* * *
I-UN COMPAGNON
?Istamboldan! ah! yélir firman!
Yélir, yélir, Istamboldan!?
C'était une voix grave et douce, une voix de jeune homme blond ou de jeune fille brune, d'un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d'une matinée d'égypte. J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas! sur une c?te aride; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des croisades. Je m'éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalles comme venant d'une personne assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique:
?Ka?kélir! Istamboldan!...
Yélir, yélir, Istamboldan!?
Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques consonnances de l'arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages; j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, l'avouerai-je? ce contraste avec la nature monotone et br?lée de l'égypte m'attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès de Péra, j'appelais, au secours de mes sens amollis par l'été, l'air vivifiant de l'Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ prochain.
On attendait l'heure favorable pour passer le boghaz, c'est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait an consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.
Cependant la voix reprenait:
?Ah! ah! ah! drommatina!
Drommatina dieljédélim!...?
-Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je. Cela doit être du turc.
Et je demandai au janissaire s'il comprenait.
-C'est un dialecte des provinces, répondit-il; je ne comprends que le turc de Constantinople; quant à la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon: un pauvre diable sans asile, un banian!
J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l'homme qui remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l'indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j'apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui per?ait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de nombreux refrains:
?Déyouldoumou! bourouldoumou!
Ali-Osman yadjénamdah!?
Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grace d'intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l'inattendu; quelque chose de pastoral et d'amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles et cadencés comme des chants d'oiseau.
-C'est peut-être, me disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs; cela doit se chanter dans des vallons bleuatres où les eaux douces éclairent de reflets d'argent les sombres rameaux du mélèze, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans une idylle de Théocrite.
Cependant je m'étais rapproché du jeune homme, qui m'aper?ut enfin, et, se levant, me salua en disant;
-Bonjour, monsieur.
C'était un beau gar?on aux traits circassiens, à l'?il noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas rasés selon l'usage des Arabes. Une longue robe de soie rayée, puis un pardessus de drap gris, composaient son ajustement, et un simple tarbouch de feutre rouge lui servait de coiffure; seulement, la forme plus ample et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le sujet immédiat d'Abdul-Medjid. Sa ceinture, faite d'un aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des collections de pistolets et de poignards dont tout homme libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poitrine, une écritoire de cuivre d'un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument oriental contient l'encre, et le fourreau contient les roseaux qui servent de plumes (calam). De loin, cela peut passer pour un poignard; mais c'est l'insigne pacifique du simple lettré.
Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour ce confrère, et j'avais quelque honte de l'attirail guerrier qui, au contraire, dissimulait ma profession.
-Est-ce que vous habitez dans ce pays? dis-je à l'inconnu.
-Non, monsieur; je suis venu avec vous de Damiette.
-Comment, avec moi?
-Oui, les bateliers m'ont re?u dans la cange et m'ont amené jusqu'ici. J'aurais voulu me présenter à vous; mais vous étiez couché.
-C'est très-bien, dis-je; et où allez-vous comme cela?
-Je vais vous demander la permission de passer aussi sur la djerme, pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.
-Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en me tournant du c?té du janissaire.
Mais ce dernier me prit à part.
-Je ne vous conseille pas, me dit-il, d'emmener ce gar?on. Vous serez obligé de payer son passage, car il n'a rien que son écritoire; c'est un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Il s'est présenté au consul, qui n'en a pas pu tirer autre chose.
-Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de vous rendre service, mais j'ai à peine ce qu'il me faut pour arriver à Beyrouth et y attendre de l'argent.
-C'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les fellahs. J'attendrai qu'il passe un Anglais.
Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un chemin tracé ?à et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du lac Menzaleh. Le temps qu'il fallait pour charger la djerme des sacs de riz apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire pour cette expédition.
* * *
II-LE LAC MENZALEH
Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bati en briques crues, et où l'on distingue les restes d'une antique mosquée et aussi quelques débris d'arches et de tours appartenant à l'ancienne Damiette, détruite par les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant éloignée d'une lieue. C'est à peu près l'espace que gagne la terre d'égypte tous les six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes régulières où se voient, de distance en distance, des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont le vent du désert se pla?t quelquefois à faire revivre les contours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effrayent l'imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Les savants de l'Europe retrouvent, en suivant ces traces, une série de cités baties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou de conquérants thébains. C'est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les marques en formant des excavations, qu'on est parvenu à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol de l'égypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse; cependant ces longs siècles consacrés à l'action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle ?matière sans forme,? l'organisation des êtres étant le seul principe véritable de la création.
Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est batie Damiette; le sable où nous marchions luisait par places, et il me semblait voir des flaques d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vitreuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac; nous arrivames enfin à un port établi pour les barques des pêcheurs, et, de là, je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement, des ?les lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées ?à et là de d?mes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.
C'était le lac Menzaleh, l'ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l'?le principale, et dont Péluse bornait l'extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'égypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu'une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l'égypte entière. Des oiseaux d'espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins; les ruisseaux et les canaux d'irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs, le nénufar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l'eau verdatre et bruissent du vol d'une quantité d'insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.
Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontames sur la jetée, j'entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m'avait parlé; il continuait à répéter:
?Yélir, yélir, Istamboldan!?
Je craignais d'avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation avec lui en l'interrogeant sur le sens de ce qu'il chantait.
-C'est, me dit il, une chanson qu'on a faite à l'époque du massacre des janissaires. J'ai été bercé avec cette chanson.
-Comment! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air langoureux renferment des idées de mort et de carnage! Ceci nous éloigne un peu de l'églogue.
La chanson voulait dire, à peu près:
?Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annon?ait la destruction des janissaires)!-Un vaisseau l'apporte,-Ali-Osman l'attend;-un vaisseau arrive,-mais le firman ne vient pas;-tout le peuple est dans l'incertitude.-Un second vaisseau arrive; voilà enfin celui qu'attendait Ali-Osman.-Tous les musulmans révèlent leurs habits brodés-et s'en vont se divertir dans la campagne,-car il est certainement arrivé cette fois, le firman!?
A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais mieux aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d'un chant de patre, ou du rêve d'un voyageur qui pense à Stamboul, je n'avais plus dans la mémoire qu'une sotte chanson politique.
-Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de vous laisser entrer dans la djerme; mais votre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu'il ait eu l'air de ne pas la comprendre....
-Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dans tout l'empire; les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs cavas;- mais lui n'est qu'un Albanais, comme, moi, je suis un Arménien. Il m'en veut, parce que, étant à Damiette, je me suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville; à présent, je vais à Beyrouth.
Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans motif.
-Demandez-lui, me dit-il, s'il a de quoi payer son passage sur le vaisseau.
-Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l'Arménien.
Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L'esclave javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir de l'égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et veillait à l'emménagement des cages de poules et de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces ames na?ves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la traversée au régime du pilau.
* * *
III-LA BOMBARDE
Nous descend?mes le cours du Nil pendant une lieue encore; les rives plates et sablonneuses s'élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui empêche les vaisseaux d'arriver jusqu'à Damiette ne présentait plus à cette heure-là qu'une barre presque insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie au moyen age, mais presque toujours fatale aux vaisseaux.
Ces voyages sur mer sont aujourd'hui, grace à la vapeur, tellement dépourvus de danger, que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'on se hasarde sur un bateau à voiles. Là rena?t la chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins la perspective d'errer dix ans sur des c?tes inhospitalières, comme les héros de l'Odyssée et de l'énéide. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara qui en réalise l'idéal le plus pur. Du plus loin que j'aper?us cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mat unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je compris que j'étais mal tombé, et j'eus l'idée un instant de refuser ce moyen de transport. Cependant comment faire? Retourner dans une ville en proie à la peste pour attendre le passage d'un brick européen (car les bateaux à vapeur ne desservent pas cette ligne), ce n'était guère moins chanceux. Je regardai mes compagnons, qui n'avaient l'air ni mécontents ni surpris; le janissaire paraissait convaincu d'avoir arrangé les choses pour le mieux; nulle idée railleuse ne per?ait sous le masque bronzé des rameurs de la djerme; il semblait donc que ce navire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les habitudes du pays. Toutefois, cet aspect de galéasse difforme, de sabot gigantesque enfoncé, dans l'eau jusqu'au bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent contraires, nous risquions d'aller faire connaissance avec la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers porphyreux des antiques Phéaciens. O Ulysse! Télémaque! énée! étais-je destiné à vérifier par moi-même votre itinéraire fallacieux?
Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette une échelle de corde traversée de batons, et nous voilà hissés sur le bordage et initiés aux joies de l'intérieur.
-Kalimèra (bonjour), dit le capitaine, vêtu comme ses matelots, mais se faisant reconna?tre par ce salut grec.
Et il se hate de s'occuper de l'embarquement des marchandises, bien autrement important que le n?tre. Les sacs de riz formaient une montagne sur l'arrière, au delà de laquelle une petite portion de la dunette était réservée an timonier et au capitaine; il était donc impossible de se promener autrement que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les deux c?tés encombrés de cages de poules; un seul espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins d'un jeune mousse fort éveillé.
Aussit?t que ce dernier vit l'esclave, il s'écria:
-Kokona! kali! kali (Une femme! belle! belle!)
Ceci s'écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l'on paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le janissaire était monté avec nous et surveillait le chargement des marchandises qui appartenaient au consul.
-Ah ?à! lui dis-je, où va-t-on nous loger? Vous m'aviez dit qu'on nous donnerait la chambre du capitaine.
-Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs, et ensuite vous serez très-bien.
Sur quoi, il nous fit ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne tarda pas à s'éloigner.
Nous voilà donc, Dieu sait pour combien de temps, sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête brise à la c?te comme des coques de noix. Il fallut attendre le vent d'ouest de trois heures pour mettre à la voile. Dans l'intervalle, on s'était occupé du déjeuner. Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur l'unique fourneau de la cuisine; notre tour ne devait arriver que plus tard.
Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai l'Arménien de s'en informer auprès de son ami, lequel ne paraissait nullement l'avoir reconnu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers une espèce de soute située sous le tillac de l'avant, où l'on ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges, longs comme le doigt, que l'on appelle cancrelats, et qu'avait attirés sans doute un chargement précédent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi et fis mine de me facher.
-C'est là ma chambre, me fit dire le capitaine; je ne vous conseille pas de l'habiter, à moins qu'il ne vienne à pleuvoir; mais je vais vous faire voir un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable.
Alors, il me conduisit près de la grande chaloupe, maintenue par des cordes entre le mat et l'avant, et me fit regarder dans l'intérieur.
-Voilà, dit-il, où vous serez très-bien couché; vous avez des matelas de coton que vous étendrez d'un bout à l'autre, et je vais faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une tente; maintenant, vous voilà logé commodément et grandement, n'est-ce pas?
J'aurais eu mauvaise grace à n'en pas convenir; le batiment étant donné, c'était assurément le local le plus agréable, par une température d'Afrique, et le plus isolé qu'on y p?t choisir.
* * *
IV-ANDARE SUL MARE
Nous partons: nous voyons s'amincir, descendre et dispara?tre enfin sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs de la vieille égypte; le flamboiement poudreux du désert reste seul à l'horizon; les oiseaux du Nil nous accompagnent quelque temps, puis nous quittent les uns après les autres, comme pour aller rejoindre le soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l'arc du ciel et jette sur les eaux des reflets enflammés. C'est l'étoile du soir, c'est Astarté, l'antique déesse de Syrie; elle brille d'un éclat incomparable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours.
Sois-nous propice, ? divinité! qui n'as pas la teinte blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses des rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit!
Après tout, une fois la première impression surmontée, l'aspect intérieur de la Santa-Barbara ne manquait pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite indifférence de l'avenir. Je crois bien que le batiment marchait à la manière de ceux des anciens, toute la journée d'après le soleil, et la nuit d'après les étoiles. Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la fois douce et résolue, empreinte, en outre, d'une na?veté singulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu'en son navire. Toutefois, il m'avoua qu'il avait été quelque peu forban, mais seulement à l'époque de l'indépendance hellénique; c'était après m'avoir invité à prendre part à son d?ner, qui se composait d'un pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la fa?on de manger des Arabes, qui ne se servent que de leurs doigts.
Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu'on appelle vin de Commanderie, défraya notre après-d?née, et le capitaine, devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l'intermédiaire du jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M'ayant demandé si je savais lire le latin, il tira d'un étui une grande pancarte de parchemin qui contenait les titres les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il voulait savoir en quels termes était con?u ce document.
Je me mis à lire, et j'appris que ?les Pères secrétaires de la terre sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine Alexis, Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux.?
-On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c'est Nicolas qu'on aurait d? mettre; ils se sont trompés en écrivant.
Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s'il n'avait pas de patente plus officielle, il ferait bien d'éviter les parages européens. Les Turcs se contentent de peu: le cachet rouge et la croix de Jérusalem apposés à ce billet de confession devaient suffire, moyennant bakchis, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.
Rien n'est plus gai qu'une après-d?née en mer par un beau temps: la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l'ombre fugitive nous oblige à changer de place de temps en temps; cette ombre nous quitte enfin, et projette sur la mer sa fra?cheur inutile. Peut-être serait-il bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, mais personne n'y songe: le soleil dore nos fronts comme des fruits m?rs. C'est là que triomphait surtout la beauté de l'esclave javanaise. Je n'avais pas songé un instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment tout naturel qu'un Franc possédant une femme n'avait pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près d'elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plusieurs fois avec un fausset enfantin:-Ked ya, siti!
Ce qui, je pense, signifiait: ?Eh bien donc, madame!?
Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui respirait dans son maintien habituel; puis elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la conversation s'engagea.
De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne pas prononcer couramment l'arabe. Son front s'éclaircit, ses lèvres sourirent, et elle s'abandonna bient?t à ce caquetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu'il semble, un besoin pour la plus belle portion de l'humanité. J'étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce plaisir. L'Arménien paraissait très-respectueux, et, se tournant de temps en temps vers moi, lui racontait sans doute comment je l'avais rencontré et accueilli. Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et croire qu'entre homme et femme une conversation devienne tout de suite ... criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup plus de simplicité que chez nous; j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là que d'un bavardage dénué de sens. L'expression des physionomies et l'intelligence de quelques mots ?à et là m'indiquaient suffisamment l'innocence de ce dialogue, aussi restai-je comme absorbé dans l'observation du jeu d'échecs (et quels échecs!) du capitaine et de son pilote. Je me comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans une soirée, s'asseyent aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes gens.
Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Arménien qu'on a ramassé dans les roseaux aux bords du Nil, auprès d'un Franc qui vient du Caire et qui y a mené l'existence d'un mirliva (général), d'après l'estime des drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne, un jardinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une cadine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout d'abord contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu'en l'abandonnant à sa propre dignité, je m'assurais la confiance et le dévouement de cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que je l'ai déjà dit, je considérais comme libre du moment qu'elle avait quitté la terre d'égypte et mis le pied sur un batiment chrétien.
Chrétien! est-ce le terme juste? La Santa-Barbara n'avait pour équipage que des matelots turcs; le capitaine et son mousse représentaient l'église romaine, l'Arménien une hérésie quelconque, et moi-même.... Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Parisien nourri d'idées philosophiques, un fils de Voltaire, un impie, selon l'opinion de ces braves gens? Chaque matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque soir, à l'instant où son disque, envahi par la ligne sombre des eaux, s'éclipsait en une minute, laissant à l'horizon cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l'azur, les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés vers la Mecque lointaine, et l'un d'eux entonnait l'hymne de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l'esclave de se joindre à cette religieuse effusion si touchante et si solennelle; dès le premier jour, nous nous v?mes ainsi partagés en communions diverses. Le capitaine, de son c?té, faisait des oraisons de temps en temps à une certaine image clouée au mat, qui pouvait bien être la patronne du navire, santa Barbara; l'Arménien, en se levant, après s'être lavé la tête et les pieds avec son savon, machonnait des litanies à voix basse; moi seul, incapable de feinte, je n'exécutais aucune génuflexion régulière, et j'avais pourtant quelque honte à para?tre moins religieux que ces gens. Il y a chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les religions diverses, chacun se classant simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie spirituelle, mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur, être dignes de lui servir d'escabeau; le simple philosophe dérange cette combinaison: où le placer? Le Coran lui-même, qui maudit les idolatres et les adorateurs du feu et des étoiles, n'a pas prévu le scepticisme de notre temps.
* * *
V-IDYLLE
Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions d? apercevoir la c?te de Syrie; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mat. Cela paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d'échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu'à ce qu'il en sache un autre plus nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une mélopée tra?nante et soporifique. C'étaient, je m'en souviens, les deux vers suivants:
?Ya kabibé! sakel n?!...
Ya makmouby! ya sidi!?
J'en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait à mon vocabulaire. J'en demandai le sens à l'Arménien, qui me répondit:
-Cela veut dire un petit dr?le.
Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l'explication, ainsi qu'il convient quand on veut s'instruire.
Le soir, l'Arménien me dit qu'il était facheux que le vent ne f?t pas meilleur, et que cela l'inquiétait un peu.
-Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très-bien sur ce vaisseau.
-Ce n'est pas cela, me dit-il, mais c'est que nous pourrions bien manquer d'eau.
-Manquer d'eau?
-Sans doute, vous n'avez pas d'idée de l'insouciance de ces gens-là. Pour avoir de l'eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu'à Damiette, car l'eau de l'embouchure du Nil est salée; et, comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités!... du moins, c'est là ce qu'ils disent; mais, au fond, ils n'y auront pas pensé.
-C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation était des plus simples.
Et j'allai avec l'Arménien l'interroger sur ce sujet.
Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides, sauf l'une d'elles qui pouvait encore contenir cinq ou six bouteilles d'eau; puis il s'en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il recommen?a son éternelle chanson en ber?ant sa tête en arrière contre le bordage.
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le gaillard d'avant avec la pensée qu'il était possible d'apercevoir les c?tes de la Palestine; mais j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas. Il est même probable que nous n'avions guère changé de place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l'arrière. Tout le monde dormait avec sérénité; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l'eau qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.
Je ne pus m'empècher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l'eau de la mer était assez bonne pour la toilette d'un petit dr?le de son espèce, et, voulant formuler cette dernière expression, je me servis du terme de ya kabibé, que j'avais noté. Le petit gar?on me regarda en souriant, et parut peu touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et je n'y pensai plus.
Quelques heures après, dans ce moment de l'après-d?née où le capitaine Nicolas faisait d'ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à laquelle seuls nous étions invités à prendre part, l'Arménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots, par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne buvant que de l'eau-de-vie d'anis, le capitaine, dis je, se mit à parler bas à l'oreille de l'Arménien.
-Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.
-Qu'il parle.
-Il dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous dépla?t.
-Pas du tout.
-Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l'échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit gar?on) qui lui appartient aussi.
Je fus au moment de partir d'un éclat de rire; mais le sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l'Arménien, qui me répondit avec étonnement:
-Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle; le petit gar?on est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec un air d'appréciation consciencieuse, je vous conseille d'y réfléchir, le petit gar?on vaut bien la femme.
Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement: du reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le capitaine dit à l'Arménien qu'il était faché de son indiscrétion, mais qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte d'ironie percer dans sa conversation; je le fis donc presser par l'Arménien de s'expliquer nettement sur ce point.
-Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait des compliments au ya ouled; c'est, du moins, ce que celui-ci a rapporté.
-Moi? m'écriai-je. Je l'ai appelé petit dr?le parce qu'il se lavait les mains avec notre eau à boire; j'étais furieux contre lui, au contraire.
L'étonnement de l'Arménien me fit apercevoir qu'il y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot kabibé, si singulièrement traduit la veille par l'Arménien, avait, au contraire, la signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde. Je ne sais pourquoi le mot de petit dr?le lui avait paru rendre parfaitement cette idée en fran?ais.
Nous nous livrames à une traduction nouvelle et corrigée du refrain chanté par l'esclave, et qui, décidément, signifiait à peu près:
?O mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon ma?tre!?
C'est ainsi que commencent presque toutes les chansons d'amour arabes, susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent aux commen?ants l'équivoque classique de l'églogue de Corydon.
* * *
VI-JOURNAL DE BORD
L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événements qui n'ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu'il serait aisé pourtant, f?t-ce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire na?tre des péripéties vraiment dignes d'attention; mais la réalité grimace à c?té du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire na?vement, comme les anciens navigateurs: ?Tel jour, nous n'avons rien vu en mer qu'un morceau de bois qui flottait à l'aventure; tel autre, qu'un go?land aux ailes grises;...? jusqu'au moment trop rare où l'action se réchauffe et se complique d'un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait r?tis.
Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout à fait digne de l'océan Pacifique, et le manque d'eau douce sur un navire composé comme l'était le n?tre, pouvaient amener des scènes dignes d'une Odyssée moderne. Le destin m'a ?té cette chance d'intérêt en envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr de l'ouest qui nous fit marcher assez vite.
J'étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l'assurance que, le lendemain matin, nous pourrions apercevoir à l'horizon les cimes bleuatres du Carmel. Tout à coup des cris d'épouvante partent de la dunette.
-Farqha el bahr! farqha el bahr!
-Qu'est-ce donc?
-Une poule à la mer!
La circonstance me paraissait peu grave; cependant l'un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le retenait pour l'empêcher de se jeter à l'eau, et la poule, déjà éloignée, faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna l'ordre qu'on arrêtat le vaisseau.
Pour le coup, je trouvai un peu fort qu'après avoir perdu deux jours, on s'arrêtat par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c'était là tout le joint de l'affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu'il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d'?il il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer.
La distance jusqu'où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l'inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l'eau, car il n'avait plus la force de grimper le long du bordage.
Une fois en s?reté, cet homme s'occupait plus de sa poule que de lui-même; il la réchauffait, l'épongeait, et ne fut content qu'en la voyant respirer à l'aise et sautiller sur le pont.
Le batiment s'était remis en route.
-Le diable soit de la poule! dis-je à l'Arménien; nous avons perdu une heure.
-Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissat se noyer?
-Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs pour celle-là!
-Ce n'est pas la même chose.
-Comment donc! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre pour qu'on ne perdit pas une heure de bon vent, dans un batiment où nous risquons demain de mourir de soif.
-Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée à sa gauche, au moment où il s'apprêtait à lui couper le cou.
-J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se f?t dévoué comme musulman pour sauver une créature vivante; mais je sais que le respect des vrais croyants pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu'ils les tuent pour leur nourriture.
-Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en pronon?ant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu'avec un couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l'heure la poule s'était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d ici à trois jours.
-C'est bien différent, dis-je à l'Arménien.
Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n'est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l'antique institution des sacrifices. On sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les israélites: les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs (schocket) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu'en employant des formules consacrées. Ce préjuge se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition des dégats causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l'époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d'interprétation qui rejetait sur l'oiseau de proie la responsabilité du sang versé. Au fond, sans adopter les idées de l'Inde, on peut convenir qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où on leur ?te la vie, par le besoin de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute d'empêcher que la souffrance ne se prolonge plus d'un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.
L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud, Constantinople était tellement remplie de chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans les rues: ne pouvant les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les exposer dans des ?lots déserts de l'entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans des ca?ques; et, au moment où, ignorants de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l'on avait cédé à une nécessité absolue, et que leurs ames, à l'heure de la mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants; que, du reste, si la volonté du ciel était qu'ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces ?les, et les chiens ne réclamèrent pas tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique; mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissements, qu'on les entendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils.
* * *
VII-LE MATELOT HADJI.
L'Arménien m'était de quelque ressource dans les ennuis d'une telle traversée; mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynab l'occasion, si chère aux femmes de ces pays, d'exprimer ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et gutturales où il m'était si difficile de saisir non pas seulement le sens, mais le son même des paroles.
Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais même sans difficulté que l'un ou l'autre des matelots qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs de riz, lui adressat quelques mots de conversation. En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d'abord parce que le sentiment de l'égalité y est établi plus sincèrement que parmi nous, et puis parce qu'une sorte de politesse innée existe dans toutes les classes. Quant à l'éducation, elle est partout la même, très-sommaire, mais universelle. C'est ce qui fait que l'homme d'un humble état devient sans transition le favori d'un grand, et monte aux premiers rangs sans y para?tre jamais déplacé.
Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d'Anatolie, très-basané, à la barbe grisonnante, et qui causait avec l'esclave plus souvent et plus longuement que les autres; je l'avais remarqué, et je demandai à l'Arménien ce qu'il pouvait dire; il fit attention à quelques paroles, et me dit:
-Ils parlent ensemble de religion.
Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji ou pèlerin revenu de la Mecque, la prière du matin et du soir. Je n'avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas! bien peu co?teuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment où elle était un peu malade, j'avais essayé de la faire renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tons les soirs, en faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes préceptes d'hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq ou six jours environ, oblige les femmes d'Orient à renouveler souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sourcils et des paupières; j'admets encore le carmin appliqué aux joues et aux lèvres; mais à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès lors, passent au safran? Je m'étais montré inflexible sur ce point.
Ses cheveux avaient repoussé sur le front; ils allaient rejoindre des deux c?tés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de faux sequins, hélas!) qui flottent du col aux talons, selon la mode levantine. Le tatikos festonné d'or s'inclinait avec grace sur son oreille gauche, et ses bras portaient enfilés de lourds anneaux de cuivre argenté, grossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure tout égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.
Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de statue antique que les femmes d'Orient possèdent, sans le moins du monde s'en douter. L'animation de son geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par moments, sans m'inspirer d'inquiétude; le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles fussent entendues.
-Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un peu plus tard, s'était approché des matelots causant entre eux. Ces gens-là disent que la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.
-Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur apprendre qu'elle m'a été vendue au Caire par Abd-el-Kérim, moyennant cinq bourses. J'ai le re?u dans mon portefeuille. Et, d'ailleurs, cela ne les regarde pas.
-Ils disent que le marchand n'avait pas le droit de vendre une femme musulmane à un chrétien.
-Leur opinion m'est indifférente, et, au Caire, on en sait plus qu'eux là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit musulmans.
-Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens; ils ne peuvent avoir d'esclaves de la race blanche.
-Trouvez-vous que cette femme soit blanche?
L'Arménien secoua la tête d'un air de doute.
-écoutez, lui dis je; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant pris d'avance les informations nécessaires. Dites maintenant au capitaine qu'il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.
-Le capitaine, me dit-il après avoir parlé à ce dernier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d'abord.
-Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa langue, ni l'empêcher de se joindre aux prières; d'ailleurs, la conformation du batiment obligeant tout le monde d'être ensemble, il était difficile d'empêcher l'échange de quelques paroles.
Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien disposé, ce que j'attribuais quelque peu au ressentiment d'avoir vu sa proposition d'échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji, que j'avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me donner le r?le odieux d'un ma?tre exigeant.
Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capitaine, qui me fit dire par l'Arménien de ne plus me préoccuper de cela; que c'était un homme exalté, une espèce de saint que ses camarades respectaient à cause de sa piété; que ce qu'il disait n'avait nulle importance d'ailleurs.
Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave; mais il causait très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu'il s'agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d'éviter ce système d'insinuation. Je me décidai à faire venir l'esclave près de nous, et, avec l'aide de l'Arménien, nous e?mes à peu près la conversation suivante:
-Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?
-Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.
-Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?
-Ils disent qu'on n'avait pas le droit de me vendre à toi.
-Et penses-tu que cela soit vrai?
-Dieu le sait!
-Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.
-Ce sera ainsi.
Je priai l'Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce gar?on m'était, après tout, devenu fort utile; il lui parlait toujours de ce ton fl?té et gracieux qu'on emploie pour égayer les enfants, et recommen?ait invariablement par Ked ya, siti?...
-Eh bien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions pas? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite au four?
Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer, emporte chez lui la tête d'un aga qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dép?t, il l'envoie au four, dans un vase de terre, chez un patissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à perruque; le Franc la coiffe; puis, s'apercevant de sa méprise, la porte ailleurs; enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut go?t.
La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne scandaliser personne, j'allai me promener sur le tillac de l'avant, épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et des po?tes, c'est-à-dire l'admiration de la nature et l'enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air d'Orient si pur qu'il rapproche les cieux de l'homme, ces astres dieux, formes diverses et sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques de l'éternelle Isis ... Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter, vous me représentez encore les transformations des humbles croyances de nos a?eux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le tr?ne pour le dieu; mais qui n'adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de l'éternelle puissance, et dans leur marche régulière l'action vigilante d'un esprit caché?
* * *
VIII-LA MENACE
En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pied de la chaloupe, l'esclave et le vieux matelot hadji qui avaient repris leur entretien religieux malgré ma défense.
Pour cette fois, il n'y avait plus rien à ménager; je tirai violemment l'esclave par le bras, et elle alla tomber, fort mollement il est vrai, sur un sac de riz.
-Giaour! s'écria-t-elle.
J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas à faiblir.
-Enté giaour! répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot se disait ainsi au féminin. C'est toi qui es une infidèle; et lui, ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien (kelb).
Je ne sais si la colère qui m'agitait était plut?t de me voir mépriser comme chrétien, ou de songer à l'ingratitude de cette femme, que j'avais toujours traitée comme une égale. Le hadji, s'entendant traiter de chien, avait fait un signe de menace, mais s'était retourné vers ses compagnons avec la lacheté habituelle des Arabes de basse classe, qui, après tout, n'oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d'entre eux s'avancèrent en proférant des injures, et, machinalement, j'avais saisi un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces armes à la crosse étincelante, achetées au Caire pour compléter mon costume, ne sont fatales d'ordinaire qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai, de plus, qu'elles n'étaient point chargées.
-Y songez-vous? me dit l'Arménien en m'arrêtant le bras. C'est un fou, et, pour ces gens-là, c'est un saint; laissez-les crier, le capitaine va leur parler.
L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son air indifférent:
-Que voulez-vous! ce sont des sauvages!
Et il leur adressa quelques paroles assez mollement.
-Ajoutez, dis-je à l'Arménien, qu'arrivé à terre, j'irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de baton.
Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par quelque compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans mon portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait été donnée par mon ami Alphonse Royer, qui a été quelque temps membre du divan à Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude générale. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire assommer ... surtout étant de fabrique arabe; mais les gens du peuple en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je n'avais extrait du portefeuille qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée à Son Excellence Méhmed-R***, pacha d'Acre, qui, précédemment, avait longtemps séjourné en France.
Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation, c'est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d'Acre, où il fallait relacher pour prendre de l'eau. La ville n'était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d'y arriver le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha, par un autre hasard digne de s'appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l'avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. Il m'avait donné du tabac turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre dont je m'étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais un personnage très-puissamment recommandé.
La lecture de ce document produisit l'effet du quos ego de Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ?té l'enveloppe, qui, comme il est d'usage pour les recommandations, n'était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu'il le lisait. Dès lors les coups de baton promis n'étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnements baissèrent la tête, et le capitaine m'expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre sujet grec du sultan (raya), qui n'avait d'autorité qu'en raison du service.
-Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous: qui oserait lutter contre la faveur des grands?
L'esclave n'avait pas bougé; cependant elle avait fort bien entendu ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momentanée; car, en pays turc, une protection vaut mieux qu'un droit; pourtant, désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.
-N'es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n'appartient pas au sultan des Turcs?
-Cela est vrai, répondit-elle; je suis Hindi (Indienne).
-Dès lors, tu peux être au service d'un Franc comme les Abyssiniennes (Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre, et qui te valent bien.
-Aioua (oui)! dit-elle comme convaincue, ana memlouk enté (je suis ton esclave).
-Mais, ajoutai-je, te souviens-tu qu'avant de quitter le Caire, je t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu ne saurais où aller.
-C'est vrai, il valait mieux me revendre.
-Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter ensuite? Eh bien, puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une cadine, tu seras une servante. Dès à présent, tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine ... avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici.
Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir dans la petite chambre de l'avant.
J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut conna?tre pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l'Orient. Le voyageur le plus modeste se voit amené très-vite, si une manière de vivre somptueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à poser théatralement et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se manifestent sans danger. L'Arabe, c'est le chien qui mord si l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En recevant un coup de baton, il ignore si, au fond, vous n'avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru tout d'abord médiocre; mais faites le lier, et vous devenez tout de suite un grand personnage qui affecte la simplicité. L'Orient ne doute jamais de rien; tout y est possible: le simple calender peut fort bien être un fils de roi, comme dans les Mille et une Nuits. D'ailleurs, n'y voit-on pas les princes d'Europe voyager en frac noir et en chapeau rond?
* * *
IX-COTES DE PALESTINE
J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée de la c?te d'Asie. Il y avait si longtemps que je n'avais vu des montagnes! La fra?cheur brumeuse du paysage, l'éclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs se mirant dans l'eau bleue, les zones diverses des plateaux qui s'étagent si hardiment entre la mer et le ciel, le pic écrasé du Carmel, l'enceinte carrée et la haute coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la fra?che Aurore des chants d'Homère; au pied de ces monts, Ka?ffa, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d'Acre, située à l'autre extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s'était arrêté: c'était un spectacle à la fois plein de grandeur et de grace. La mer, à peine onduleuse, s'étalant comme l'huile vers la grève où moussait la mince frange de la vague, et luttant de teinte azurée avec l'éther qui vibrait déjà des feux du soleil encore invisible..., voilà ce que l'égypte n'offre jamais avec ses c?tes basses et ses horizons souillés de poussière. Le soleil parut enfin; il découpa nettement devant nous la ville d'Acre s'avan?ant dans la mer sur son promontoire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasse, et la tour carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar-Pacha, contre lequel buta Napoléon.
Nous avions jeté l'ancre à peu de distance du rivage. Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous approvisionner d'eau fra?che et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était interdit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y faire quarantaine.
Aussit?t que le bateau de la Santé fut venu constater que nous étions malades, comme arrivant de la c?te d'égypte, il fut permis aux barquettes du port de nous apporter les rafra?chissements attendus, et de recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre les tonnes d'eau, les melons, les pastèques et les grenades qu'on nous faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d'eau vinaigrée qu'on pla?ait à notre portée.
Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renon?ant à m'arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pouvait encore m'être une recommandation sur tout autre point de l'antique c?te de Phénicie soumise au pachalick d'Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako, ou l'étroite, que les Arabes nomment Akka, s'est appelée Ptoléma?s jusqu'à l'époque des croisades.
Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête; nous rasons à un quart de lieue de distance les c?tes de la Célé syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse cha?ne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d'Acre appara?t Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d'Alexandre, unissant à la rive l'?lot où fut batie la ville antique qu'il lui fallut assiéger si longtemps.
Six lieues plus loin, c'est Sa?da, l'ancienne Sidon, qui presse comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces bords célèbres n'ont que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phénicie; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusivement le commerce? Leur splendeur a passé comme l'ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s'est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les po?tes, comme tout ce que nie la sagesse des nations!
Cependant, au moment d'atteindre le but, on se lasse de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La c?te est aride; les moindres détails des rochers tapissés de mousses rougeatres apparaissent sous les rayons d'un soleil ardent. Nous rasons la c?te, nous tournons vers le golfe; aussit?t tout change. Un paysage plein de fra?cheur, d'ombre et de silence, une vue des Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth par un temps calme. C'est l'Europe et l'Asie se fondant en molles caresses; c'est, pour tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière, une oasis maritime où l'on retrouve avec transport, au front des montagnes, cette chose si triste au Nord, si gracieuse et si désirée au Midi, des nuages!
O nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié vos bienfaits! Et le soleil d'Orient vous ajoute encore tant de charmes! Le matin, vous vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuatres, comme des nuages mythologiques, du sein desquels on s'attend toujours à voir surgir de riantes divinités; le soir, ce sont des embrasements merveilleux, des vo?tes pourprées qui s'écroulent et se dégradent bient?t en flocons violets, tandis que le ciel passe des teintes du saphir à celles de l'émeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.
A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la fra?cheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages, et, au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais voir une réunion de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les constructions s'aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élan?aient des tours rondes et carrées; mais cela ne paraissait être qu'un quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes couleurs.
Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de l'étroite rade encombrée de petits navires, nous coupames en biais le golfe et nous allames débarquer sur un ?lot entouré de rochers, où quelques batisses légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.
* * *
X-LA QUARANTAINE
Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur quarantaine à bord; mais une barque, envoyée par la Santé, vint pour transporter les passagers dans l'?lot, qui, à le voir de près, était plut?t une presqu'?le. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte de clo?tre dont les vo?tes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme dans les couvents romains. La mer se brisait tout alentour sur les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là qu'un ch?ur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte du Bertram de Maturin.
Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir, ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son domaine. Des batiments de forme claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ouvert de tous c?tés, servait à l'assainissement des marchandises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour demeure; c'était le local affecté d'ordinaire aux Européens. Les galeries que nous avions laissées à notre droite, contenaient les familles arabes campées pour ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifféremment d'étables et de logements. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin, des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se retournaient d'un air farouche en nous voyant passer près des portes. Du reste, nous avions le droit de nous promener sur environ deux arpents de terrain semé d'orge et planté de m?riers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveillance d'un gardien.
Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j'en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, de l'ombre et une variété d'aspects à défrayer la plus sublime rêverie. D'un c?té, les montagnes sombres du Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées ?à et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les couvents étagés sur un horizon de huit lieues; de l'autre, en retour de cette cha?ne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout l'amphithéatre de Beyrouth, couronné d'un bois de sapins planté par l'émir Fakardin pour arrêter l'invasion des sables du désert. Des tours crénelées, des chateaux, des manoirs percés d'ogives, construits en pierre rougeatre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps européen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du moyen age. Les vaisseaux francs à l'ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.
Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour, isolés des autres habitants de la quarantaine, couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fermées à masque de gaz dont j'ai déjà parlé étaient alors d'un grand secours. Quant à la cuisine, elle consistait simplement en pain et fromage salé, fournis par la cantine; il faut y ajouter des ?ufs et des poules apportés par les paysans de la montagne; en outre, tous les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la viande nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus, le vin de Chypre, à une demi-piastre environ la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes tables européennes; j'avouerai pourtant qu'on se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je préférais le vin d'or du Liban, qui a quelque rapport avec le madère par son go?t sec et par sa force.
Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra la main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui une fois libre et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon c?té, plein de cordialité. Nous d?names ensemble, et le capitaine m'invita à venir demeurer chez lui, si j'allais à Taraboulous. Après le d?ner, nous nous promenames sur le rivage; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave et l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, et, peu de temps après, remonta dans sa chaloupe, prenant affectueusement congé de moi.
-Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le c?ur mon refus d'échanger l'esclave contre son mousse.
Cependant le soup?on me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins ma vanité.
On comprend bien qu'il était résulté de la scène violente qui s'était passée sur le batiment une sorte de froideur entre l'esclave et moi. Il s'était dit entre nous un de ces mots irréparables dont a parlé l'auteur d'Adolphe; l'épithète de giaour m'avait blessé profondément.
-Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui persuader que je n'avais pas de droit sur elle; de plus, soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d'appartenir à un homme d'une race inférieure selon les idées des musulmans.
La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l'Européen lui-même; on le redoute sur les c?tes à cause de cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux; mais, dans les pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.
Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation dans cette ame na?ve; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d'un autre c?té, me dissimuler les avantages de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au berceau du monde, il donnait l'idée d'une fille charmante qui aurait eu la fantaisie d'un déguisement d'homme; son costume même, à l'exception de la coiffure, n'?tait qu'à demi cette illusion.
Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la conscience d'être doublement ridicule; car je suis, de plus, un ma?tre. J'ai la chance d'être à la fois trompé et volé, et je me répète, comme un jaloux de comédie:
-Que la garde d'une femme est un pesant fardeau!...-Du reste, me disais-je presque aussit?t, cela n'a rien d'étonnant; il la distrait et l'amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que, moi, lorsque j'essaye de parler dans sa langue, je dois produire un effet risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid et lourd, relativement à une femme de mon pays. Il y a chez les Levantins une expansion chaleureuse qui doit être séduisante en effet!
De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer des serrements de mains, des paroles tendres, que ne gênait même pas ma présence. J'y réfléchis quelque temps; puis je crus devoir prendre une forte résolution.
-Mon cher, dis-je à l'Arménien, qu'est-ce que vous faisiez en égypte?
-J'étais secrétaire de Toussoun-Bey; je traduisais pour lui des journaux et des livres fran?ais; j'écrivais ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout d'un coup, et l'on m'a congédié, voilà ma position.
-Et maintenant, que comptez-vous faire?
-J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je connais son trésorier, qui est de ma nation.
-Et ne songez-vous pas à vous marier?
-Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune famille ne m'accordera de femme autrement.
-Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime, faisons deux heureux.
Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais délivré une esclave et créé un mariage honnête. J'étais donc à la fois bienfaiteur et père!
Je pris les mains de l'Arménien, et je lui dis:
-Elle vous pla?t: épousez-la, elle est à vous!
J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal: l'Arménien étonné, confus de cette magnanimité; l'esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et rêveuse....
L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.
-Comment! lui dis-je, malheureux, tu hésites!... Tu séduis une femme qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t'en charger quand on te la donne?
Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement s'exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n'avait eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux même d'une telle supposition, qu'il se hata d'en instruire l'esclave et de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que j'avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition qu'elle e?t pu faire attention à un simple raya, serviteur tant?t des Turcs, tant?t des Francs, une sorte de yaoudi.
Ainsi le capitaine Nicolas m'avait induit en toute sorte de suppositions ridicules.... On reconna?t bien là l'esprit astucieux des Grecs!
* * *