Le plus important, celui qui avait remplacé ses yeux, était sans conteste le ??toucher??. Sous ses doigts caressants se redessinaient les contours des objets et meubles qu'elle aimait tant, pour presque les magnifier dans son esprit.
Pour une fois, aucune chaise, aucune table, et nul guéridon ne vinrent endiguer sa progression. C'était comme si le cottage en entier avait compris le besoin qu'avait Flora de lui faire ses adieux et la protégeait respectueusement dans ses allées et venues.
Chaque pièce avait une odeur unique et des souvenirs liés à elle. Le salon à la fragrance de cire où Flora croyait encore discerner la fumée légèrement caramélisée du tabac à pipe de Jordsen. Les chambres lambrissées, emplies d'une douce quiétude et fleurant bon la lavande. L'escalier qui émettait différents grincements à chaque marche, à l'instar des touches blanches et noires d'un clavecin. Et enfin la chaleureuse cuisine aux effluves d'herbes aromatiques, de pain sortant du four, et de confiture de myrtilles. C'est là que Flora se dirigea tandis que la vieille horloge égrenait les douze coups de minuit.
Lentement, elle se débarrassa de sa robe en coton léger sans corsage, très simple de couture pour pallier son handicap, retira ses jupons, et défit sa lourde natte pour brosser consciencieusement ses longs cheveux soyeux, cédant là à un dernier signe de coquetterie. Ses yeux grands ouverts sur le vide, Flora répéta son geste, tout en remplissant ses poumons de la douce et chaude brise printanière de ce mois de juin qui entrait par la fenêtre entrouverte.
Elle était sereine, prête à faire son ultime voyage. Nulle peur au c?ur, juste la tristesse de quitter en catimini les dernières personnes qu'elle aimait.
Comprendraient-ils son acte?
Il y avait fort à parier que non. Flora était fatiguée et n'attendait plus rien de la vie, elle voulait simplement s'endormir et ne jamais se réveiller.
Uniquement vêtue de sa longue chemise de corps en dentelle maintenue aux épaules par de fines bretelles, Flora se dirigea pieds nus vers la porte arrière donnant sur le jardin. Celui-ci était séparé en son milieu par un sentier de sable couleur miel, vestige du calcaire des Cotswolds qui faisait la beauté des constructions des demeures et murets de la région.
Flora avan?a de vingt-quatre pas en s'orientant grace au toucher de ses pieds sur la douceur du chemin, puis elle passa le portail peint en blanc, et s'enfon?a dans le sous-bois, toujours en suivant le même chemin.
Là, elle ignora les branchages et cailloux qui se mêlaient au sablon et lui égratignaient la vo?te plantaire, pour se focaliser sur son objectif?: arriver à un petit lac alimenté par un affluent de la rivière Coln1.
Tout le monde l'appelait?: le lac arc-en-ciel.
Non pas pour son eau claire et irisée, ni pour le mélange de la poussière de calcaire aux couleurs miel, argent, crème, ou d'or vif, et de verdure fournie et florale qui la cernait, mais pour les poissons qui y vivaient et faisaient le régal de nombreuses familles?: les truites arc-en-ciel.
Flora sourit en se souvenant de la première fois où elle avait essayé d'en pêcher une. Elle devait avoir huit ans, tout comme Margareth, et n'avait ni canne, ni fil, et encore moins de hame?on... Elles s'étaient dit qu'il serait facile de les attraper à la main, et avaient fini le derrière dans l'eau et riant aux éclats, leurs habits du dimanche détrempés.
Le clapotement des vaguelettes contre les piliers du ponton signifia à Flora qu'elle n'était plus très loin du lac, d'autant que sous ses pieds, la mousse et la verdure avaient peu à peu remplacé le sentier boisé.
Un craquement sonore la figea dans son avancée, et Flora tendit l'oreille en retenant sa respiration.
Quelqu'un se trouverait-il déjà au point d'eau? Un promeneur tardif, ou... un braconnier? Cette dernière pensée sembla absurde à Flora, puisque tout le monde avait connaissance du fait que les Wharteston laissaient les villageois pécher et chasser librement sur leurs terres pour nourrir leurs familles.
Flora attendit encore, et sursauta quand détala non loin d'elle un animal, sans doute un lapin ou un écureuil. Difficile de le savoir, cependant, le déplacement agile et léger de la bête donnait à penser qu'il était de petite taille. La main sur son c?ur battant la chamade, elle soupira longuement et secoua la tête pour se débarrasser de sa peur.
- Flora, sache que tu lui as certainement causé plus de frayeur qu'il ne t'en a occasionnée en retour, se moqua-t-elle à haute voix en reprenant sa route.
Quelques pas de plus, droit devant elle, et ses pieds rencontreraient enfin les premières fra?ches vaguelettes du lac. Ce serait facile, elle s'avancerait encore et encore, jusqu'à ne plus toucher le fond, et là... elle se laisserait couler. Il était d'autant plus commode de choisir la noyade, que Flora n'avait jamais appris à nager, et une fois son corps pris dans les courants, elle ne pourrait plus faire marche arrière.
Elle se for?a également à repousser la sourde interrogation qui envahissait son esprit?: ??Est-il douloureux de mourir? ?
- Est-il plus aisé de demeurer? se questionna-t-elle à haute voix, en réponse à son invocation muette.
Non, la survie serait trop dure à supporter, alors que le trépas serait prompt et la libérerait sans attendre.
- Je ne suis qu'une lache! Dieu... pardonnez-moi... mais je n'ai plus la force de lutter. Je viens vers vous ce soir, libre de ma décision. Si vous avez un peu de pitié pour moi, faites seulement que je retrouve les miens.
Petit à petit, Flora pénétra dans le lac, la respiration de plus en plus rapide. Non! La peur ne l'arrêterait pas! Résolument, la jeune femme continua son avancée jusqu'à perdre pied, et se laisser couler.
En abandonnant Storm près du cottage de Flora, et en s'élan?ant silencieusement jusqu'à l'arrière du jardin, Philip croyait dur comme fer qu'il allait surprendre un voyeur venu espionner la jeune femme.
Jusqu'à ce moment-là, il était à mille lieues de penser que ce f?t sur elle que ses yeux se poseraient. Sur son corps et sa longue chevelure nimbés des rayons de la lune, juste avant qu'elle ne disparaisse sous les vo?tes sombres formées par le branchage feuillu des arbres.
Prodigieusement intrigué par son comportement, tout autant qu'il était fasciné par sa silhouette, Philip se hata de la suivre tout en conservant une prudente distance. Par moment, Flora s'évanouissait dans la noirceur de la nuit, et réapparaissait comme par magie, toujours sous le couvert de la lumière sélène2.
Elle se dépla?ait dans un léger déhanchement sensuel sous le tissu blanc de sa longue chemise à bretelles, pieds nus, et s?re de ses pas, comme si elle avait recouvré la vue, tant son équilibre était parfait.
Philip sentit son corps prendre feu, ses muscles se raidir, et son membre se gonfler de désir, tant la vision de la jeune femme l'enivrait. à quelques détails près, il avait l'impression d'évoluer dans un de ses fantasmes les plus fous, juste avant que Flora ne lui tombe dans les bras et qu'ils ne fassent l'amour éperdument. Sauf qu'en général, au moment le plus torride de son rêve, il se réveillait frustré et hagard, allongé sur les draps en bataille, seul.
Cependant, là... il n'était pas dans un songe, mais dans la réalité! Preuve en fut la maudite branche qu'il fit craquer sous le poids de sa botte, avant de se retenir de jurer à voix haute.
Droit devant lui, Flora s'était figée. Elle se tenait de dos, le visage légèrement tourné vers lui, aux aguets, et Philip resta immobile dans l'espoir qu'elle ne le remarque pas. La curiosité le tenaillait trop pour qu'il se montre à elle tout de suite. Il voulait découvrir ce que tramait la jeune femme. Avait-elle un amant?
L'idée avait jailli violemment dans sa tête, comme le grondement rageur d'un orage, et les vents d'une tempête émotionnelle mugirent dans son esprit. Non! Nul autre homme que lui ne la toucherait! Flora lui appartenait!
Un instant plus tard, alors que Philip luttait contre ses sombres pensées, un écureuil s'élan?a aux pieds de Flora, la faisant sursauter, puis rire sourdement.
Elle parla par la suite, mais Philip, de l'endroit où il se tenait, ne put percevoir ses mots, et avant qu'il ne comprenne réellement les intentions de Flora, il la vit entrer dans le lac pour s'évanouir de la surface en quelques secondes.
- Flora! hurla-t-il de terreur, en s'élan?ant à sa suite.
Il ?ta ses bottes et courut dans l'eau pour plonger là où la jeune femme avait disparu.
Aidé par la clarté de la lune, guidé par les bulles d'air s'élevant des profondeurs, Philip la localisa rapidement et n'hésita pas à empoigner les mèches de sa longue chevelure pour la hisser vers lui, et nager vers le haut.
Une sourde colère, en plus de la peur qu'il avait eue pour elle, donna encore plus de puissance à ses muscles pour percer la surface du lac, son précieux fardeau dans les bras.
Nom de nom!
Flora venait d'attenter à ses jours!
Un tel acte méritait la fureur du duc de Wharteston, et elle serait tout aussi terrible que celle de Poséidon agissant sur les flots!