Chapter 6 LE PION

Je pris donc possession de l'étude des moyens.

Je trouvai là une cinquantaine de méchants dr?les, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs par trimestre.

Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois cévenol auquel je n'entendais rien, ils me ha?rent tout de suite, sans me conna?tre. J'étais pour eux l'ennemi, le Pion; et du jour où je m'assis dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, de tous les instants.

Ah! les cruels enfants, comme ils me firent souffrir!...

C'est si terrible de vivre entouré de malveillance, d'avoir toujours peur, d'être toujours sur le qui-vive, toujours méchant, toujours armé, c'est si terrible de punir,-on fait des injustices malgré soi,-si terrible de douter, de voir partout des piégés, de ne pas manger tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes de trêve: "Ah! mon Dieu!... Qu'est-ce qu'ils vont me faire maintenant?" [52]

Non, vivrait-il cent ans, le pion Daniel Eyssette n'oubliera jamais tout ce qu'il souffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il entra dans l'étude des moyens.

Et pourtant j'avais gagné quelque chose à changer d'étude: maintenant je voyais les yeux noirs.

Deux fois par jour, aux heures de récréation, je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre du premier étagé qui donnait sur la cour des moyens.... Ils étaient là, plus noirs, plus grands que jamais, penchés du matin jusqu'au soir sur une couture interminable; car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'était pour coudre, rien que pour coudre, que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux enfants trouvés,-les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère,-et, d'un bout à l'autre de l'année, ils cousaient, cousaient sans relache, sous le regard implacable de l'horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à c?té d'eux.

Il y avait encore l'abbé Germane que j'aimais bien....

Cet abbé Germane était le professeur de philosophie. Il passait pour un original, et dans le collège tout le monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Il parlait peu, d'une voix brève et cassante, nous tutoyait tous, marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée, faisant sonner,-comme un dragon,-les talons de ses souliers à boucles. Il était grand et fort. Longtemps je l'avais cru très beau; mais un jour, en le regardant de plus près, je m'aper?us que cette noble face de lion avait été horriblement défigurée par la [53] petite vérole. Pas un coin du visage qui ne f?t haché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.

L'abbé vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait à l'extrémité de la maison, ce qu'on appelait le Vieux Collège. Personne n'entrait jamais chez lui, excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dans mon étude et dont il payait l'éducation.... Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, là-haut, dans les batiments noirs et ruinés du vieux collège, une petite lueur pale qui veillait: c'était la lampe de l'abbé Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'étude de six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe br?ler encore; l'abbé Germane ne s'était pas couché.... On disait qu'il travaillait à un grand ouvrage de philosophie.

Pour ma part, même avant de le conna?tre, je me sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé. Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement on m'avait tant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai ependant, et pour mon bonheur.

Voici dans quelles circonstances....

Il faut vous dire qu'en ce temps-là j'étais plongé jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie.... Un rude travail pour le petit Chose!

Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac. Il me fallait un Condillac co?te que co?te. Malheureusement la bibliothèque du collège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlande ne [54] tenaient pas cet article-là. Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac.

En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur.... Je frappai deux fois très doucement....

- Entrez! répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire. Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle "br?le-gueule".

- C'est toi! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio.... Bonjour! Comment vas-tu?... Qu'est-ce que tu veux?

Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la fa?on cavalière dont il était assis, cette petite pipe qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

- Condillac! tu veux lire Condillac! me répondit l'abbé Germane en souriant. Quelle dr?le d'idée!... Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi? Décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-[55] bas, contre la muraille, et allume-le...; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre.

Je m'excusai du geste, en rougissant.

- Tu ne veux pas?... A ton aise, mon gar?on.... Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche... tu peux l'emporter; je te le prête. Surtout ne le gate pas, ou je te coupe les oreilles.

J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me disposais à me retirer; mais l'abbé me retint.

- Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les yeux.... Est-ce que tu y croirais, par hasard?... Des histoires, mon cher, de pures histoires!... Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie! Je vous demande un peu!... Enseigner quoi? zéro, néant.... Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y étaient, me nommer inspecteur général des étoiles ou contr?leur des fumées de pipe.... Ah! misère de moi! Il faut faire parfois de singuliers métiers pour gagner sa vie.... Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas?.... Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude existence.

Ici l'abbé Germane s'interrompit un moment. Il paraissait très en colère et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému, et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils étaient remplis.

Presque Aussit?t l'abbé reprit:

- A propos! j'oubliais de te demander.... Aimes-[56] tu le bon Dieu?... Il faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais.... Aux grandes souffrances de la vie je ne connais que trois remèdes: le travail, la prière et la pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela.... Quant aux philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai passé par là, tu peux m'en croire.

- Je vous crois, monsieur l'abbé.

- Maintenant, va-t'en, tu me fatigues.... Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'à venir en prendre. La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche.... Ne me parle plus.... Adieu!

Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me regarder.

A partir de ce jour j'eus tous les philosophes de l'univers à ma disposition; j'entrais chez l'abbé Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures où je venais, l'abbé faisait sa classe, et la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio à tranches rouges et d'innombrables papiers couverts de pattes de mouches.... Quelquefois aussi l'abbé Germane était là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandes enjambées. En entrant, je disais d'une voix timide:

- Bonjour, monsieur l'abbé!

La plupart du temps il ne me répondait pas.... Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon à gauche, et je m'en allais, sans qu'on e?t seulement l'air de soup?onner ma présence.... Jusqu'à la fin de l'année [57] nous n'échangeames pas vingt paroles; mais n'importe! quelque chose en moi-même m'avertissait que nous étions de grands amis....

Cependant les vacances approchaient.

Enfin le grand jour arriva. Il était temps; je n'y plus tenir.

On distribua les prix dans ma cour, la cour des moyens.... Je la vois encore avec sa tente bariolée, ses murs couverts de draperies blanches, ses grands arbres verts pleins de drapeaux.... Au fond, une longue estrade où étaient installées les autorités du collège dans des fauteuils en velours grenat.... Oh!

L'abbé Germane était sur l'estrade, lui aussi, mais il ne paraissait pas s'en douter. Allongé dans son fauteuil, la tête renversée, il écoutait ses voisins d'une oreille distraite et semblait suivre de l'?il, a travers le feuillage, la fumée d'une pipe imaginaire....

Au pied de l'estrade la musique, trombones et ophicléides, reluisant au soleil; les trois divisions entassées sur des bancs, avec les ma?tres en serre-file; puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de seconde offrant le bras aux dames en criant: "Place! place!" et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs de M. Viot qui couraient d'un bout de la cour à l'autre et qu'on entendait-frinc! frinc! frinc!-à droite, à gauche, ici, partout en même temps.

La cérémonie commen?a, il faisait chaud. Pas d'air sous la tente.... Il y avait de grosses dames cramoisies qui sommeillaient à l'ombre de leurs marabouts, et des messieurs chauves qui s'épongeaient la tête avec des foulards ponceau. Tout était rouge: les visages, [58] les tapis, les drapeaux, les fauteuils.... Nous e?mes trois discours, qu'on applaudit beaucoup; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrière la fenêtre du premier étagé, les yeux noirs cousaient à leur place habituelle, et mon ame allait vers eux.... Pauvres yeux noirs! même ce jour-là, la fée aux lunettes ne les laissait pas ch?mer....

Quand le dernier nom du dernier accessit de la dernière classe eut été proclamé, la musique entama une marche triomphale et tout se débanda. Tohu-bohu général. Les professeurs descendaient de l'estrade; les élèves sautaient par-dessus les bancs pour rejoindre leurs familles. On s'embrassait, on s'appelait: "Par ici! par ici!" Les s?urs des lauréats s'en allaient fièrement avec les couronnes de leurs frères. Les robes de soie faisaient froufrou à travers les chaises.... Immobile derrière un arbre, le petit Chose regardait passer les belles dames, tout malingre et tout honteux dans son habit rapé.

Peu à peu la cour se désemplit. A la grande porte le principal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfants au passage, saluant les parents jusqu'à terre.

- A l'année prochaine, à l'année prochaine! disait le principal avec un sourire calin.... Les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses: "Frinc! frinc! frinc! Revenez-nous, petits amis, revenez-nous l'année prochaine."

Les enfants se laissaient embrasser négligemment et franchissaient l'escalier d'un bond.

Ceux-là montaient dans de belles voitures armoriées, où les mères et les s?urs rangeaient leurs [59] grandes jupes pour faire place. Clic! clac!... En route vers le chateau!... Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses, l'escarpolette sous les acacias, les volières pleines d'oiseaux rares, la pièce d'eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse à balustres où l'on prend des sorbets le soir.

D'autres grimpaient dans les chars à banc de famille, à c?té de jolies filles riant à belles dents sous leurs coiffes blanches. La fermière conduisait avec sa cha?ne d'or autour du cou.... Fouette, Mathurine! On retourne à la métairie; on va manger des beurrées, boire du vin muscat, chasser à la pipée tout le jour et se rouler dans le foin qui sent bon!

Heureux enfants! ils s'en allaient, ils partaient tous.... Ah! si j'avais pu partir moi aussi....

[Le Petit Chose breaks down owing to overstrain, and for five days is in a state of delirium. His farther, who happens to be in the neighbourhood on business, comes to see his son, and finding him in this precarious state, watches over him day and night till called away.]

            
            

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