Chapter 7 No.7

Brand[1], c'est la conception, vivante que la question sociale est avant tout une question de force, de volonté, d'énergie, de lumière et de morale individuelles.

On n'a le droit d'accuser qui que ce soit qu'après s'être jugé soi-même, de dresser le bilan de la société qu'après avoir dressé celui de sa propre vie. Brand, après avoir fait son examen de conscience, rejette les mensonges dans lesquels il a été élevé, il devient lui-même et n'écoutant que la voix impérative de sa conscience, il se met à régénérer les ames des autres.

Il n'accepte aucun compromis. Il refuse les derniers sacrements à sa mère, qui a toujours servi deux ma?tres: Dieu et Mammon. Il sacrifie son enfant unique à qui il faudrait le soleil du midi. Il perd sa mère, il perd son enfant, sa femme, et il poursuit toujours sa tache de réformateur; il fait construire une Eglise nouvelle, mais le jour de son inauguration il découvre qu'il va remplacer l'ancien mensonge par un mensonge nouveau ... il jette à la mer les clefs de l'église, il entra?ne le peuple dans les montagnes, vers la Nature....

On pourrait peut-être reprocher à Brand de refouler en lui les attaches les plus chères, si nous ne savions que ?certains hommes ont le droit, non pas officiellement, mais par eux-mêmes, d'autoriser leur conscience à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l'exige la réalisation de leur idée. Tous ceux qui s'élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels,-plus ou moins, bien entendu. Autrement il leur serait difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.?[2]

Accablé par la responsabilité de la mission qu'il a juré d'accomplir, Brand ne voit qu'une chose: le but sacré auquel il doit aboutir. Le but lui fait oublier sa propre douleur, car celui qui dit: ?On ne possède éternellement que ce qu'on a perdu?[3] souffre cruellement. Et cette souffrance est d'autant plus grande que Brand jouit d'une vaste intelligence par laquelle il embrasse les dangers du champ de bataille où il veut combattre. ?La douleur est une fonction intellectuelle, d'autant plus parfaite que l'intelligence est plus développée.?[4]

Ibsen qui conna?t la grandeur de la souffrance humaine, fait dire à Rébecca[5] que la douleur n'endurcit pas, mais ennoblit le caractère.

ROSMER.-C'est la joie qui ennoblit l'esprit.

RéBECCA.-Et la douleur aussi, ne crois-tu pas? La grande douleur?

ROSMER.-Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre.

C'est dans la douleur morale que les ames fortes puisent leur consolation, leurs forces, leurs vertus. La grandeur et la beauté des ames sont graduées sur la douleur. Ceux qui ont sur le front la flamme du génie ont connu le baiser divin de la douleur. A mesure qu'on descend l'échelle de la vie, le rire inconscient augmente; à mesure qu'on monte, on voit régner la beauté grave de la douleur. Elle embellit l'image de l'homme, elle grandit son coeur, elle élève sa pensée.

Ceux qui ne savent que se plaindre et gémir ne connaissent point la souffrance; la vraie douleur est discrète, c'est dans le silence qu'elle s'épanouit, c'est dans la solitude qu'elle se transforme en Force. Celui qui porte en lui une capacité infinie de souffrir, ne conna?t jamais le désespoir; c'est la pénétrante lumière de la douleur qui lui éclaire le chemin de la vie. La douleur n'est pas une humiliation; comme l'amour, elle est le tressaillement des ames fortes, des esprits intelligents. Si l'amour ne va jamais sans douleur, la douleur engendre toujours l'amour. L'amour et la douleur enseignent la bonté, la tendresse, la grace; si l'amour purifie, la douleur morale rend l'homme meilleur. ?De même qu'une oreille musicale est nécessaire pour partager le plaisir que procure la musique, de même la sympathie pour la douleur d'autrui ne peut na?tre que chez celui qui a éprouvé la douleur.?[6]

Les ames fortes et viriles portent en elles un trésor inépuisable d'amour et de douleur. L'amour et la douleur ont illuminé l'ame de Brand. Brand souffre, mais il cache ses douleurs, il ne cherche pas de consolation. Il est doux, par moments, d'être consolé par une ame tendre, mais personne n'aime à consoler. Pour consoler, il faut avoir beaucoup de coeur. Ne cherchons point de consolation, ne nous appesantissons jamais sur nos propres tristesses: la douleur discrète prépare aux nobles causes, elle sacre ceux qui savent souffrir silencieusement.

Ni les imbécillités rieuses, ni les flétrissures, ne font courber le front des Brand. On devient peut-être un peu dur, mais les Brand ne sont pas des hommes aimables. Etre aimable est facile à ceux qui se plient volontiers, par nonchalance ou par calcul égo?ste, aux travers, aux erreurs, aux mensonges du monde. Ce qui importe, avant d'être aimable, c'est d'être vrai, d'être juste, soi-même, c'est d'avoir du caractère.

Brand est rude et souvent dur: il comprend que celui qui donne beaucoup, a aussi le droit de demander autant. Brand sacrifie son bonheur et sa vie, et il peut dire: ?Qui ne sacrifie pas tout, jette son offrande à la mer.? Une loi supérieure de justice, inscrite au fond du coeur de l'homme, lui fait sentir que lorsque le sacrifice est exigible d'un c?té, il doit en être de même du c?té opposé. Brand nous prouve que c'est dans la volonté du sacrifice conscient que g?t la force qui ressuscite. Brand demande Tout ou Rien. ?Si tu donnais tout en réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.? Et il ajoute amèrement: La vie! la vie! quel prix ce bon peuple y attache. Il n'y a pas d'infirme qui ne tienne à l'existence comme si le salut du monde et des ames reposait sur ses chétives épaules!

Lorsqu'on demande à Brand: Combien durera la lutte?-il répond: Elle durera jusqu'à votre dernier jour, jusqu'au sacrifice suprême, jusqu'à ce que vous soyez libres de compromis, ma?tres de votre volonté entière, et que vous n'hésitiez plus lachement devant cet ordre: tout ou rien! Quelles seront vos pertes? tous vos désirs, toutes les réserves que vous apportez au serment solennel; toutes les cha?nes polies, dorées, qui vous font esclaves de la terre, tous les somnifères qui vous endorment! Ce que vous rapportera la victoire? Une volonté pure, une foi élevée une ame entière et cet esprit de sacrifice qui donne tout avec joie, jusqu'à la vie, enfin une couronne d'épines sur chaque front: le voilà votre gain.

Si Brand indique le chemin du sacrifice, c'est qu'il l'a pris le premier. ?Il y a longtemps qu'on nous parle du bon chemin, qu'on nous l'indique du doigt; plus d'un nous l'a montré, mais tu es le premier qui l'aies pris toi-même,?[7] lui dit un homme du peuple.

Si Brand demande tout, c'est qu'il a assez de force et de volonté pour tout donner

            
            

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