Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un soir, à l'heure de nous coucher, je fus très étonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, et venir vers moi, d'un grand air de solennité et de mystère.
- Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose, mais il faut me jurer que tu n'en parleras jamais.
Je répondis sans hésiter:
- Je te le jure, Jacques.
- Eh bien! tu ne sais pas?... chut!... Je fais un poème, un grand poème.
- Un poème, Jacques! tu fais un poème, toi!
Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main: [20]
RELIGION! RELIGION!
Poème en douze chants
PAR EYSSETTE (JACQUES).
C'était si grand que j'en eus comme un vertige.
Ah! pauvre cher Eyssette (Jacques!), comme je vous aurais sauté au cou de bon c?ur, si j'avais osé! Mais je n'osai pas.... Songez donc!... Religion! Religion! poème en douze chants!... Pourtant la vérité m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé. Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant; mais comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison: "Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien; ce n'est qu'une affaire de temps."
Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir à bout.... Que voulez-vous? les poèmes ont leurs destinées; il parait que la destinée de Religion! Religion! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. A la fin, le malheureux gar?on, impatienté, congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Et le cahier rouge?... Oh! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.
Jacques me dit: "Je te le donne, mets-y ce que tu voudras." Savez-vous ce que j'y mis, moi?... Mes [21] poésies, parbleu! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.
Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre où cinq années de sa vie. J'ai hate d'arriver à un certain printemps de 18.., dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles.
Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le conna?tre. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces; des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel "comment ferons-nous demain?" le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les protêts, et puis... et puis....
Nous voilà donc en 18..
Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.
C'était, si j'ai bonne mémoire; un jeune gar?on très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.
Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin, et, sit?t qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale: [22]
- Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège.
Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure.... Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole:
- Mon gar?on, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh! bien mauvaise... nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.
Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entre-baillée.
- Jacques, tu es un ane! cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua:
- Quand nous sommes venus a Lyon, il y a huit ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune; mais le démon s'en mêle! Je n'ai réussi qu'a nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère.... A présent, c'est fini, nous sommes embourbes.... Pour sortir de là, nous n'avons qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis: vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre c?té.
Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette; mais il était tellement ému lui-même qu'il né se facha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit:
- Voici donc ce que j'ai décidé: jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété. Moi, j'entre comme [23] commis-voyageur à la société vinicole.... Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie.... Justement, je re?ois une lettre du recteur qui te propose une place de ma?tre d'étude; tiens, lis!
Le petit Chose prit la lettre.
- D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.
- Il faudrait partir demain.
- C'est bien, je partirai.
Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui né tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.
A ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle.... Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence; depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait.
- Qu'on s'occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau.
Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.
On commen?ait à être fait au malheur dans cette maison-là.
Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une co?ncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssettes à Lyon six ans auparavant. Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement. Ces souvenirs égayèrent un peu ce [24] triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.
Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.
Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.
- Sois sérieux, lui cria son père.
- Ne sois pas malade, dit Mme Eyssette.
Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.
Le petit Chose ne pleurait pas, lui. La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme,-homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie,-tout cela l'empêchait de songer, comme il aurait d?, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rh?ne....
Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.
Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sent?t le pédant, ni quoi que ce f?t de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.
- Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est petit!
Le fait est que le petit Chose était ridiculement petit; et puis l'air si jeune, si mauviette!
L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible: "Ils ne vont pas vouloir de moi," pensa-t-il. Et tout son corps se mit à trembler. [25]
Heureusement, comme s'il e?t deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit:
- Approche ici, mon gar?on.... Nous allons donc faire de toi un ma?tre d'étude.... A ton age, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu'à un autre.... Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux.... En commen?ant, on ne te mettra pas dans une grande baraque.... Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d'ici, à Sarlande, en pleine montagne.... Là tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, puis nous verrons!
Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protège. La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l'engagea à partir le jour même; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.
Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande.
La diligence ne part que dans l'après-midi; encore quatre heures à attendre! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil, sur l'esplanade, et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un cabaret à portée de son escarcelle.... Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve. [26]
Au Compagnon du tour de France.
- Voici mon affaire, se dit-il. Et, après quelques minutes d'hésitation,-c'est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant,-il pousse résolument la porte.
Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux..., quelques tables de chêne.... Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bouts de cuivre, ornées de rubans multicolores.... Au comptoir un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.
- Holà! quelqu'un! dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.
Le gros homme du comptoir ne se réveillé pas pour si peu; mais du fond de l'arrière-boutique la cabaretière accourt.... En voyant le nouveau client que l'ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri:
- Miséricorde! monsieur Daniel!
- Annou! ma vieille Annou! répond le petit Chose. Et les voilà dans les bras l'un de l'autre.
Eh! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir.... Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel! comme elle l'embrasse! comme elle l'étreint! comme elle l'étouffe! [27]
Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.
Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.
- Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel?
- Ma foi! non, mon bon Peyrol;... c'est précisément ce qui m'a fait entrer ici.
Justice divine!... M. Daniel n'a pas déjeuné!... La vieille Annou court à la cuisine; Jean Peyrol se précipite à la cave.
En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit Chose n'a qu'à s'asseoir et à fonctionner.... A sa gauche Annou lui taille des mouillettes pour ses ?ufs, des ?ufs du matin, blancs, crémeux, duvetés.... A sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Chateau-Neuf-des-Papes, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de son verre.... Le petit Chose est très heureux.
Il parle, il boit, il mange, il s'anime; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Holà! ma?tre Peyrol, qu'on aille chercher des verres! le petit Chose va trinquer.... Jean Peyrol apporte les verres et on trinque... d'abord à Mme Eyssette, ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au mari d'Annou, à l'Université..., à quoi encore?...
Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du passé couleur de deuil, de [28] l'avenir couleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu'on aimait tant....
Tout à coup le petit Chose se levé pour partir....
- Déjà! dit tristement la vieille Annou.
Le petit Chose s'excuse; il à quelqu'un de la ville à voir avant de s'en aller, une visite très importante.... Quel dommage! on était si bien!... On avait tant de choses à se raconter encore!... Enfin, puisqu'il le faut, puisque M. Daniel à quelqu'un de la ville à voir, ses amis du Tour de France ne veulent pas le retenir plus longtemps.... "Bon voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher ma?tre!" Et jusqu'au milieu de la rue Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de leurs bénédictions.
Or, savez vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir?
C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il à tant pleurée!... c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour.... Que voulez-vous? Le c?ur de l'homme a de ces faiblesses; il aime ce qu'il peut, même du bois, même des pierres, même une fabrique.... D'ailleurs l'histoire est là pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son ?le déserte.
Il n'est donc pas étonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose fasse quelques pas.
Déjà les grands platanes, dont la tête empanachée regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien [29] ami qui vient vers eux à toutes jambes. De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire: Voilà Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour!
Et lui se dépêche, se dépêche; mais arrivé devant la fabrique, il s'arrête stupéfait.
De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui dépasse.... Plus de fenêtres, des lucarnes; plus d'ateliers, une chapelle. Au-dessus de la porte une grosse croix de grès rouge avec un peu de latin autour!...
? douleur! la fabrique n'est plus la fabrique; c'est un couvent de Carmélites, où les hommes n'entrent jamais.