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ET
DE LA LANGUE D'OIL
A M. LE RéDACTEUR EN CHEF DE l'éclaireur de l'Indre.
Monsieur,
J'ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela provient de, ce que, en Norvège, les eaux et les vents grondent et mugissent, tandis qu'en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.
Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l'onomatopée, ne me va pas. Je m'en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues doit être de droit divin. Cette explication me pla?t parce qu'elle est beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas, d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes s'entendent, moins ils se comprennent. Et n'a-t-on pas remarqué qu'une foule de dialectes naissaient d'une même langue, au sein d'une même nation?
La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le proven?al et le fran?ais proprement dit, autrement la langue d'oc et la langue d'oil.
Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience, s'il vous pla?t, nous arriverons.
Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi; le second dans le Nord. Mais où commen?ait le pays de la langue d'oc, où finissait celui de la langue d'oil? Les uns disent que c'était la Loire qui formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source jusqu'aux montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière qui divisait les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche, aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.
Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les po?tes du pays de la langue d'oc s'appelaient troubadours; on nommait trouvères ceux de la langue d'oil. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu'à la frontière du nord, fran?ais, proprement dit, et trouvères c'est le pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin; à partir, au contraire, de la même province jusqu'aux rives de la Durance, dialecte proven?al et troubadours, troubadours purs; nos braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités; car, pour le dire en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était assise la noble forteresse de Croizan. C'était là, au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.
Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu'on a beaucoup et savamment écrit sur les troubadours et les trouvères. Mais il nous importe, à nous qui habitons le pays de la langue d'oil, de prouver que les seconds l'emportaient sur les premiers.
Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent sur la matière, à celui de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s'il en fut. Il dit que les troubadours ont excité une admiration que le faible mérite de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les trouvères, ?moins connus et plus dignes de l'être, ont fait briller une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, l'Arioste, la Fontaine et Molière?.
Admettons cependant qu'un troubadour puisse lutter contre un trouvère avec quelque espoir de succès; du moins faudra-t-il qu'ils écrivent chacun dans leur langue; mais qu'un habitant du pays des trouvères s'avise de composer en dialecte proven?al, ou qu'un troubadour pur sang, un indigène des régions Lémoricques se permette d'écrire dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne!
Si vous rencontrez jamais un infortuné troubadour qui veuille entrer en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de Pantagruel.
C'est une petite le?on que Rabelais donnait aux écoliers de son temps, et dont ceux du n?tre feront bien de profiter.
Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra désespérer de sa raison.