presse, s'échauffe et se hate encore. Les détails sont serrés, se bousculent, se heurtent, montent les uns sur les autres, comme des moutons sortant d'étable. Cela marche, court, se précipite; le récit en prend une musique qui le complète; le rire en sort de tous c?tés, s'accro?t d'une sorte de vitesse acquise, éclate dans une turbulence de ga?té et devient irrésistible[315].
C'est un des effets de la force de l'observation dans Burns que son humour n'a pas de sensibilité, du moins en ce qui concerne les hommes. Disons plut?t qu'il contient plus de sympathie que de sensibilité. Celle-ci est encore une intervention de l'auteur. Les personnages de Sterne, par exemple, sont vrais, mais ils sont toujours vus à travers son émotion. Quelque chose, f?t-ce quelque chose d'aussi précieux qu'une larme, s'interpose entre eux et nous. L'humoriste sent pour eux, plut?t qu'il ne sent avec eux, et, en quelque manière, il se substitue à eux. L'observation de Burns est plus détachée de lui et l'abandonne tout à fait. Ce reste de personnalité est rompu. Ses personnages vivent hors de lui, dans une pleine indépendance. Ils n'ont rien de plus que leur propre sympathie pour eux-mêmes, comme cela se trouve chez les grands producteurs, et comme cela est, après tout, la vraie réalité. C'est un signe décisif de force et la marque d'une observation qui se jette au c?ur des choses. La sensibilité est forcément moindre, et remplacée par cette sorte de cordialité amicale que les grands créateurs ont pour leurs personnages.
Cependant, à l'égard des animaux, l'humour de Burns est tout différent, et devient au contraire d'une sensibilité exquise. Quand il a devant lui une de ces pauvres créatures muettes qui souffrent et s'étonnent obscurément de souffrir, il s'adoucit, perd son rire bruyant, devient pensif, presque mélancolique, et s'emplit de pitié jusqu'au bord des larmes. Ses pièces à sa brebis mourante, Mailie, ou à une Souris dont la charrue a détruit le nid, sont des modèles de ce genre délicat d'humour qui se sert de la raillerie pour oser montrer son émotion. C'est ce trait qui a surtout frappé Carlyle, pour qui la sensibilité est nécessaire à l'humour. ?Nous ne parlons pas, dit-il, de son audacieuse et souvent irrésistible faculté de caricature, car cela est de la dr?lerie plut?t que de l'humour; mais une ga?té beaucoup plus tendre réside en lui et para?t ?à et là en touches passagères et admirables, comme dans son adresse à la Souris, à sa Jument, ou son élégie sur la pauvre Mailie. Cette dernière pièce peut être regardée comme son plus heureux effort dans ce genre. Dans ces pièces, il y a des traits d'un humour aussi délicat que celui de Sterne, cependant tout à fait différent, original, singulier, l'humour de Burns.[316]? Peut-être préférerions-nous la pièce à la Souris? Quoi qu'il en soit, ces pièces, aussi délicieuses que les plus touchants passages de Sterne, leur sont, à nos yeux, supérieures, par quelque chose de plus réel et de plus simple. Peut-être peut-on expliquer cette différence entre l'humour de Burns envers les hommes et envers les bêtes par le fait que l'observation à l'égard des animaux est toujours beaucoup plus une ?uvre d'invention. Leurs modes d'être nous étant fermés, il nous est impossible de sentir avec eux, il faut sentir pour eux, et la sensibilité entre par là. Quoi qu'il en soit, nous rencontrerons plus loin cette portion tout à fait singulière de son humour. Nous ne considérons ici que celle qui a trait à l'homme et à la vie humaine.
Pour des raisons analogues, son humour n'est pas riche en fantaisie. Ce désordre que quelques humoristes ont affecté et que quelques critiques ont proclamé un des attributs de l'humour, ne se rencontre pas chez lui. Pas de ces bizarreries, de ces incohérences, de ces heurts, de ces brusques arrêts, de ces départs débridés, de ces mille extravagances et bouffonneries qui se tordent, grimacent, serpentent, et s'enchevêtrent, autour des pages de certains écrivains, comme un encadrement de grotesques. Rabelais s'attarde à des tours de force d'énumération, ouvre tout à coup des cages d'où s'échappent des volées d'adjectifs qu'il regarde s'allonger en riant, s'amuse à imbriquer d'interminables généalogies en clouant des ?engendra? les uns sur les autres, et cherche mille manières, dans une bagarre de bouffonnerie, de désorienter l'esprit. Sterne, qui l'imite, fait jouer ses chapitres à saute-mouton, en compose avec des points, met les uns en blanc, les autres en noir, commence, s'interrompt, n'achève rien, et se rit de mettre l'attention du lecteur aux prises avec des écheveaux embrouillés. On dirait qu'ils aient fait gageure d'incohérence et pris plaisir à disloquer leurs livres. Sans aller aussi loin, d'autres ont des échappées de poésie, des accès de lyrisme, comme Dickens et Carlyle. Le plan prémédité et voulu, la proportion des parties, leur concordance vers un effet calculé, l'harmonie, l'ordre en un mot, semblent n'exister pas pour eux. C'est le domaine de l'inattendu et du fantastique; les jeux de la fantaisie et du caprice y prennent leurs ébats; tout va au hasard de l'impression du moment. C'est à ce point que quelques critiques ont voulu faire de cette étrangeté un des caractères de l'humour[317]. Burns se charge de les réfuter, car il n'y a rien de pareil en lui. Outre que ces débauches d'excentricités cadrent mal avec les qualités de sobriété dont son esprit était si solidement charpenté, les éléments mêmes de son humour le protégeaient de ces écarts. Son observation serre trop la réalité, elle s'y ajuste trop étroitement pour la perdre un seul instant, et, comme le réel n'est pas décousu, qu'il est fait de continuité et de logique, son humour, fait d'observation, reste compact et suivi. De même son mouvement l'empêche de s'arrêter ou de s'écarter, le pousse droit au but. Il n'y a ni place, ni loisir, pour ces hors-d'?uvre; ils ne peuvent trouver ni un intervalle, ni une minute, pour s'y glisser. Les pièces les plus humoristiques de Burns vont sans une digression, sans une excentricité. Elles sont aussi bien proportionnées, aussi parfaitement composées que celles d'autres humoristes affectent d'être détraquées et étranges. Ce n'est pas trop de dire qu'elles sont aussi courtement menées qu'une fable ou qu'un conte de La Fontaine. Elles justifient la filiation d'Addison qui faisait l'humour fils de la vérité et du bon sens [318].
Il nous semble que l'humour de Burns se dégage maintenant et que nous apercevons ce qu'il a d'original. Il ne possède pas beaucoup de sensibilité, du moins envers les hommes, ni grande fantaisie; mais une ga?té franche, de la belle humeur, une raillerie mise dans les personnages eux-mêmes, le comique ne sortant pas de réflexions à leur sujet, mais de leurs propres gestes et paroles, une action et un mouvement infatigables, quelque chose de nourri, de plein, de si naturel que le rire semble être dans ces choses elles-mêmes, et de si juste qu'elle ne déforme pas la réalité et ne sent jamais la caricature. Avec cela, leste, preste, de proportions moyennes, d'une allure dégagée et bien prise. Malgré nous, il nous fait songer à la ga?té fran?aise, tant il est net et pétillant. L'humour a été comparé à l'ale, boisson forte et sérieuse[319]; elle a quelquefois l'apreté du whiskey; celui de Burns rappelle la jovialité qui vit dans l'ame allègre de nos vins. Il fait encore penser à celui de nos conteurs par je ne sais quoi de moyen et de pondéré; par un fonds solide de raison qu'il a beaucoup plus que les éclats de la fantaisie. Il n'y a pas, dans la littérature anglaise, d'humour plus sobre et en même temps plus dru, plus alerte, et plus dramatique. Il n'y en a pas qui soit moins ce qu'il est convenu d'appeler anglais. On voit souvent, sur les chemins du pays d'Ayr, de jolies filles légères et rieuses. Elles marchent court vêtues, avec des gestes animés. Elles sont plus petites, moins poétiques que les Anglaises, mais mieux prises et plus vives. Elles ont des extrémités plus fines, un pas plus léger, quelque chose de plus dispos. Si un lourd fermier passe gauchement sur son cheval, elles le plaisantent et en rient follement. Mais si elles voient un oiselet blessé, les larmes leur viennent aux yeux, sans que la fleur rose de la ga?té ait le temps de faner sur leur bouche. L'humour de Burns leur ressemble.
Cet humour circule partout, se retrouve sur toutes les routes, dans les petits sentiers de son ?uvre. Presque toutes ses grandes pièces en foisonnent: Halloween, la Sainte-Foire, l'Adresse au Diable, l'Adresse au Haggis, l'élégie de Tam Samson, tous les poèmes satiriques contre le clergé: l'Ordination, les Deux Pasteurs, l'Adresse aux rigidement Vertueux, la fameuse Prière de Saint Willie. Toutes ses ép?tres en sont presque exclusivement composées. Il y en a dans tous les coins de ses chansons, dans ses épigrammes, ses épitaphes, ses impromptus, sans parler de l'humour attendri et tout spécial qu'il a dans les pièces où il s'agit des bêtes. De sa raillerie de la vie humaine, on a déjà des exemples, dans les citations que nous avons faites à propos de sa ga?té et de son observation. Le génie d'un poète ne se décompose pas. C'est un vin qui a les mêmes qualités dans tous les verres où il est versé. Cependant, selon l'année qui l'a m?ri et les flacons qui l'ont conservé, il arrive qu'une de ces qualités para?t plus que les autres et prend le dessus. Il y a ainsi des pièces où l'humour de Burns se dégage mieux et se fait go?ter plus librement. Nous en pouvons citer, comme exemples, deux morceaux, écrits, l'un tout à fait au commencement, l'autre presque à la fin de sa vie. Ils montrent combien cette faculté était naturelle et a été constante chez lui.
Le premier: La Mort et le Docteur Hornbook est de 1785, alors que Burns venait de s'établir à Mauchline. Comme presque toujours, le sujet est emprunté à un incident réel. Le ma?tre d'école de Tarbolton, nommé John Wilson, avait, pour augmenter un peu ses maigres gains, ouvert une boutique d'épicerie. étant tombé par hasard sur quelques livres de médecine, il les avait lus, et avait joint à son commerce la vente de quelques médicaments. Il avait même mis une affiche où il annon?ait des consultations ?gratis?, dans la boutique. Ce n'était là qu'un pauvre diable, un peu pédant et ridicule. Mais, dans une réunion de francs-ma?ons de Tarbolton, il eut le malheur de se prendre de discussion avec le poète, et de faire, avec une lourde vanité, parade de ses connaissances médicales. Il ne devait pas tarder à s'en repentir. Comme Burns s'en retournait chez lui le soir, à l'endroit exact où la Mort rencontre le passant, il lui passa par l'esprit une idée qu'il se mit à développer en continuant son chemin[320]. C'était le poème dont il s'agit ici, une de ses premières compositions importantes et un des meilleurs spécimens de son humour.
Dès les premiers vers, la raillerie appara?t. Le début est, en effet, pour assurer la véracité de ce qui suit, et mettre les gens en garde contre certaines idées de défiance qui pourraient leur venir. On ne trouverait personne qui, l'ayant entendu, ait encore envie de douter de l'aventure.
Certains livres sont des mensonges d'un bout à l'autre,
Et certains grands mensonges n'ont jamais été écrits;
Même les ministres, on en a connu
Qui, dans un saint emportement,
Lachaient quelque forte imposture,
Et la clouaient avec l'écriture.
Mais ce que je vais vous raconter,
Ce qui arriva une de ces nuits dernières,
Est juste aussi vrai que le diable est en enfer,
Ou dans la cité de Dublin;
Qu'il vienne parfois plus près de nous,
C'est grand'pitié.
Nous sommes prévenus; écoutons maintenant la véridique histoire. Voici donc ce qui lui est arrivé. Il sortait du village, pour retourner à Lochlea; après les dernières maisons, la route fait coude à droite et passe près d'un moulin; les lieux n'ont guère changé depuis lors. La bière du village s'était trouvée particulièrement excellente ce soir-là, et lui avait troublé la tête. Il y a une description qui est bien jolie; les strophes sont toutes trébuchantes de verbes qui indiquent des mouvements vacillants, et le tableau de l'ivrogne qui s'applique à compter les cornes de la lune, sans y réussir, est charmant. Il hésite avec bonhomie entre trois et quatre.
L'ale du village m'avait mis de belle humeur,
Je n'étais pas gris, mais j'en avais juste assez;
Je chancelais par instants, mais j'avais encore soin
De passer au large des fossés;
Et les monts, les pierres et les buissons, je les distinguais encore
Des spectres et des sorciers.
La lune montante commen?a à regarder,
Par-dessus les distantes collines de Cumnock;
à compter ses cornes, de toutes mes forces,
Je m'appliquai;
Mais, si elle en avait trois ou quatre,
Je ne pourrais pas le dire.
J'avais tourné près de la colline,
Et je descendais vers le moulin de Willie,
Pla?ant mon baton très habilement
Pour me tenir ferme;
Mais, parfois, au large, malgré mon vouloir
Je tirais une bordée.
Tout à coup voici qu'il tombe sur quelque chose qui l'étonné, et, avec la lenteur de perception que lui donne son état, il met quelque temps à comprendre.
?Là, je me trouvai en face d'une espèce d'être,
Qui me mit en un étrange émoi;
Une terrible faux, par dessus une de ses épaules,
Luisante et bougeante pendait;
Un trident à trois orteils, sur l'autre épaule,
Large et long posait.
Sa stature paraissait de deux longues aunes écossaises,
La plus bizarre forme que j'aie jamais vue,
Car, du diable s'il avait un ventre;
Et puis, ses jambes
étaient aussi minces, étroites et grêles
Que deux bouts de bride.
Avec la jovialité d'un ivrogne, il lui adresse la parole; rien n'est plus comique que la demi-clarté qui pénètre dans ses idées embrouillées: pourquoi cet étranger a-t-il une faux? Ce n'est pourtant pas le moment de la moisson.
?Bonsoir, dis-je, ami.-Venez-vous de faucher,
Quand les autres sont occupés à semer??
Il sembla faire une sorte de pause,
Mais ne dit rien;
à la fin, je dis: ?Ami, où allez-vous?
Retournez-vous avec moi??
Tout cela est charmant de vérité, jusqu'à cette dernière proposition d'homme ivre, prêt toujours à accompagner le premier venu. Un petit détail pour marquer la sincérité des traits de Burns: la pièce fut en effet composée à l'époque où la vue d'une faux surprend, au moment des semailles de 1785. La petite scène qui suit est encore fort jolie. Le mouvement du so?lard qui ne craint rien et se trouve d'un coup prêt à l'escarmouche est finement indiqué.
Il parla d'un ton creux et dit: ?Mon nom est la Mort,
Mais ne crains pas.?-Je dis: ?Ma foi,
Tu es peut-être venu pour couper mon souffle;
Mais prends garde, mon gar?on,
Je t'en préviens, ne te fais pas blesser,
Vois-tu, voilà un couteau.?
La Mort n'a pas mis dans son crane de faire blêmir une aussi bonne trogne et de la faire passer, selon le mot de Montaigne, de sueur chaude en froide. Elle lui dit de se rassurer et de remettre son couteau dans sa poche. Si elle voulait lui jouer un mauvais tour, elle s'en soucierait comme d'un crachat. Il n'est pas faché de ce qu'il entend; pourtant sa dignité l'empêche d'accepter cela comme un don. Les ivrognes sont remplis de considération et d'égards envers eux-mêmes; il veut que ce soit un marché, donnant, donnant.
?Bon, bon, dis-je, soit; c'est un marché;
Allons! une poignée de main! C'est convenu;
Nous allons nous reposer et nous asseoir.
Eh bien! donne-moi de tes nouvelles,
Ces temps-ci, tu as été à plus d'une porte
Et dans plus d'une maison!?
Voilà l'ivrogne qui témoigne de l'intérêt à la Mort et la met à son aise. Pour un peu, il lui frapperait familièrement sur le fémur, comme sur la cuisse d'un ami. Assis l'un près de l'autre, ils se mettent à causer, et c'est un bon tableau: lui, cordial, bienveillant; elle, un peu pensive, appuyée sur sa faux dans l'attitude d'un moissonneur fatigué! Elle lui fait ses confidences.
?Oui, oui, dit-elle, et elle secoua la tête,
Voilà longtemps, longtemps, en vérité,
Que j'ai commencé à couper des fils
Et à arrêter des souffles:
Il faut faire quelque chose pour gagner son pain,
La Mort, comme les autres.?
Tout n'est pas roses dans ce métier; elle a des chagrins. Voilà bient?t six mille ans qu'elle exerce cette profession; on a fait bien des plans et des essais pour l'arrêter ou l'effrayer, tout a été vain jusqu'à ce qu'un certain Hornbook s'en soit mêlé. Il conna?t bien Jock Hornbook du village! Que le diable fasse de son estomac une blague à tabac! Celui-là menace de venir à bout d'elle. Voici une faux et ici un dard, qui ont percé maint vaillant c?ur; quand Hornbook est là, ils ne servent plus à rien. La veille encore, elle a essayé son dard: il a rebondi émoussé, à peine en état de percer une tige de chou. C'est qu'Hornbook est partout avec son arsenal: avec ses scies et ses couteaux de médecin de toutes dimensions, formes, et métaux; avec toutes les espèces de bo?tes, de pots et de bouteilles, avec ses écorces, ses terres, et fossiles calcinés, avec le vrai salmarinum des mers, la farine de fèves et de pois, l'aquafontis, quoi encore? Des moyens nouveaux et rares, urinus spiritus de chapons, des antennes de mites coupées, grattées et raclées, l'alcali fait avec des coupures de queues de moucherons, que n'a-t-il pas?
Au fil de l'énumération que la Mort presse rageusement, l'ivrogne fait un bond. Quoi! si les choses vont de ce pas, si personne ne meurt plus, le fossoyeur, ce pauvre Johnnie Ged est un homme ruiné! Autant faire du cimetière un champ d'avoine.
?Quel malheur pour le trou de Johnnie Ged!
Dis-je, si ces nouvelles sont vraies!
Son beau cimetière où les paquerettes poussaient
Si blanches et si jolies,
Nul doute, on va y pousser la charrue;
On va ruiner Johnnie!?
Il a la voix émue. Il s'apitoie. Cette réflexion d'homme gris qui ne voit dans tout cela que l'intérêt du fossoyeur est excellemment comique.
Ce qui suit l'est encore davantage par le tour inattendu que prend la pièce. C'est, jusqu'à la fin, une ironie macabre qui éclate par un ricanement, et s'achève par une menace de la Mort.
La créature poussa un rire étrange,
Et dit: ?Pas besoin d'atteler la charrue,
Les cimetières seront bient?t assez labourés,
N'aie pas peur;
Ils seront tous coupés de maintes tranchées,
Dans deux ou trois ans.
Pour un que j'ai tué d'un bon trépas bien droit,
Par perte de sang ou suspension de souffle,
Ce soir, j'oserais en prendre mon serment,
L'habileté de cet Hornbook
En a mis une vingtaine dans leur dernier drap,
Par gouttes ou pilules.
Un honnête tisserand de son métier,
Dont la femme avait deux poings assez mal élevés,
Achète pour deux sous de quoi lui remettre la tête
Qui lui faisait mal;
La femme s'est glissée tranquillement dans le lit,
Et n'a plus rien dit.
Un propriétaire avait la colique,
Qu'un gargouillement dans les boyaux,
Son fils unique envoie chercher Hornbook
Et le paie bien;
Le gars, pour deux belles brebis,
Fut propriétaire lui-même.
Ce n'est là qu'un échantillon des fa?ons d'Hornbook;
Ainsi il continue au jour la journée,
Ainsi il empoisonne, tue et massacre;
Et il est bien payé;
Et il me frustre de ma proie légitime
Avec ses maudites sales poudres?.
Et la Mort aigrie, exaspérée, jure qu'elle saura rendre ce sot infatué aussi tranquille qu'un hareng; elle parie un groat que la prochaine fois qu'elle le rencontre, elle lui donnera son d?.
Mais comme elle commen?ait à parler,
Le marteau de la vieille église frappa sur la cloche,
Une petite heure toute courte au delà des douze,
Cela nous fit lever tous deux;
Je pris le chemin qui me convint,
La Mort en fit autant[321].
Cette fa?on de se quitter, quand on est devenu si intime, est amusante. L'ivrogne s'en va, moins loquace que tout à l'heure. Ce colloque l'a rendu sérieux. Sa familiarité a baissé. Il tire du c?té de Lochlea, sans proposer à la Mort de retourner avec lui. Celle-ci monte vers le village, jetant sur la route un long squelette, emportant ses instruments qui luisent à la lune. Elle va à la recherche de Hornbook.
On voit combien le rire est franc dans ce morceau, et en même temps combien l'observation est exacte. Les impressions de l'ivrogne sont suivies dans la perfection et toujours traduites par un geste, par un mouvement, quelque chose de concret. La pièce courut le pays, et cette fois le coup fut un peu rude. Le pauvre Hornbook fut obligé de quitter le village. Il s'en alla à Glasgow où il devint, par la suite, clerc de la paroisse d'un des faubourgs de la ville. Il fit presque fortune dans cette nouvelle position et mourut seulement en 1839. C'est une des figures qui nous rappellent que notre génération aurait pu conna?tre Burns.
Le second morceau est de 1790; Burns avait encore cinq ans à vivre quand il le composa; c'est le célèbre Tam de Shanter, c'est-à-dire Thomas de la ferme de Shanter. C'est la seule pièce importante que Burns ait écrite dans la seconde partie de sa vie, après son séjour à édimbourg.
Ici encore l'histoire repose sur un fondement de réalité et d'observation personnelle. On a retrouvé tous les personnages. Cette ferme de Shanter était occupée par un certain fermier du nom de Douglas Graham, que Burns avait connu pendant son séjour à Kirkoswald. C'était bien l'ivrogne joyeux, insouciant, et bon enfant, tel qu'il est représenté; sa femme essayait en vain de le guérir de ses défauts[322]. Le camarade de Tam, le savetier John, a existé aussi. Il n'est pas jusqu'à la sorcière en chemise courte, qui n'ait eu son modèle. C'était, para?t-il, une femme, nommée Kate Steven, qui vivait à Kirkoswald et qui mourut en 1811[323]. Les détails de localité sont aussi exacts. La route actuelle est plus à l'est que la route de Tam, mais, en suivant l'ancien tracé, on retrouve et le gué, et la grosse pierre où Charlie se cassa le cou, et le cairn, c'est-à-dire l'amas de pierres où on trouva le cadavre d'un nouveau-né. Quant à l'auberge de Tam, à la vieille église d'Alloway, au pont du Doon, ils sont tels aujourd'hui qu'ils étaient alors. On peut suivre sur le chemin toutes les péripéties de l'histoire[324].
L'histoire s'ouvre par le tableau d'un soir de marché. Il est tracé en quelques traits et bien vivant; on voit les marchands ambulants qui remportent leurs ballots, les rencontres de voisins, les routes qui se couvrent de monde. Les gens sages s'en retournent chez eux. Il y a, dans l'énumération des périls de la route, un avertissement lointain pour ceux qui s'attardent; plus loin encore, au bout de la perspective, la fermière, de mauvaise humeur, qui attend et prépare une réception à son mari, est rendue en un bien joli vers.
Quand les colporteurs quittent la rue,
Et que les voisins altérés rencontrent les voisins;
Comme les jours de marché tirent sur le tard,
Et que les gens commencent à reprendre la route,
Quand nous sommes assis à boire de l'ale,
En train de devenir gris et parfaitement heureux,
Nous oublions les longs milles écossais,
Les marais, les ruisseaux, les sautoirs, les barrières,
Qui sont entre nous et la maison,
Où est assise, morose et mauvaise, notre dame,
Rassemblant ses sourcils comme un orage s'amasse,
Et soignant sa colère pour la tenir chaude.
Cette vérité, l'honnête Tam de Shanter l'éprouva,
Une nuit qu'il repartit au petit trot d'Ayr,
La vieille Ayr, qu'aucune ville ne surpasse
Pour ses honnêtes gars et ses jolies filles.
Voici Tam! Nous ne tardons pas à le conna?tre: un vaurien, un buveur, un coureur de cabarets; sa femme le lui dit assez. Avec tous ces défauts, jovial, joyeux, bon enfant, le meilleur fils du monde. On le devine, avec son ivresse de belle humeur, écoutant sans cesser de rire les apostrophes de sa femme Kate. Toutes ces scènes de ménages sont racontées, ou plut?t suggérées, avec beaucoup de vérité. Elles sont terminées par un petit couplet ironique, à l'adresse des douces remontrances des épouses.
? Tam! que n'as-tu été assez sage
Pour prendre l'avis de ta propre épouse Kate!
Elle te disait bien que tu étais un vaurien,
Un bavard, un brouillon, un ivrogne, un grand benêt;
Que de Novembre jusqu'à Octobre,
Tu n'étais pas sobre un seul jour de marché;
Qu'à chaque sac porté au moulin, avec le meunier,
Tu restais à boire, tant que tu avais de l'argent;
Qu'à chaque cheval qu'on ferrait,
Le forgeron et toi, vous vous grisiez à tue-tête;
Qu'à la maison du Seigneur, même le dimanche,
Tu restais à boire, chez Jane de Kirkton, jusqu'au lundi.
Elle te prédisait que, t?t ou tard,
On te trouverait noyé dans le Doon,
Que les sorciers t'attraperaient dans la nuit,
Près de la vieille église hantée d'Alloway!
Ah! bonnes dames, cela me fait pleurer
De penser combien de doux conseils,
Combien d'avis sages, bien longs,
Les maris dédaignent venant de leurs femmes!
La scène qui suit est vivante. C'est une scène de cabaret. Tam a trouvé un bon coin, près d'un bon feu, et s'y est installé. Il a rencontré un vieux compagnon d'ivrognerie. Une amitié attendrie les lie; ils ont eu si souvent soif ensemble. La nuit s'avance. On devient bruyant, on chante, on frappe les verres sur la table. Il y a dans Tam un grain de galanterie et de gaillardise. Le voici qui devient aimable avec la cabaretière. Elle s'y prête; alors l'intérieur est complet; le savetier raconte ses histoires dr?les; le cabaretier, qui ne voit rien ou feint de ne rien voir, est tout oreilles. Tout cela vivement indiqué.
Mais à notre histoire! Un soir de marché,
Tam s'était planté bien ferme,
Au coin d'un bon feu qui flambait joliment,
Avec de l'ale mousseuse qui se buvait divinement;
à son coude, le savetier Johnny,
Son camarade ancien, fidèle, et toujours altéré;
Tam l'aimait comme un vrai frère!
Ils s'étaient grisés ensemble pendant des semaines!
La nuit s'avan?ait dans les chansons et le bruit;
Et toujours l'ale devenait meilleure
L'h?tesse et Tam se faisaient des gracieusetés,
Avec des faveurs secrètes, douces, et précieuses;
Le savetier disait ses plus dr?les histoires,
Le rire de l'h?te était un ch?ur tout prêt.
Dehors, l'orage pouvait rugir et bruire,
Tam se moquait de l'orage comme d'un sifflet.
Le Souci, furieux de voir un homme si heureux,
S'était noyé dans la bière!
Comme les abeilles s'envolent chargées de trésors,
Les minutes passaient chargées de plaisir.
Les Rois peuvent être heureux, mais Tam était glorieux,
De tous les maux de la vie il était victorieux.
La fa?on plus noble, dont est exprimé le passage du bonheur au-dessus de ce quatuor grotesque, était admirée de Wordsworth. Sans doute la scène est vulgaire, mais une minute de joie, d'oubli des maux, est une chose si précieuse qu'il convient d'en parler gravement. Il faut être indulgent pour ceux qui la cherchent même dans l'ivresse. Ils essaient, après tout, de l'emporter pour un moment sur le malheur. Il y a là quelque chose de grave et de profond: ?Je plains celui qui ne peut pas comprendre que, dans tout ceci, bien qu'il n'y ait pas eu d'intention morale, il y a un effet moral,? dit Wordsworth, en citant les deux vers:
?Les rois peuvent être heureux, mais Tam était glorieux,
De tous les maux de la vie il était victorieux.?
Il explique quel est cet effet moral: ?Quelle le?on ces mots apportent d'indulgence charitable pour les habitudes vicieuses du principal acteur de la scène, et de ceux qui lui ressemblent.... Le poète, pénétrant les laides et répugnantes surfaces des choses, a révélé, avec une habileté exquise, les liens plus délicats d'imagination et de sentiment, qui souvent attachent ces hommes à des pratiques si pleines de malheur pour eux et pour ceux qu'ils doivent chérir; et en tant qu'il communique au lecteur cette sympathie intelligente, il le rend capable d'exercer une influence sur l'esprit de ceux qui sont dans cette déplorable servitude[325].? C'est bien sermonnaire, à propos d'une scène aussi joyeuse. Cependant, il y a, dans le ton qui change et qui s'élève pour parler de cette victoire passagère de l'homme sur les soucis, quelque chose qui explique le commentaire de Wordsworth. Il a finement saisi qu'il y avait là une le?on involontaire de sympathie.
Hélas! Les meilleures choses ne peuvent durer. Les vers où les plaisirs sont comparés à toutes choses fugitives et insaisissables s'élèvent d'un coup à la haute poésie. Quelle étonnante souplesse et, pour employer l'expression de Pascal, quelle étonnante agilité de génie possédait l'homme capable de pareils contrastes! Et cela est fait sans effort, sans heurt, par un flot de l'inspiration, qui s'enfle, monte, et redescend avec une égale aisance.
Mais les plaisirs sont comme les coquelicots ouverts,
Vous prenez la fleur, les pétales tombent!
Ou comme la chute de la neige dans la rivière,
Un instant blanche, puis fondue pour jamais;
Ou comme les éphémères des régions boréales,
Disparus avant que vous puissiez montrer leur place;
Ou comme la forme gracieuse de l'arc-en-ciel,
Qui s'évanouit dans l'orage.
Aucun homme ne peut attacher le temps ni la marée;
L'heure approche où Tam doit partir;
Cette heure, la clef de la vo?te noire de la nuit,
C'est l'heure funeste où il monte à cheval.
Et il se met en route par une nuit telle
Que jamais pauvre pécheur ne fut dehors par une nuit pire.
En effet le temps est affreux et la nuit mena?ante. La description de la tempête est faite en deux ou trois traits puissants. La bonhomie et la raillerie reparaissent avec la bataille de Tam contre les éléments.
Le vent soufflait comme si c'e?t été son dernier souffle;
Les averses bruissantes montaient sur les rafales;
Les ténèbres avalaient les rapides éclairs;
Bruyant, profond et prolongé, le tonnerre beuglait:
Cette nuit-là un enfant aurait pu comprendre
Que le diable avait pris une affaire en main.
Bien monté sur sa jument grise, Meg,
Une meilleure ne leva jamais la jambe,
Tam trottait à travers flaque et boue,
Dédaignant vent, et pluie, et feu;
Tant?t tenant bien son bon bonnet bleu,
Tant?t fredonnant un vieux refrain écossais,
Tant?t regardant autour de lui avec prudence,
De peur que les esprits ne le surprissent soudain:
L'église d'Alloway n'était plus loin,
Où spectres et hiboux crient chaque nuit.
Comme les sentiments du brave Tam sont bien indiqués! Il est d'abord tout en courage, et il se rit de ces éclairs et de ces bourrasques. Celles-ci le secouent cependant, et déjà le voici à ce commencement de peur où on se chante quelque chose pour se rassurer. Il regarde autour de lui; c'est mauvais signe. Il ne peut faire un pas sans rencontrer la place d'un crime ou d'un accident. Ces lugubres souvenirs le hantent; l'orage augmente; et tout à coup il aper?oit quelque chose d'étrange.
à ce moment, il avait traversé le gué,
Où le colporteur périt étouffé dans la neige;
Il avait dépassé les bouleaux et la grosse pierre,
Où Charlie l'ivrogne se cassa le cou;
Il avait passé par les ajoncs et près du tas de pierres,
Où les chasseurs trouvèrent l'enfant assassiné,
Il était près de l'épine, au-dessus du puits,
Où la mère de Mungo se pendit.
Devant lui, le Doon roule ses déluges;
L'orage redoublant rugit à travers les bois;
Les éclairs jaillissent d'un p?le à l'autre;
Près et plus près les tonnerres roulent;
Quand, flamboyante, à travers les arbres gémissants,
L'église d'Alloway apparut toute illuminée,
à travers chaque ouverture, des rayons s'échappaient,
Et bruyantes résonnaient la joie et la danse.
En d'autres temps, Tam e?t été peu rassuré. Mais Jean Grain d'Orge, père du courage, lui soutient le c?ur. Ce qu'il voyait était pourtant fait pour le faire trembler. Il n'y a pas ailleurs de description de sabbat comparable à celle-ci. L'horreur des accessoires fait penser à la cuisine des sorcières de Macbeth. Cela ressemble à une de ces scènes de sabbat du vieux Téniers; c'est plus infernal encore, car il n'y a pas cette fra?cheur et cette ga?té de couleurs qui ?te à ces charmantes toiles toute leur épouvante. Ici la lumière est noire, inquiète, comme le reste. On dirait qu'une de ces visions, si étranges par l'invention des détails, a été placée, pour la compléter, dans la lueur fantastique d'un Rembrandt.
Hardi Jean Grain d'Orge, tu inspires le courage!
Quels dangers tu nous fais mépriser!
Avec de l'ale à quatre sous, nous ne redoutons aucun mal;
Avec du whiskey, nous bravons le diable!
L'ale moussait si bien dans la boule de Tam
Que, à jeu égal, il se souciait des diables comme d'un liard.
Mais Maggie s'arrêta, étrangement effarée,
Jusqu'à ce qu'avertie du talon et de la main,
Elle s'aventura en avant vers la lumière.
Et, voilà! Tam aper?ut un singulier tableau!
Les sorciers et les sorcières étaient en danse;
Pas de cotillon tout flambant neuf, venu de France,
Mais des hornpipes, des jigs, des strathspeys, des reels,
Leur mettaient de la vie et du nerf dans les talons:
Sur l'appui d'une fenêtre, à l'est,
était assis le vieux Nick, sous la forme d'une bête,
D'un chien griffon, noir, farouche et gros.
Leur faire de la musique était son office;
H soufflait dans sa cornemuse et la faisait piailler;
Tant que le toit et les poutres en tremblaient.
Des cercueils se dressaient tout autour comme des armoires ouvertes,
Montrant les morts dans leur dernière toilette;
Et, par un sortilège et un maléfice diaboliques,
Chacun d'eux, dans sa main, tenait une chandelle.
Grace à cette lumière, l'héro?que Tam put
Apercevoir, sur la table sainte,
Les os d'un assassin avec les ferrailles du gibet;
Deux bébés non baptisés, longs d'une coudée;
Un voleur récemment détaché de la corde,
La bouche béante du dernier spasme;
Cinq tomahawks, avec une rouille rouge de sang;
Cinq cimeterres, avec leur cro?te de meurtre;
Une jarretière qui avait étranglé un enfant;
Un couteau qui avait scié la gorge d'un père
Que son propre fils avait privé de vie,
Des cheveux gris collaient encore au manche;
Et beaucoup d'autres choses horribles et affreuses,
Que ce serait un crime de nommer seulement.
On est allé assez loin dans l'horrible. Avec la même aisance, l'histoire redescend vers le risible. Le spectacle des vieilles sorcières, en proie à une frénésie de danse, nous ramène à la réalité et prépare cette fameuse exclamation sur les culottes en peluche bleue qui éclate tout à coup, avec un irrésistible comique.
Comme Tam écarquillait les yeux, surpris et curieux,
La joie et le jeu devenaient vifs et furieux;
Le joueur de cornemuse soufflait de plus en plus fort,
Les danseurs sautaient de plus en plus vite,
Ils tournaient, traversaient, faisaient la cha?ne,
Tant que les vieilles sorcières, suantes et fumantes
Jetèrent leurs habits pour mieux travailler,
Et se mirent à se trémousser en chemise.
Ah! Tam! Ah! Tam! Si ?'avaient été des fillettes,
Grassouillettes et bien faites, de quinze ans,
Si leurs chemises, au lieu de flanelles graisseuses,
Avaient été de linge fin, blanc comme la neige,
Ces bonnes culottes, ma seule paire,
Qui jadis furent en peluche d'un beau poil bleu,
Je les aurais données de dessus mes fesses,
Pour un coup d'?il à ces jolis oiseaux.
Mais des mégères, fanées, vieilles et grotesques,
Des sorcières de potences, qui sèvreraient un poulain,
Sautant et dansant sur un manche à balai,
Je m'étonne que ?a ne t'ait pas tourné le c?ur.
Nous nous inquiétons à tort; Tam n'est pas aussi à plaindre qu'il para?t; ce n'est pas un gaillard à s'attarder autour de telles choses; il est plus difficile. S'il reste l'?il allumé, c'est qu'il y a là quelque chose qui est à son go?t.
Mais Tam savait quoi, autant que quiconque:
Il y avait là une fille, avenante et fra?che,
Qui s'était, cette nuit-là, engagée dans la bande.
(Plus tard, elle fut connue longtemps sur le rivage de Carrick,
Car elle frappa de mort maint animal,
Et naufragea maint bateau,
Et versa maint champ de blé et d'orge,
Et tint tout le pays en terreur.)
Sa chemise courte, en toile de Paisley,
Qu'elle avait portée, étant fillette,
Manquait tristement de longueur;
C'était sa meilleure; elle en était fière.
Ah! Ta respectable grand'mère ne savait guère
Que la chemise qu'elle acheta pour sa petite Nannie,
Avec deux livres écossaises, (c'était toute sa fortune),
Ornerait un jour une danse de sorcières.
Nous nous expliquons pourquoi Tam restait là cloué. Ce qu'il voyait n'était pas pour lui donner la nausée, et la culotte de peluche bleue aurait pour le coup changé de propriétaire. Rien n'est plus gaiement et plus joliment mouvementé que le spectacle qui le transit d'admiration: cette jolie fille à chemise trop courte qui se démène dans la lumière; Satan qui joue plus fort; elle qui danse plus vite; la musique qui a peine à suivre ses membres agiles dans une accélération de cabrioles; et, dans l'ombre, la figure de Tam, qui s'épanouit à vue d'?il, à ce savoureux tableau, jusqu'au moment où n'y tenant plus, il éclate; tout cela est parfait.
Mais il faut qu'ici ma Muse abaisse son vol,
De pareils essors sont bien au delà de son pouvoir,
De chanter comment Nannie sautait et jetait la jambe,
(C'était une garce souple et forte),
Et comment Tam se tenait comme ensorcelé,
Et pensait que ses yeux recevaient un trésor;
Satan lui-même ouvrait les yeux et fortement se démenait,
Et se trémoussait, et soufflait avec force et vigueur,
Jusqu'à ce que, cabriole après cabriole,
Tam perdit tout à fait sa raison,
Et rugit: ?Bravo! la chemise courte!?
Qu'a-t-il fait? Un seau d'eau bénite, tombant au milieu de la fête et éclaboussant tout ce sabbat, n'aurait pas produit un plus grand tumulte. La lumière s'éteint; la cornemuse diabolique s'arrête; un brouhaha s'entend. Vite, Tam! tu n'as que le temps d'enlever Maggie! Tu avais bien besoin de parler, vieux bavard! Sans compter que tu as perdu la suite de ces cabrioles, intéressantes de plus en plus. Tam, au galop! De toutes parts, les sorcières furieuses se précipitent hors de la ruine.
En un instant, tout fut noir:
Et à peine avait-il rassemblé Maggie,
Que la légion infernale s'élan?a dehors.
Comme les abeilles sortent en bourdonnant, agitées et colères,
Quand les troupeaux ravageurs attaquent leur ruche;
Comme s'élancent les ennemis mortels du lièvre,
Quand, crac! il part à leur nez;
Comme la foule court follement un jour de marché,
Quand: ?Arrêtez le voleur!? résonne et retentit;
Ainsi Maggie court, et les sorcières la suivent,
Avec des criaillements étranges et rauques.
La course est furibonde. La route que suivait Tam remontait la rive droite du Doon, passant entre la rivière et l'église. Un peu plus haut, se trouve le vieux pont en dos d'ane, d'une seule arche, sous lequel mugissait l'eau. Si Tam atteint l'arête du pont avant les sorcières, il est sauvé. C'est un fait connu que les sorcières, les revenants, et aucun des esprit méchants n'ont le pouvoir de poursuivre un malheureux plus loin que le milieu du plus proche cours d'eau. Aussi Tam, effaré, hagard, le visage dans la crinière de Maggie, éperdument galope; la horde des sorcières, hurlante, piaillante dans les ténèbres, le poursuit. En avant des autres, Nannie, furieuse d'avoir été vue et br?lant de se venger de l'imprudent, bondit. La clef de vo?te est à quelques centaines de pas.
Ah, Tam! Ah, Tam! Tu auras ce que tu mérites!
Ils te r?tiront en enfer comme un hareng!
En vain Kate attend que tu rentres!
Kate sera bient?t une femme éplorée!
Allons! Fais ton possible! cours vite, Meg,
Et gagne la clef de vo?te du pont.
Là, tu pourras secouer ta queue à leur nez,
Elles n'osent pas traverser un ruisseau courant.
Mais avant qu'elle e?t atteint la clef de vo?te,
Du diable si elle avait encore une queue à secouer!
Car Nannie, bien avant les autres,
Serrait de près la noble Maggie,
Et se précipitait sur Tam, avec un dessein furieux.
Mais elle connaissait mal le fond de Maggie,
Celle-ci d'un bond mit son ma?tre en s?reté;
Quant à elle-même, elle perdit sa queue grise:
La sorcière la saisit par le croupion,
Et laissa à Maggie à peine un moignon.
Sauvé, Tam! Mais rien ne le ferait s'arrêter. Il sent toujours sur ses épaules la bande infernale. Il continue à galoper sans tourner la tête. Il se perd dans la nuit. La jolie courte chemise agite furieusement la queue de Maggie. Elle trouve cette vengeance insuffisante. L'histoire s'arrête sur ce tableau et se termine par cette morale.
Maintenant, vous qui lirez cette histoire vraie,
Hommes et fils de bonnes Mères, prenez garde:
Chaque fois que vous serez enclin à boire,
Ou que de courtes chemises vous passeront par la tête,
Réfléchissez! Vous pouvez payer vos joies trop cher:
Rappelez-vous la jument de Tam de Shanter!
à la vérité, l'histoire ressemble à la jument de Tam. Elle a aussi perdu sa queue. Elle est coupée trop brusquement. L'esprit n'est pas satisfait: involontairement, on accompagne Tam jusqu'à sa ferme; on s'attend à le voir para?tre devant sa femme Kate, qui a eu le temps, pendant ces aventures, de tenir sa colère au chaud. Il y a là place pour une scène qui semblait annoncée au début et qui aurait fait un joli pendant à celle du cabaret et de la cabaretière. On imagine l'accueil de la fermière, les excuses de Tam, et son air penaud quand la lanterne lui révèle tout à coup l'étrange condition de Maggie. La morale aurait été mieux à cet endroit, car la punition aurait été plus complète. Perdre la queue de sa jument est sans doute quelque chose, mais s'en justifier à sa femme est bien plus terrible. Peut-être Tam aurait-il volontiers donné avec la queue la crinière, pour voir ce qu'il avait vu. Le moment pénible était l'explication à Kate. C'est cela vraiment qui peut garder les gredins comme Tam de boire, et leur purger la cervelle de chemises courtes pour le reste de leurs jours.
Au sujet de cette pièce, si remarquable dans l'?uvre de Burns, les critiques diffèrent. Les uns la considèrent comme son chef-d'?uvre. C'est l'avis de Lockhart et de beaucoup d'autres[326]. Carlyle, au contraire, s'étonne de la haute faveur dont elle jouit: ?C'est moins un poème, dit-il, qu'un morceau d'étincelante rhétorique, le c?ur et le corps de l'histoire reste dur et mort.? Il reproche au poète de n'être pas remonté, de ne pas nous avoir emportés dans cet age sombre, sérieux, étonné, où on croyait à la tradition, et où elle avait pris naissance, de n'avoir pas touché ?cette corde mystérieuse et profonde de la nature humaine qui jadis répondait à ces choses, qui vit encore en nous, et qui y vivra à jamais.? Il incline à croire que cette pièce aurait pu être écrite par un homme qui, en place de génie, n'aurait eu que du talent. Il ajoute qu'il lui préfère le poème des Joyeux Mendiants dont nous allons parler un peu plus loin[327]. Sur ce dernier point, nous serions d'accord avec lui. Pour le reste, il nous semble qu'il reproche injustement à Burns de n'avoir pas fait autre chose que ce qu'il a voulu faire. Il aurait désiré une reconstitution de l'état d'esprit, superstitieux et toujours surpris, du temps jadis, faite avec sérieux et respect. Burns n'y pouvait pas songer. Lui qui n'a jamais vu que la vie contemporaine, et dont le mérite est de l'avoir vue nettement, a rendu la superstition comme elle existait autour de lui: ni tout à fait ma?tresse, ni tout à fait morte. C'est ainsi qu'elle se montrait par moments en lui-même. Parlant des contes de revenants et d'esprits qu'une vieille femme lui avait faits dans son enfance, il ajoutait: ?Cela eut un effet si fort sur mon imagination que, même à présent, dans mes promenades nocturnes, je suis parfois sur le qui-vive dans les lieux suspects; et bien que personne ne puisse être plus sceptique que moi en pareille matière, j'ai besoin d'un effort de philosophie pour secouer ces vaines terreurs.[328]? Cet effort de philosophie n'était pas à la portée de tous les paysans. La nuit, dans un orage, il suffisait d'une lumière inexpliquée, d'un bruit étrange, pour qu'ils fussent repris des anciennes terreurs. Dans une tête, où les facultés de contr?le sont désemparées et les facultés d'imagination surexcitées par la boisson, l'hallucination pouvait devenir complète; et on a vu avec quel art Burns a accumulé toutes les circonstances, orage, souvenirs lugubres, qui pouvaient la préparer. Le lendemain, au grand soleil, on se moquait des frayeurs de la veille. C'est par là que la raillerie entrait. Burns a donc saisi le point exact où en était la superstition à son époque. Il a su mêler ce qu'elle conservait d'épouvante et ce qu'elle excitait de moquerie. Cet effort que lui demande Carlyle, pour reconstituer la crédulité dans ce qu'elle a de profond et de religieux, était hors de sa route. C'était un de ces essais de sympathie rétrospective qui ont intéressé notre temps, mais qui n'ont jamais fourni d'?uvre de premier ordre. C'était demander à Burns de faire du Walter Scott. Et que serait devenue la ga?té de ce morceau, qui est, après tout, un éclat de rire? Quant à Burns lui-même il estimait que Tam de Shanter était son chef-d'?uvre, et il s'en expliquait franchement. Dans une lettre à Mrs Dunlop, où il lui parlait du fils a?né dont elle avait été la marraine, il disait: ?En vérité, je considère votre petit filleul comme mon chef-d'?uvre dans cette espèce de manufacture, de même que je considère Tam de Shanter comme ma meilleure production en fait de poésie. Il est vrai que l'un aussi bien que l'autre trahissent un assaisonnement de friponnerie malicieuse dont on aurait bien pu se passer peut-être; mais ils montrent aussi, selon moi, une originalité, un fini, un poli, que je désespère de surpasser.[329]?
Quoi qu'il en soit, c'est une ?uvre de premier ordre, si solide, si pleine de matière en un si petit volume, et de quelle variété, et de quel mouvement! Il semble impossible de rassembler plus de tableaux et de scènes en moins d'espace. La pièce ne compte que deux cent vingt-quatre vers; voyez que de sujets un dessinateur y peut trouver, et dans combien de genres différents: la fin du marché, les bonnes figures de Tam et de son camarade le savetier, cette charmante description de l'auberge qui est à elle seule toute une toile de Wilkie, l'orage, la route, Tam chevauchant à travers la pluie; puis, la vieille église fantastiquement illuminée, toute cette fantasmagorie du sabbat si puissante et si riche, Satan avec sa cornemuse à la fenêtre, la tête de Tam dans l'obscurité, les gambades de Nannie, la fuite, la poursuite, le vieux pont, la catastrophe; c'est une série de peintures, familières, terribles, féeriques, toujours pittoresques, faites pour épuiser le talent d'un artiste. Et comme nous retrouvons bien marqués les deux traits de l'humour: la raillerie qui court à travers toute la pièce, qui s'attaque aussi bien aux gentillesses de Tam avec l'h?telière qu'à la courte chemise de Nannie, et une observation constante, directe, concrète, autant qu'il est possible! Et quel mouvement! La diversité des situations et des décors ferait croire à de la fantaisie, si tout n'était si bien calculé, si encha?né, si bien proportionné, si indispensable à la marche de l'histoire, que c'est plut?t de la variété que de la fantaisie, et que, même là, nous retrouvons le caractère de mesure et de raison, qui est au fond de l'humour de Burns.
On ne peut s'empêcher de comparer la chevauchée de Tam de Shanter à une autre chevauchée, fameuse dans la littérature anglaise, celle de John Gilpin d'amusante mémoire. Sans doute, l'aventure du marchand drapier, cramponné à la crinière de son cheval, perdant son chapeau, perdant sa perruque, perdant son manteau rouge, cassant ses bouteilles, traversant les villages comme un éclair, passant et repassant sans pouvoir arrêter sa monture devant le balcon où sa femme l'attend, est d'une charmante et franche dr?lerie. Mais ce n'est que le développement habile et tout littéraire d'une situation ridicule. Cela semble mince et vite épuisé auprès de l'histoire de Tam de Shanter. Celle-ci est autrement riche, variée, profonde. Elle a surtout une sève de vie réelle, qui se renouvelle et jaillit de toutes parts. C'est John Gilpin qui aurait pu être écrit par un homme de talent. L'immortel Tam, quoi qu'en dise Carlyle, est la création d'un homme de génie. Et, ici encore, on rencontre le regret que la vie de Burns n'ait pas donné tout ce qu'elle contenait. Il écrivait à un de ses amis, en lui envoyant le poème: ?Je viens d'achever un poème, Tam de Shanter, que vous recevrez ci-inclus. C'est mon premier essai en fait de contes.[330]? Qu'on imagine ce qu'aurait été un volume d'histoires de ce genre, diverses, prises de tous c?tés, et écrites avec cette puissance de vie, de comique et de poésie. C'e?t été un livre à mettre à c?té des admirables Contes de Canterbury du vieux Chaucer.
Cet humour de Burns éclata parmi les écossais comme une révélation. Ils ignoraient que leur sol p?t produire un fruit aussi savoureux. Dans le no 83 du Mirror, journal périodique à la fa?on du Spectator, publié à édimbourg, à la date du 22 février 1780, c'est-à-dire un peu avant l'arrivée de Burns dans cette ville, on trouve un article intitulé: Recherche sur les causes de la rareté d'écrivains humoristiques en écosse[331]. L'auteur, après avoir constaté que son pays produit sur les autres sujets des écrivains d'un mérite considérable, s'étonne que la Tweed établisse pour l'humour, une si frappante ligne de démarcation.
?Dans une branche de l'art d'écrire, dans les ouvrages et compositions d'humour, il est hors de doute que les Anglais n'ont à redouter aucune rivalité de leurs voisins du Nord. Les Anglais excellent dans la comédie; plusieurs de leurs romans sont pleins des plus humoristiques représentations de vie et de caractères, et maints de leurs autres ouvrages sont pleins d'un excellent comique. Mais en écosse, nous avons à peine des livres qui visent à l'humour, et des quelques-uns qui y visent, peu ont aucun degré de mérite. Bien que nous ayions des tragédies écrites par des écossais, nous n'avons pas de comédie, excepté le Noble Berger de Ramsay; et bien que nous ayons des romans de sentiment, nous n'en avons pas d'humour.?
L'auteur de l'article avait raison en ce qui concernait la littérature savante de son pays. Il n'était pas étonnant qu'elle manquat de l'élément concret et direct dont vit l'humour. Elle était générale, abstraite, et cosmopolite. ?Il est curieux de remarquer, écrit Carlyle, que l'écosse, si pleine d'écrivains, n'avait pas de culture écossaise, pas même de culture anglaise. Notre culture était presque exclusivement fran?aise. C'était en étudiant Racine et Voltaire, Batteux et Boileau, que Kames s'était exercé à être un critique et un philosophe. C'était la lumière de Montesquieu et de Mably qui guidait Robertson dans ses spéculations politiques; c'était la lampe de Quesnay qui avait allumé la lampe d'Adam Smith... Jamais peut-être il n'y eut une classe d'écrivains si clairs et si bien ordonnés, et cependant si totalement dénués, selon toute apparence, de toute affection patriotique, bien plus, de toute affection humaine quelle qu'elle fut.[332]? Quoi d'étonnant à ce qu'on ne trouvat pas d'humour dans leurs écrits? C'était une littérature qui ne se particularisait pas. Elle n'avait rien d'indigène, aucun go?t de terroir. Elle manquait de pittoresque et de vie.
De là vient l'opinion que les écossais étaient incapables d'humour. Charles Lamb l'a appuyée dans un essai charmant où il oppose l'esprit calédonien, affirmatif et absolu, à l'esprit qu'il appelle anti-calédonien, esprit de fantaisie, qui se contente d'aper?us, de germes, de doutes, de crépuscules de vérités. ?Avant tout, défiez-vous de toute expression indirecte devant un Calédonien. Mettez un éteignoir sur votre ironie, si malheureusement il vous en a été accordé une veine.? Il rapporte comme exemple qu'il se trouvait un jour dans une réunion d'écossais où un des fils de Burns était attendu. ?Je laissai tomber une sotte expression que j'aurais bien voulu que ce fut le père au lieu du fils. Sur quoi quatre d'entre eux se dressèrent en même temps, pour m'informer que c'était impossible puisqu'il était mort.[333]? Cette réputation des écossais s'est propagée. Elle a fini par trouver une formule définitive dans le célèbre mot de Sydney Smith ?que, pour faire entrer une plaisanterie dans la tête d'un écossais, il faut une opération chirurgicale.?
Si on ne trouvait pas l'humour, c'est qu'on le cherchait là où il ne saurait exister, dans une littérature raréfiée et dépouillée de pittoresque. Il suffit de lire Ramsay et Fergusson, le Noble Berger du premier et Caller Water du second, par exemple, pour en rencontrer d'excellent. Il se trouve en abondance dans les chansons, et plus encore dans les petits poèmes populaires, à commencer par le fameux Gaberlunzie Man de Jacques V. Plus récemment, les recueils du doyen Ramsay, du Dr. Rogers, de Mr Baxton Hood[334], formés de bons mots, d'anecdotes, de souvenirs, en ont réuni d'amples provisions. Ils n'ont eu qu'à laisser tomber les filets dans la conversation et la poésie du peuple, pour les ramener pleins de traits humoristiques. Les recueils de proverbes en contiennent aussi beaucoup[335]. En réalité, peu de pays ont produit plus et de plus grands humoristes: Smollet, Arbuthnot, Burns, Carlyle; sans parler de l'humour épars dans Walter Scott, dans ce délicieux livre des Annales de la Paroisse de John Galt, qui, pour l'humour attendri, est un digne compagnon du Vicaire de Wakefield, ou dans la charmante Autobiographie de Mansie Wauch. Il y a eu, au contraire, de tous temps, un riche fonds d'humour en écosse. Le Dr Alexander Carlyle d'Inveresk, que sa vie active et son séjour dans une petite paroisse mettaient plus en rapport avec le peuple, avait, il est vrai, protesté contre ce jugement. Il disait, en faisant précisément allusion à l'article du Mirror:
?Je prendrai cette occasion de rectifier une erreur dans laquelle les auteurs anglais sont tombés et dans laquelle ils sont soutenus par beaucoup des écrivains écossais particulièrement par ceux du Mirror, qui est que les gens d'écosse n'ont pas d'humour. Que cela soit une grosse erreur peut être prouvé par d'innombrables chansons, ballades et histoires, qui circulent dans le sud de l'écosse, et aussi par les personnes assez agées pour se rappeler le temps où le dialecte écossais était parlé avec pureté dans la Basse Contrée, et par celles qui ont eu des rapports avec le peuple. Depuis que nous avons commencé à parler une langue étrangère, ce que l'anglais est pour nous, l'humour, il faut le confesser, est moins apparent dans la conversation.[336]?
Le Dr Carlyle et l'écrivain du Mirror sont d'accord pour attribuer l'un l'absence, l'autre l'affaiblissement de l'humour à l'abandon du dialecte indigène. Remarquons combien ce fait corrobore l'importance de l'élément concret dans la composition de l'humour. Le passage du Mirror surtout est curieux; il est à lire avec soin, tant il est instructif à cet égard:
?Le fait qu'un auteur écossais n'écrit pas dans son dialecte naturel doit avoir une influence considérable sur la nature de ses productions littéraires. Quand il s'emploie à quelque composition grave et digne, quand il écrit de l'histoire, de la politique ou de la poésie, la peine qu'il prend, pour écrire d'une fa?on différente de celle dont il parle, n'affecte pas beaucoup ses productions. Le langage de ces compositions est, dans tous ces cas, élevé au-dessus de la vie ordinaire, et partant la déviation qu'un auteur écossais est obligé de faire de la langue commune du pays ne peut guère lui faire de tort. Mais si un écrivain doit descendre aux peintures communes et risibles de la vie, si en un mot il veut se donner à des compositions humoristiques, il faut que son langage soit aussi près que possible de celui de la vie ordinaire... Pour confirmer ces remarques, on peut observer que les seuls ouvrages d'humour que nous ayons dans ce pays sont en dialecte écossais, et que la plupart d'entre eux ont été écrits avant l'union des deux royaumes, quand l'écossais était la langue écrite du pays aussi bien que la langue parlée. Le Noble Berger qui est plein de représentations naturelles et comiques de vie vulgaire est écrit en écossais vulgaire. Beaucoup de nos anciennes ballades sont pleines d'humour.[337]?
Ainsi, dès qu'on passe à la littérature abstraite, l'humour s'éteint; dès qu'on revient au langage populaire, concret, vivant, pittoresque, dès qu'on se rapproche de la réalité, dès qu'on se remet par le langage qu'elle parle en contact avec elle, alors l'humour rena?t. Les seules compositions qui en contiennent sont celles qui contiennent également de la vie ordinaire, vécue, observée. Tant il est certain que, sans cet élément, l'humour dépérit et dispara?t. C'était ce langage que Burns avait repris, et dont il se servait pour donner un si éclatant démenti à ceux qui refusaient au génie écossais la faculté de l'humour.
Ne nous y méprenons pas, ce don de l'humour est un des plus grands que puisse avoir un écrivain. C'est presque une marque de génie. à mettre les choses au moins, c'est quelque chose qui s'en rapproche, qui y ressemble, qui en contient une parcelle. Carlyle a dit que c'était la pierre de touche du génie[338]. Mais Carlyle aime à lancer des aphorismes, dont la vérité qu'ils contiennent est affaiblie parce qu'ils prétendent contenir toute la vérité. Il est incontestable qu'il y a eu des génies, comme Milton et Wordsworth, bien pauvres en humour. Coleridge, dont les jugements foudroyaient moins les choses et les pénétraient davantage, a dit avec plus de mesure et de justesse: ?Les hommes d'humour sont toujours, en quelque degré, des hommes de génie.[339]? C'est qu'en effet il rentre dans l'humour la faculté de percevoir directement la vie, de représenter la réalité, le don d'objectivité. C'est une des aptitudes les plus rares en littérature: le travail ni l'étude ne la fournissent, et le talent n'y atteint pas. Aussi étroit que soit le champ des vrais humoristes, ils sont gens de génie dans leur coin. Sans parler des grands comme Shakspeare, Cervantès, Rabelais, Molière, quel autre mot appliquer à Swift, à Sterne, à Dickens? Et si, pour d'autres comme Goldsmith et Charles Lamb, ce mot semble trop large, combien de termes n'usera-t-on pas pour approcher de la même idée? On dira qu'ils ont du charme, quelque chose d'original, d'inimitable, un je ne sais quoi de particulier. Ne ferait-on pas mieux de dire qu'ils ont un peu de génie, une parcelle, aussi peu que ce soit. Il y a dans leur ?uvre, aussi chétive qu'elle puisse être, une essence qui ne se laisse définir qu'ainsi. Ils sont eux parce qu'ils ont vu la vie pour leur propre compte.
Aussi, les humoristes sont-ils des créateurs, et les plus grands d'entre eux ont eu naturellement recours au roman et au théatre.[Lien vers la Table des matières.]