Plusieurs fois par jour, Philip venait se poster au même endroit, sous un des chênes plus que centenaires de la région, et fixait son regard sur le cottage de Flora. Aujourd'hui encore, trois mois après qu'il eut malencon-treusement renversé la jeune femme, il revenait vers elle dans l'espoir de voir sa magnifique silhouette se dessiner à la porte d'entrée, ou derrière une des fenêtres sous le toit de chaume pentu.
Mais que nenni, la seule personne qu'il apercevait à longueur de journée n'était autre que la dévouée amie Margareth Knocker, reconnaissable entre mille à son éternel chignon blond et sa mise toujours impeccable.
L'espoir de Philip était ailleurs. Il rêvait d'une sylphide à la chevelure brune interminable et aux reflets cuivrés, d'une bouche aux lèvres pulpeuses, d'un petit nez retroussé, et d'immenses yeux noisette qui le hanteraient certainement toute sa vie.
La patience du duc s'épuisait. Ce soir, il irait la trouver, la secouer, la prendre dans ses bras, la cajoler, l'embrasser...
Il avait failli tuer un ange, une enchanteresse qui lui avait volé tout désir et toute volonté. Une sorcière également, qui le torturait jour et nuit, tant il songeait à elle, et cela tournait à une véritable obsession.
Flora avait été à lui... l'espace d'un mois de convalescence.
Il ne se souvenait que trop bien de ce soir fatidique du 2 mars 1718, et de cette chevauchée endiablée pour rentrer au plus vite à Wharteston House.
Philip se trouvait à Londres pour négocier la vente de la fine laine des Cotswolds1, réputée pour sa qualité dans nombre de pays européens. Un messager était venu lui remettre un pli annon?ant que sa mère, la duchesse douairière Anne, se trouvait à l'article de la mort.
Combien de fois l'avait-elle été? était-ce vrai ou était-ce encore une astuce d'Anne pour le faire revenir au plus vite? En bon fils dévoué, il avait cessé toute activité dans la seconde, et avait pris la longue route qui le ramènerait au manoir. Ce soir-là également, il chevauchait Storm.
La nuit tombait sur les collines, les chemins, et la forêt non loin de la demeure, quand avait surgi devant lui une jeune femme enroulée dans une lourde cape sombre. Il avait fait de son mieux pour l'éviter, mais Storm, effarouché, s'était cabré et avait battu des sabots dans l'air en la frappant violemment à la tête.
Dans un premier temps, il l'avait crue morte, allongée de tout son long sur le sol boueux. Un filet de sang coulait sur son visage qu'éclairaient les premiers rayons de lune, et sa chevelure soyeuse, odorante, s'était défaite sous le choc.
La suite restait un peu vague dans l'esprit de Philip. Il avait agi avec célérité en emportant la jeune femme, inconnue alors, à Wharteston House et avait envoyé un attelage pour faire quérir l'esculape2 de la famille.
Dans l'urgence, peu soucieux de sa mère – en très bonne santé, comme d'habitude – qui l'avait accueilli dans le hall d'entrée lambrissé, il avait porté la blessée jusqu'à sa chambre et l'avait précautionneusement allongée sur son lit.
Philip n'avait pas eu le temps de se laisser aller à la repentance. L'accident, de toute manière, avait été inévitable. Il s'était focalisé entièrement sur la belle qu'il découvrait au fur et à mesure qu'il la dévêtait avec des gestes doux et précis.
Elle respirait lentement, gémissait de douleur. Cependant, chose rassurante, le sang ne coulait plus aussi abondamment de la longue plaie au niveau du cuir chevelu. Un peu plus, et le coup aurait pu être fatal, car porté non loin de la tempe. Dans son malheur, la jeune femme avait eu la chance de ne pas trépasser.
Des servantes, guidées à la baguette par la duchesse douairière Anne, l'avaient rondement fait sortir de ses appartements pour finir de dévêtir Flora et faire dispara?tre le sang. Combien de temps s'était écoulé par la suite avant que l'esculape ne vienne? Assez pour rendre fou Philip! Pour un peu, il l'aurait étranglé pour son retard quand il se présenta enfin, sauf qu'il avait besoin de son aide.
??Son destin se jouera dans les heures et jours à venir??, avait prédit le médecin sur un ton soucieux après avoir consciencieusement examiné la jeune femme.
Le diagnostic était clair?: soit elle se réveillerait, soit elle s'éteindrait, à l'instar d'une éphémère flamme de bougie arrivant au bout de son parcours.
Elle devait vivre! Philip avait décidé de tout mettre en pratique pour cela, quitte à vendre son ame au diable!
Dès lors, il ne l'avait plus quittée. Lui parlant doucement, la faisant boire au goutte à goutte, brossant ses cheveux en gestes tendres et lents, et dormant à son chevet. Les seuls moments où il s'était accordé un peu de répit étaient ceux où les femmes de chambre faisaient la toilette de Flora. Et même là, dans le couloir, tournant comme un fauve en cage, il était avec elle par la pensée, encore et encore.
Si le remords était finalement apparu après quelques jours pour le tenailler, jusqu'à le pousser dans les écuries pour abattre son cheval – chose qu'il ne s'était pas résolu à faire –, un autre sentiment, bien plus puissant, l'avait surpassé.
Philip s'était rendu compte avec effarement qu'il désirait cette femme! Ce n'était pas de l'amour, loin de là, et de plus, il ne croyait en rien à ces histoires de coup de foudre. Non, son corps s'enflammait au contact de la douceur de sa peau, du lys de ses joues, et de son odeur fruitée, unique.
La folie m'a bien touché, s'était-il dit alors.
Car, comment pouvait-il éprouver un tel feu alors que la patiente, qu'il venait juste de rencontrer, était entre la vie et la mort?
Il ne connaissait même pas son nom!
Ce fut Margareth Knocker qui l'en informa. Elle avait était prévenue de l'accident par son mari vicaire et était apparue séance tenante au chevet de son amie.
Flora... La belle endormie s'appelait Flora. Prénom qui lui seyait à la perfection. Philip, dès lors, ne cessa de le prononcer, à voix haute quand il était seul ou près d'elle, puis en sourdine dans l'ombre de la nuit, et la tourmente d'un désir toujours plus oppressant.
Par la suite, également grace à Margareth, il en apprit bien plus sur la vie de la jeune femme et sur les malheurs qui s'étaient abattus sur elle en cinq ans.
Lui, par un malencontreux coup du sort, venait de rajouter un triste épisode à la longue liste de ceux qui s'accumulaient déjà. Mais désormais, Flora ne serait plus seule, Philip serait à ses c?tés pour la soutenir... de toutes les fa?ons possibles. Si elle revenait un jour à elle...
L'accident ne pouvait être qu'un signe du destin, pour qu'ils se trouvent, et Dieu ne pouvait les séparer, alors qu'ils s'étaient à peine ??rencontrés??.
Une semaine après les faits, alors que Philip sortait de la salle du petit déjeuner, un mouvement de foule dans les escaliers avait capté son attention.
Sa mère tapait dans ses mains pour activer les allées et venues des femmes de chambre tout en criant des ordres à tout va.
- Fais venir l'esculape! Elle s'est réveillée... c'est affreux! avait-elle hurlé en s'adressant à son fils du haut du balcon surplombant le hall.
Philip avait senti l'euphorie gagner tout son corps, avant de se figer sur place comme les dernières paroles d'Anne parvenaient à son esprit.
??C'est affreux! ?, que voulait-elle dire par là?
Après avoir ordonné à un valet d'aller quérir une nouvelle fois le médecin, Philip avait grimpé quatre à quatre les marches menant au premier étage, et s'était élancé vers la chambre d'amis où Flora reposait désormais.
Elle était éveillée et pleurait à chaudes larmes dans le creux de son oreiller, sa chevelure brune et cuivrée mas-quant au regard d'autrui son visage.
L'instant d'après, Philip la prenait dans ses bras en la ber?ant, tout en respirant avidement l'odeur de son corps.
- Flora, tout va bien, vous êtes entre de bonnes mains et vous venez de vous réveiller d'un long sommeil suite à un malencontreux accident.
La jeune femme s'était crispée contre son large torse, se tortillant en tremblant pour lui échapper, alors que la peur et la désorientation s'affichaient clairement sur les traits délicats de son visage enfin tourné vers lui.
- Qui... qui êtes-vous? Que... s'est-il... passé? Je... oh mon Dieu, je ne vois rien! Fait-il nuit noire?
Philip l'avait laissée se détacher de lui, la détaillant avec incrédulité. Des larmes cristallines étaient encore suspendues à ses longs cils sombres, alors qu'elle tournait la tête dans un sens puis dans l'autre. Ses lumineux yeux noisette... ne s'accrochaient à rien de précis, même pas à lui.
Bon sang, il faisait jour! Un beau soleil matinal éclaboussait de ses rayons la chambre exposée à l'est.
Philip se souvint que l'espace d'une seconde, il s'était demandé si elle disait vrai, et pour s'en persuader, il avait passé plusieurs fois la main devant ses iris, sans qu'elle s'en aper?oive, ni cille.
- Où suis-je, avait-elle répété avec plus de force. S'il vous pla?t, enflammez quelques chandelles...
- Flora! avait alors crié la voix de Margareth qui venait aux nouvelles comme tous les matins.
- Margareth? S'il te pla?t, allume une bougie, je ne vois rien, il fait si noir. Dis-moi où je suis? Je ne reconnais pas ce lit!
L'amie d'enfance de Flora avait pali tandis qu'elle prenait conscience de l'état de cette dernière et avait ensuite posé des yeux tristes sur Philip, cherchant peut-être par là un quelconque espoir d'être détrompée.
Chose qu'il n'avait pu faire.
- Le médecin arrive, Flora. Je vous laisse aux bons soins de Margareth.
Et il était parti, fou de rage contre ce destin méprisable qui s'acharnait une nouvelle fois sur la jeune femme.
Il ne s'en était pas allé par lacheté, mais parce qu'il ne s'était pas vu dans le r?le de l'annonciateur de mauvaises nouvelles. Flora ne le connaissait pas! La vérité serait peut-être plus acceptable si elle provenait d'une bouche amie?
La cécité ne serait, avec un peu de chance, que passagère?
Il pensait alors que rien n'était perdu!
Ce ne fut pas l'avis du médecin. Le coup avait bel et bien rendu Flora aveugle, et toujours d'après le savant, la guérison ne pourrait survenir que par miracle.
Les jours allants, Flora refusa de voir Philip. Seules Margareth et la duchesse douairière furent autorisées à entrer dans sa chambre.
- Il faut lui laisser du temps mon fils, avait murmuré Anne, un soir où ils finissaient de d?ner.
Philip était debout en face de la cheminée et venait de boire cul sec son deuxième whisky.
- Du temps pour quoi, ma mère? Pour s'enfermer dans la noirceur? Pour se barricader contre la vie? Pour qu'elle m'autorise enfin à lui parler? Non, le temps est un ennemi, un poison. Je vais d'ailleurs de ce pas la trouver!
Et personne n'avait pu l'empêcher d'aller la rejoindre.
Ce qui l'avait frappé en premier, quand il était entré dans ses appartements, avait été la tristesse de son visage, et ses si beaux yeux lumineux ouverts sur un vide sans fond. Flora était assise dans son lit, sagement habillée d'une chemise de nuit en dentelle fermée jusqu'au cou, une natte épaisse reposant paresseusement sur son épaule et lui barrant la poitrine.
Philip s'était retenu pour ne pas la prendre dans ses bras, la secouer, l'emporter... Où? Il n'en avait aucune idée! Mais dans un endroit où Flora aurait retrouvé le sourire, la chaleur...
- Margareth? avait-elle soufflé d'une petite voix.
- Non... c'est Philip.
Son visage s'était crispé, avait affiché tant de haine et de froideur, que cela avait profondément touché le jeune duc, et avait provoqué en lui une douleur aussi réelle que celle d'un coup de poing re?u en plein estomac.
- Partez!
- Hors de question, il faut que nous parlions.
- Je ne veux pas vous entendre.
- Pourtant vous m'écouterez! Cet accident n'était pas volontaire, vous le savez très bien!
La bouche de Flora s'était faite méprisante.
- Ce que je sais, c'est que vous et votre cheval alliez trop vite pour m'éviter! Qu'il faisait presque nuit, et que vous auriez d? avoir la présence d'esprit de vous mettre au trot...
- J'aurais d?... c'est exact, avait soupiré Philip en passant une main lasse dans ses cheveux noirs et en avan?ant jusqu'au lit. Cependant, ce n'est pas avec des regrets que l'avenir se construit. Nous irons de l'avant. Ensemble.
- Où voulez-vous en venir? avait jeté Flora en fron?ant les sourcils et en reculant encore plus contre son oreiller, le sachant à ses c?tés.
- Vous resterez vivre avec nous, à Wharteston House. Vous serez la dame de compagnie de ma mère, que vous connaissez déjà. Vous ne manquerez de rien et dans le même temps, je ferai venir les plus grands spécialistes du monde pour vous guérir. Je ne baisserai pas les bras ; s'il y a une chance de vous soigner, même infime, je la trouverai!
- Je n'ai pas besoin de votre pitié, ni de votre remords, et encore moins de votre secours. Je rentre chez moi dès demain! Maintenant, sortez!
- Vous ne partirez pas, avait alors grondé Philip d'une voix rauque devant l'entêtement et la sottise de Flora. Vous êtes encore trop fragile, et au cottage, vous serez seule, livrée à vous-même, sans aucune aide. Vous risquez l'accident...
- Non, monsieur, vous faites erreur. Je ne ??risque?? plus rien... car je n'ai plus rien. à part ma maison justement, et c'est là où je désire me rendre. Adieu!
Philip avait d? abdiquer, pour ce soir-là. Il ne désespérait pas de faire changer la jeune femme d'avis. Elle parlait encore sous le coup de l'émotion, de la douleur... Bient?t, elle se rendrait compte de tous les avantages qui s'offraient à elle en restant au manoir auprès de la duchesse... et de lui.
Cependant, Flora ne modifia aucunement sa décision, ni son comportement. Bien au contraire, elle semblait s'en-foncer dans une léthargie malsaine et avait perdu beau-coup de poids en cessant de s'alimenter.
Philip, malgré les récriminations de la jeune femme, passait tous les soirs la porte de sa chambre pour lui faire la lecture pendant des heures et la for?ait à ouvrir la bouche pour avaler quelques miettes. Par moment, il posait une main sur ses doigts fins, qu'elle retirait aussit?t. à d'autres, il remontait ses oreillers et la saisissait douce-ment sous les aisselles pour l'aider à mieux se caler. à chaque fois, elle frissonnait... de dégo?t? Ou parce qu'elle aussi ressentait la même attirance que lui?
Et puis un jour, alors qu'il était parti contr?ler des tissages et quelques lots de laine, elle s'en alla. Il le sut instinctivement en arrivant au manoir, bien avant d'en être informé, car un silence peu habituel et une sorte d'absence planaient lourdement dans l'atmosphère.
Sa mère n'avait rien pu faire. Margareth et son mari étaient venus chercher Flora en buggy pour la ramener chez elle, selon les volontés de cette dernière, l'amie d'enfance assurant à la duchesse douairière qu'elle s'occuperait de la jeune femme, et ne manquerait pas d'appeler à l'aide à la moindre complication.
- Tu aurais d? la retenir! avait hurlé Philip, avant de s'élancer vers les écuries et de monter Storm à cru.
Il s'était présenté au cottage de Flora, et était tombé sur l'intransigeante, mais néanmoins polie, Margareth.
Non, Flora ne désirait pas le voir. Non, Flora ne voulait pas demeurer au manoir. Non, non, non...
Impossible de forcer le barrage.
Depuis, il venait tous les jours, s?r qu'à un moment ou un autre, Flora reviendrait à de meilleurs sentiments. Son handicap ne lui permettrait pas de vivre seule longtemps encore. Et lui ne pouvait se passer d'elle, comme il ne le pouvait de l'air qui remplissait ses poumons.
Sortant de ses songes, Philip s'aper?ut qu'il faisait nuit. La pleine lune éclairait de ses rayons le paysage vallonné et assoupi de Bibury, et aucun signe de vie n'était perceptible dans le cottage de Flora. Soupirant de frustration, il se dit qu'une fois de plus, il reviendrait demain, et qu'il réussirait enfin à parler à Flora.
Il réveilla son étalon pour l'enjoindre à faire demi-tour – sage cheval qui avait fini par s'endormir debout –, et figea son geste quand l'éclat mouvant d'un tissu blanc attira son attention. Quelqu'un, pas un fant?me, se dépla?ait dans le jardin arrière du cottage de Flora, et s'enfon?ait dans la noirceur des sentiers boisés.
Fron?ant les sourcils, Philip talonna Storm et se dirigea droit dans la même direction.
Il avait soudain un très mauvais pressentiment.