Chapter 5 No.5

En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un triomphe.

Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente, et les cha?nes de collines intérieures, à peine élevées de quelques centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé d'?les boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues.

Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son ame. Moment délicieux!

S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]

Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste soi-même.

?Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!?[1]

Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le héros de la fête,-connaissant les doux plaisirs de la Pensée, ?qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles,?[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour qu'il les oubliat; il y a des blessures qui compensent toutes les amertumes.

Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa bouche un sourire amer. ?Je n'ai point d'illusion sur les hommes, pensait-il, et, pour ne les point ha?r, je les méprise.?[4]

Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le monde intérieur[5], doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur front, car cette nécessité de ?para?tre?, de telles natures la ha?ssent plus que la mort.

            
            

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