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Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à reconstituer leur primitive unité.
De quelles femmes admirables a-t-il peuplé son théatre! On prétend que ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des phénomènes.
BORCKMAN.-Ah! ces femmes! Elles nous gatent et nous déforment l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la victoire.
FOLDAL.-Pas toutes, Jean Gabriel!
BORCKMAN.-Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose?
FOLDAL.-Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer.
BORCKMAN.-Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les conna?t pas!
FOLDAL.-Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la vraie femme existe quoi qu'il en soit.
BORCKMAN.-Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques sornettes!?[5]
Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce qu'il ne possède pas.
L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son chemin une Agnès, peut fièrement aller batir des Eglises nouvelles. La merveilleuse figure d'Agnès![6] Pour suivre Brand elle quitte tout. ?Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon ami.? C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle fait: ?Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un triste soir d'octobre.?
AGNèS.-Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois une étoile qui brille.
BRAND.-Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort.
AGNèS.-Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube!
Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: ?Agnès, cet air est apre et froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton ame délicate. C'est une triste maison que la n?tre. Avalanches et tempêtes sévissent autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.? Agnès lui répond souriant: ?Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.?
Et elle est morte, ?en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur, ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ?té: c'est ainsi qu'elle descendit au tombeau?.
Dans Mme Elvsted[7], dans Rita[8] et dans Irène[9], Ibsen nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en doute le moins. Mme Elvsted n'a pas la moindre idée que c'est elle qui a inspiré à Loevborg, les Puissances civilisatrices de l'Avenir. Dans le Petit Eyolf, Allmers travaille à un gros livre: De la responsabilité humaine; mais il commence à douter de lui-même, de sa vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut go?ter la douceur et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita, qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir: soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre qu'occupé de son travail: De la responsabilité humaine, il a oublié sa vraie responsabilité envers ?les pauvres gens d'en bas?. Dans Quand nous nous réveillerons d'entre les morts, c'est Irène qui fait créer au sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvre Le Jour de la Résurrection. Irène a abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir de modèle. Elle lui a donné ?son ame jeune et vivante, et reste avec un grand vide?, car si le sculpteur était tout pour Irène, celle-ci n'était, suivant l'expression de Rubeck, ?qu'un épisode béni? dans sa vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son ame afin de s'en mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aper?oit trop tard qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper, considérant, d'après la raillerie d'Irène, ?l'oeuvre d'abord ... l'être vivant ensuite?. L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à c?té de l'homme pour ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la volonté, l'action, la vie.