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Au milieu de ces rêves affreux, Francia s'éveilla en criant. Il faisait grand jour. Madame Valentin l'entendit, entra chez elle, et voulut savoir la cause de son agitation: Francia fit un effort pour lui répondre; mais elle ne voulait pas se confier à cette femme, et madame Valentin fut réduite à parler toute seule.
-Voyez-vous, ma chère enfant, lui disait-elle, si c'est parce que vous craignez la guerre, vous avez tort; il n'y aura plus de guerre. Le tyran sera mis dans une tour où on prépare une cage de fer. Nos bons alliés sont en train de s'emparer de sa personne, et votre cher prince n'aura pas une égratignure: les cartes me l'ont dit hier soir. Ah! vous l'aimez bien, ce beau prince! Je comprends ?a. Il vous aime aussi, à ce qu'il para?t. M. Valentin me disait hier: C'est singulier comme ces Russes se prennent d'amour pour nos petites Fran?aises! ?a ne ressemble pas du tout aux fantaisies de notre ancien ma?tre, qui avait fait arranger l'appartement où vous voilà pour mener sans bruit ses petites affaires de coeur. Eh bien! il en changeait comme de cravate, et il y tenait si peu, si peu, qu'il oubliait quelquefois de renvoyer l'une pour faire entrer l'autre. Alors, ?a amenait des scènes, et même des batailles; il y avait de quoi rire, allez! Mais le prince n'est pas si avancé que ?a; c'est un homme simple, capable de vous épouser, si vous avez l'esprit de vous y prendre. Vous ne croyez pas? ajouta-t-elle en voyant tressaillir Francia. Ah! dame, ce n'est pas tout à fait probable; pourtant on a vu de ces choses-là. Tout dépend de l'esprit qu'on a, et je ne vous crois pas sotte, vous! Vous avez l'air distingué, et des manières... comme une vraie demoiselle. Quel malheur pour vous d'avoir écouté ce perruquier! sans cela, voyez-vous, tout serait possible. Vous me direz que bien d'autres ont fait fortune sans être épousées, c'est encore vrai. Le prince parti, vous en retrouverez peut-être un autre de même qualité. ?a fait très-bien d'avoir été aimée d'un prince, ?a efface le passé, ?a vous fait remonter dans l'opinion des hommes. Allons, ne vous tourmentez pas; M. Valentin conna?t le beau monde, et si vous voulez vous fier à lui, il est capable de vous donner de bons conseils et de bonnes relations.
Madame Valentin bavardait plus que ne l'e?t permis son prudent mari. Francia ne voulait pas l'écouter; mais elle l'entendait malgré elle, et la honte de se voir protégée et conseillée par de telles gens lui faisait davantage sentir l'horreur de sa situation.
-Je veux m'en aller! s'écria-t-elle en sortant de son lit et en essayant de s'habiller à la hate; je ne dois pas rester ici!
Madame Valentin la crut prise de délire et la fit recoucher, ce qui ne fut pas difficile, car les forces lui manquaient et la paleur de la mort était sur ses joues. Madame Valentin envoya son mari chercher un médecin. Valentin amena un chirurgien qu'il connaissait pour avoir été soigné par lui d'une plaie à la jambe, et qui exer?ait la médecine, depuis qu'estropié lui-même il n'était plus attaché effectivement à l'armée. C'était un ancien élève et un ami dévoué de Larrey. Il avait la bonté et la simplicité de son ma?tre, et même il lui ressemblait un peu, circonstance dont il était flatté. Aussi aidait-il à la ressemblance en copiant son costume et sa coiffure; comme lui, il portait ses cheveux noirs assez longs pour couvrir le collet de son habit. Comme lui, du reste, il avait la figure pale, le front pur, l'oeil vif et doux. Francia s'y trompa au premier abord, car ses souvenirs étaient restés assez nets, et, en le voyant auprès d'elle, elle s'écria en joignant les mains:
-Ah! monsieur Larrey, je vous ai souvent vu là-bas!
-Où donc? répondit le docteur Faure, que l'erreur de Francia toucha profondément.
-En Russie!
-Ce n'est pas moi, mon enfant, je n'y étais pas; mais j'y étais de coeur avec lui! Voyons, quel mal avez-vous?
-Rien, monsieur, ce n'est rien, c'est le chagrin. J'ai eu des rêves, et puis je me sens faible; mais je n'ai rien et je veux m'en aller d'ici.
-Vous voyez, docteur, dit la Valentin, elle déraisonne; elle est ici chez elle et elle y est fort bien.
-Laissez-moi seule avec elle, dit le docteur. Vous paraissez l'effrayer. Je n'ai pas besoin de vous pour savoir si elle a le délire.
La Valentin sortit.
-Monsieur le docteur, dit Francia recouvrant une vivacité fébrile, il faut que vous m'aidiez à retourner chez nous! Je suis ici chez un homme qui m'a tué ma mère!
Le docteur fron?a légèrement le sourcil; l'étrange révélation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le pouls; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l'inquiéter. Il lui fit boire un peu d'eau, l'engagea à se tenir calme un instant et l'observa; puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes, il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa situation.
-Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me para?t pas certain que ce prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée par une rivale, à l'effet de vous faire souffrir ou de rompre vos relations avec son amant; mais je suis pour le proverbe Dans le doute, abstiens-toi! Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir,... quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en aller d'ici.
Francia fit un geste d'angoisse.
-Vous n'avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même pauvre; mais je connais de bonnes ames qui, sans même savoir votre nom et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre d'aller loger ailleurs. Dame! après ?a, il faudra bien essayer de travailler!
-Mais, monsieur, je travaille! Voyez, mon ouvrage est là. J'ai des pièces à finir et à renvoyer.
-Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle! Je sais ce que ?a rapporte. Ce n'est pas assez; il faut entrer dans quelque hospice ou dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec des appointemens fixes. Je m'occuperai de vous. Si vous êtes courageuse et sage, vous vous tirerez honnêtement d'affaire; sinon, je vous en avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu'en ce moment vous avez de bonnes intentions; je vais vous mettre à même d'y donner suite. Tachez de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement, et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour vous caser.
Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de s'en aller qu'elle ne put dormir; elle se leva, réussit à se débarrasser des obsessions de la Valentin, s'enferma et se mit à refaire ses paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur qui devait délivrer sa conscience au prix d'une aum?ne dont elle ne rougissait plus.
A deux heures, elle entendit frapper à sa porte; elle y courut, ouvrit, et se trouva dans les bras de Mourzakine qui, la saisissant comme une proie, la couvrait de baisers.
-Laissez-moi! laissez-moi! s'écria-t-elle en se débattant; je vous hais, je vous ai en horreur! Laissez-moi, vous avez le sang de ma mère sur les mains, sur la figure; je vous déteste! ne me touchez pas, ou je vous tuerai, moi!
Elle s'enfuit au fond de sa chambre, cherchant avec égarement le couteau dont elle avait coupé son pain pour déjeuner. Valentin, entendant ses cris, était monté.
-Prince, disait-il, ne l'approchez pas, c'est un transport au cerveau. Je vous le disais bien, elle déraisonne depuis ce matin. Je l'ai entendue dire au médecin qu'elle ne voulait pas rester chez un homme qui avait tué sa mère; or je vous demande un peu...
-Allez-vous-en! flanquez-moi la paix, dit le prince en mettant Valentin dehors et en s'enfermant avec Francia.
Puis, allant à elle, il ouvrit son dolman en lui présentant son poignard:
-Tue-moi, si tu crois cela, lui dit-il; tu vois! c'est très-facile, je ne t'en empêcherai pas. J'aime mieux la mort que ta haine; mais auparavant dis-moi qui t'a fait ce lache et stupide mensonge?
-Elle! votre autre ma?tresse!
-Je n'ai pas d'autre ma?tresse que toi.
-La marquise de Thièvre, votre prétendue cousine!
-Elle est fort peu ma cousine, et pas du tout ma ma?tresse.
-Mais elle le sera!
-Non, si tu m'aimes! J'ai été un peu épris d'elle, le premier jour. Le second jour, je t'ai vue; le troisième, je t'ai aimée: je ne peux plus aimer que toi.
-Pourquoi dit-elle que vous avez tué...
-Pour t'éloigner de moi; elle est peut-être piquée, jalouse, que sais-je? Elle a menti, elle a arrangé l'histoire de tes malheurs, qu'il m'a bien fallu lui raconter le jour où tu es venue me parler chez elle; mais je peux te jurer par mon amour et le tien que je n'étais pas à l'endroit où tu as été blessée et où ta mère a péri!
-Elle a donc péri! Vous le saviez et vous me trompiez?
-Devais-je te mettre la mort dans l'ame quand tu conservais de l'espérance? D'ailleurs est-on jamais absolument s?r d'un fait de cette nature? Mozdar a vu tomber ta mère; mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir si elle n'a pas été relevée vivante encore, comme tu l'étais après l'affaire. J'ai écrit, nous saurons tout. Je ne t'ai jamais dit de compter sur un bon résultat; mais tu dois savoir que je suis humain, puisque je t'ai sauvée, toi! Francia sentit tomber sa fièvre et sa colère.
-C'est égal, dit elle, je veux m'en aller, le docteur l'a dit: ?-Dans le doute, abstiens-toi!?
-Quel docteur? de quel ane me parles-tu? as-tu fait la folie de te confier à quelqu'un?
-Oui, dit Francia, j'ai tout raconté à un très-brave monsieur, un ami du docteur Larrey que madame Valentin m'a amené. Il va venir me chercher.
Pressée par les questions de Mourzakine, elle raconta son entretien avec M. Faure.
-Et tu crois, s'écria le prince, que je te permettrai de me quitter avec l'aum?ne des ames charitables du quartier? Toi, si fière, tu passerais à l'état de mendiante? Non! voilà un billet de banque que je mets sous ce flambeau. Quand tu voudras partir, tu pourras le faire sans rien devoir à personne, sans me consulter, sans m'avertir; donc tu n'es plus retenue par rien que par l'idée de me briser le coeur. Va-t'en, si tu veux, tout de suite! Je ne souffrirai pas longtemps, va; si la guerre recommence, je me ferai tuer à la première affaire et je ne regretterai pas la vie. Je me dirai que j'ai été heureux pendant trois jours dans toute mon existence. Ce bonheur a été si grand, si délicieux, si complet, qu'il peut compter pour un siècle!
Mourzakine parlait avec tant de conviction apparente que Francia tomba dans ses bras en pleurant.
-Non! dit-elle, ce n'est pas possible qu'un homme si bon et si généreux ait jamais tué une femme! Cette marquise m'a trompée! Ah! c'est bien cruel! Pourvu qu'elle ne te dise pas quelque chose contre moi qui me fasse ha?r de toi, comme je te ha?ssais tout à l'heure!
-Moquons-nous d'elle, dit le prince.
Et, faisant aussi bon marché de madame de Thièvre qu'il avait fait de Francia en parlant d'elle à la marquise, il jura qu'elle était trop grande, trop grasse, trop blonde, et qu'il ne pouvait souffrir ces natures flamandes privées de charme et de feu sacré. Il n'en savait rien du tout, mais il savait dire tout ce qui le menait à ses fins. La bonne Francia n'était pas vindicative, mais une femme aime toujours à entendre rabaisser sa rivale. Les hommes le savent, et souvent une raillerie les disculpe mieux qu'un serment. Mourzakine ne se fit faute ni de l'un ni de l'autre, et peut-être se persuada-t-il qu'il disait la vérité.
-Voyons, dit-il à sa petite amie quand il eut réussi à lui arracher un sourire, tu t'es ennuyée d'être seule, tu as eu des idées noires, je ne veux pas que tu sois malade; achève de t'habiller, nous allons sortir en voiture. J'ai vu aux Champs-élysées des petites maisons où l'on mange comme si on était à la campagne. Allons d?ner ensemble dans une chambre bien gaie, et puis à la nuit nous nous promènerons à pied. Ou bien veux-tu aller au spectacle? dans une petite loge d'en bas où tu ne seras vue de personne? Valentin nous suivra. Nous nous arrangerons pour que tu ne sois pas vue au bras d'un étranger en uniforme, puisque tu crains de passer pour tra?tre envers ta patrie! Nous irons où tu voudras, nous ferons ce que tu voudras, pourvu que je te voie me sourire comme l'autre jour. Je donnerais ma vie pour un sourire de toi!
Pendant qu'elle s'habillait, on apporta des cartons où elle dut choisir rubans, écharpes, voiles, chapeaux et gants. Elle accepta moitié honteuse, moitié ravie. Elle était prête, elle était parée, émue, heureuse, quand le docteur reparut. Elle redevint pale. Le prince re?ut M. Faure avec une politesse railleuse.
-Votre petite malade est guérie, lui dit-il, elle sait que je n'ai massacré personne de sa famille. Nous allons sortir; veuillez me dire, docteur, ce que je vous dois pour vos deux visites.
-Je ne venais pas chercher de l'argent, répondit M. Faure, j'en apportais, je croyais avoir une bonne action à faire; mais puisque j'ai été, selon ma coutume, dupe de ma simplicité, je remporte mon aum?ne et je vais chercher à la mieux placer.
Il s'en alla en haussant les épaules et en jetant à Francia confuse un regard de moquerie méprisante qui lui alla au fond du coeur comme un coup d'épée. Elle cacha sa tête dans ses mains, et resta comme brisée sous une humiliation que personne jusqu'alors ne lui avait infligée.
-Voyons, lui dit le prince, vas-tu être malheureuse avec moi, quand je fais mon possible pour te distraire et t'égayer! Te sens-tu malade? veux-tu te recoucher et dormir?
-Non! s'écria-t-elle en lui saisissant le bras; vous vous en iriez chez cette dame!
-Te voilà jalouse encore?
-Eh bien! oui, je suis jalouse malgré tout ce que vous m'avez dit, je suis jalouse malgré moi! Ah! tenez, je souffre bien; je sens que je suis lache d'aimer un ennemi de mon pays! Je sais que pour cela je mérite le mépris de tous les honnêtes gens. Ne dites rien, allez, vous le savez bien vous-même, et peut-être que vous me méprisez aussi au fond du coeur. Peut-être qu'une femme de votre pays ne se donnerait pas à un militaire fran?ais; mais je supporterai cette honte, si vous m'aimez, parce que cette chose-la est tout pour moi; seulement il faut m'aimer! Si vous me trompiez!.....
Elle fondit en larmes. Le prince, voyant l'énergie de cette affection dans un être si faible, en fut touché.
-Tiens, lui dit-il en reprenant le poignard persan qu'elle avait jeté sur la table, je te donne ce bijou; c'est un bijou, tu vois! c'est orné de pierres fines, et c'est assez petit pour être caché dans le mouchoir ou dans le gant. Ce n'est pas plus embarrassant qu'un éventail; mais c'est un joujou qui tue, et en te l'offrant tout à l'heure je savais très-bien qu'il pouvait me donner la mort. Garde-le, et perce-moi le coeur, si tu me crois infidèle!
Il disait ce qu'il pensait en ce moment-là. Il n'aimait pas la marquise; il lui en voulait même. Il était content de ne pas se soucier de sa personne, qu'elle lui avait trop longtemps refusée, selon lui.
Francia, rassurée, examina le poignard, le trouva joli, et s'amusa de la possession d'un bijou si singulier; elle le lui rendit pourtant, ne sachant qu'en faire et frémissant à l'idée de s'en servir contre lui. Elle était prête à sortir. Mourzakine l'entra?na, lui fit oublier sa blessure en la caressant et la gatant comme un enfant malade. Ils allèrent d?ner aux Champs-élysées, et puis il lui demanda quel théatre elle préférait. Elle se sentait faible, elle avait à peine mangé, et par moments elle avait des frissons. Il lui proposa de rentrer. Elle le voyait disposé à s'amuser du bruit et du mouvement de Paris; il avait copieusement d?né, lui, bu d'autant. Elle craignit de le priver en acceptant de prendre du repos, et céda au désir qu'il paraissait avoir d'aller à Feydeau entendre les chanteurs en vogue. L'Opéra-Comique était alors fort suivi et généralement préféré au grand Opéra. C'était un théatre de bon ton, et Mourzakine n'était pas faché, tout en écoutant la musique, de pouvoir lorgner les jolies femmes de Paris. Il envoya en avant Valentin pour louer une loge de rez-de-chaussée, et, quand ils arrivèrent, le dévoué personnage les attendait sous le péristyle avec le coupon. Francia baissa son voile, prit le bras de Valentin et alla s'installer dans la loge, ou peu d'instants après le prince vint la rejoindre.
Quand elle se vit tête à tête avec lui dans cette niche sombre, où, en se tenant un peu au second plan, elle n'était vue de personne, elle se rassura. En jetant les yeux sur ce public où pas une figure ne lui était connue, elle sourit de la peur qu'elle avait eue d'y être découverte, et elle oublia tout encore une fois, pour ne sentir que la joie d'être dans un théatre, dans la foule, parée et ravie, dans le souffle chaud et vivifiant de Paris artiste, seule et invisible avec son amant heureux. C'était la sécurité, l'impunité dans la joie, car Francia, élevée dans les coulisses du spectacle ambulant, aimait le théatre avec passion. C'est en l'y menant quelquefois que Guzman l'avait enivrée. Elle aimait surtout la danse, bien que sa mère, en lui donnant les premières le?ons, l'e?t souvent torturée, brisée, battue. Dans ce temps-là, certes elle détestait l'art chorégraphique; mais depuis qu'elle n'en était plus la victime résignée, cet art redevenait charmant dans ses souvenirs. Il se liait à ceux que sa mère lui avait laissés. Elle était fière de s'y conna?tre un peu et de pouvoir apprécier certains pas que Mimi La Source lui avait enseignés. On jouait, je crois, Aline, reine de Golconde. Si ma mémoire me trompe, il importe peu. Il y avait un ballet. Francia le dévora des yeux, et, bien que les danseuses de Feydeau fussent de second ordre, elle fut enivrée jusqu'à oublier qu'elle avait la fièvre. Elle oublia aussi qu'elle ne voulait pas être vue avec un étranger; elle se pencha en avant, tenant na?vement le bras de Mourzakine et l'entra?nant à se pencher aussi pour partager un plaisir dont elle ne voulait pas jouir sans lui.
Tout à coup elle vit immédiatement au-dessous d'elle une tête crépue, dont le ton rougeatre la fit tressaillir. Elle se retira, puis se hasarda à regarder de nouveau. Elle dut prendre note d'une grosse main poilue qui frottait par moments une nuque bovine, rouge et baignée de sueur. Enfin elle distingua le profil qui se tournait vers elle, mais sans que les yeux ronds et hébétés parussent la voir. Plus de doute, c'était Antoine le ferblantier, le neveu du père Moynet, l'amoureux que Théodore lui avait conseillé d'épouser.
Elle fut prise de peur. était-ce bien lui? Que venait-il faire au théatre, lui qui n'y comprenait rien, et qui était trop rangé pour se permettre un pareil luxe? L'acte finissait. Quand elle se hasarda à regarder encore, il n'était plus là. Elle espéra qu'il ne reviendrait pas, ou qu'elle avait été trompée par une ressemblance. Antoine avait une de ces têtes pour ainsi dire classiques par leur banalité, qu'on ne rencontre plus guère aujourd'hui dans les gens de sa classe. Les types tendent à se particulariser sous l'action d'aptitudes plus personnelles. A cette époque, un ouvrier de Paris n'était souvent qu'un paysan à peine dégrossi, et si quelque chose caractérisait Antoine, c'est qu'il n'était pas dégrossi du tout.
Mourzakine sortit pour aller chercher des oranges et des bonbons. Francia l'attendit en se tenant d'abord bien au fond de la baignoire; mais elle s'ennuya, et, voyant la salle à moitié vide, le parterre vide absolument, elle s'avan?a pour se donner le plaisir de regarder la toile. En ce moment, elle se trouva face à face avec le regard doux et le timide sourire d'Antoine qui rentrait, et qui la reconnaissait parfaitement. Il était trop na?f pour croire déplacé de lui adresser la parole. Bien au contraire, il e?t pensé faire une grossièreté en ne lui parlant pas.
-Comment donc, mademoiselle Francia, lui dit-il, c'est vous? Je vous croyais bien loin! Vous voilà donc revenue? Est-ce que votre maman...
-Je l'ai rencontrée en route, répondit Francia avec la vivacité nerveuse d'une personne qui ne sait pas mentir.
-Ah! bien, bien! vous êtes revenues ensemble? Et Dodore, il est revenu aussi?
-Oui, il est là avec moi, il vient de sortir, dit Francia, qui ne savait plus ce qu'elle disait.
-Tant mieux, tant mieux! reprit pesamment Antoine. A présent, vous voilà contents, vous voilà heureux, car vous êtes habillée,... très-bien habillée, très-jolie! Et la santé est bonne?
-Oui, oui, Antoine, merci!
-Et la maman? sans doute qu'elle a fait fortune là-bas, dans les voyages?
Et Antoine soupira bruyamment en croyant dissimuler son chagrin.
Francia comprit ce soupir: Antoine se disait qu'il ne pouvait plus aspirer à sa main. Elle saisit ce moyen de le décourager.
-C'est comme cela, mon bon Antoine, reprit-elle; maman a fait fortune, et nous partons demain pour les pays étrangers, où elle a du bien.
-Demain, déjà! vous partez demain! mais vous viendrez bien dire adieu à mon oncle, qui vous aime tant?
-J'irai, bien s?r, mais ne lui dites pas que vous m'avez vue; il aurait du chagrin de savoir que je vais au spectacle avant de courir l'embrasser.
-Je ne dirai rien. Allons! adieu, mademoiselle Francia; est-ce demain que vous viendrez chez l'oncle? Je voudrais bien savoir l'heure, pour vous dire adieu aussi.
-Je ne sais pas l'heure, Antoine, je ne peux pas décider l'heure... Je vous dis adieu tout de suite.
-J'aurais voulu voir votre maman. Est-ce qu'elle va rentrer dans votre loge?
-Je ne sais pas! dit Francia, inquiète et impatientée. Qu'est-ce que ?a vous fait de la voir? Vous ne la connaissez pas!
-C'est vrai! D'ailleurs je ne peux pas rester. Il est déjà tard, et il faut que je sois levé avec le jour, moi!
-Et puis le spectacle ne vous amuse s?rement pas beaucoup?
-C'est vrai, que ?a ne m'amuse guère; les chansons durent trop longtemps, et ?a répète toujours la même chose. J'étais venu rapporter à ce théatre une commande de pièces de réflecteurs, et comme je ne demandais pas de pourboire, ils m'ont dit dans les coulisses:
-Voulez-vous une place debout, à l'entrée du parterre? J'ai trouvé une place assis. J'ai regardé, mais j'en ai assez, et puisque vous voilà riche,... c'est-à-dire puisque vous viendrez...
-Oui, oui, Antoine, j'irai voir votre oncle. Adieu! portez-vous bien!
Antoine soupira encore et s'en alla; mais, comme il traversait le couloir, il vit le beau prince russe qui entrait familièrement dans la loge de Francia, et une faible lumière se fit dans son esprit, lent à saisir le sens des choses. Je ne sais s'il était capable de débrouiller tout seul le problème, mais l'instinct du caniche lui fit oublier qu'il voulait s'en aller. Il resta à flaner sous le péristyle du théatre.
Francia n'osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la troubler et de l'attrister profondément, car, si elle n'avait que de l'effroi pour l'amour d'Antoine, elle n'en était pas moins touchée de sa confiance et de son respect.
-Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n'est pas tant parce qu'il est simple que parce qu'il m'estime plus que je ne vaux!
Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu'elle n'avait pas embrassé en partant, qu'elle n'avait pas eu le courage de tromper, et qui l'attendrait tous les jours jusqu'au moment où, las d'attendre, il prononcerait sur elle l'arrêt que méritent les ingrats!
Mourzakine lui apportait des friandises qu'elle se mit à grignoter en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s'amuser encore, mais elle avait des éblouissements, des élancements au coeur et au cerveau; elle craignait de s'évanouir; elle ne put cacher son malaise.
-Rentrons! lui dit Mourzakine.
Elle ne voulait pas l'empêcher d'entendre toute la pièce. Elle espéra que cinq minutes d'air libre la remettraient. Il la conduisit sur le balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.
Au moment où, après l'y avoir fait entrer, Mourzakine allait s'y placer auprès d'elle, une main lui frappa l'épaule, et le for?a à se retourner.
C'était l'oncle Ogoksko? qui, l'attirant dans le couloir, lui dit en souriant:
-Tu es là avec ta petite. Je l'ai aper?ue; mais je suis curieux de voir si elle est vraiment jolie.
-Non, mon oncle, elle n'est pas jolie, répondit à voix basse Mourzakine, qui frémissait de rage.
-Je veux entrer dans la loge, ouvre! Fais donc ce que je te dis! ajouta le comte d'un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.
Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu.
-Non, cher oncle, dit-il en affectant une ga?té qu'il était loin de ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival trop dangereux; vous m'avez mis au plus mal avec la belle marquise, laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n'est vraiment pas digne de vous.
-Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n'as rien à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l'ouvrirai moi-même.
Mourzakine essaya d'obéir, il ne put le faire; il se sentit comme paralysé. Ogoksko? ouvrit la loge et, laissant la porte ouverte pour y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très-attentivement Francia, qui se retournait avec surprise. Au bout d'un instant, il revint à son neveu en disant:
-Tu m'as menti, Diomiditch, elle est jolie comme un ange. Je veux savoir à présent si elle a de l'esprit. Va-t'en là-haut saluer monsieur et madame de Thièvre.
-Là-haut? Madame de Thièvre est ici?
-Oui, et elle sait que tu t'y trouves. Je t'avais aper?u déjà, je lui ai annoncé que tu comptais venir la saluer. Va! va donc! m'entends-tu? Sa loge est tout juste au-dessus de la tienne.
Ogoksko? parlait en ma?tre, et, malgré la douceur railleuse de ses intonations, Diomiditch savait très-bien ce qu'elles signifiaient. Il se résigna à le laisser seul avec sa ma?tresse. Quel danger pouvait-elle courir en plein théatre? Pourtant une idée sauvage lui entra soudainement dans l'esprit.
-Je vous obéis, répondit-il; mais permettez-moi de dire à ma petite amie qui vous êtes, afin qu'elle n'ait pas peur de se trouver avec un inconnu, et qu'elle ose vous répondre si vous lui faites l'honneur de lui adresser la parole.
Et, sans attendre la réponse, il entra vivement, et dit à Francia:
-Je reviens à l'instant; voici mon oncle, un grand personnage, qui a la bonté de prendre ma place,... tu lui dois le respect.
En achevant ces mots, que le comte entendait, il glissa adroitement à Francia le poignard persan qu'il avait gardé sur lui, et qu'il lui mit dans la main en la lui serrant d'une manière significative Son corps interceptait au regard d'Ogoksko? cette action mystérieuse, que Francia ne comprit pas du tout, mais à laquelle une soumission instinctive la porta à se prêter. Il hésitait toutefois à se retirer, quand Ogoksko? le poussa sans qu'il y par?t, mais avec la force inerte et invincible d'un rocher qui se laisse glisser sur une barrière. Diomiditch dut céder la place et monter à la loge de madame de Thièvre, dont, sans autre explication, son oncle lui jeta le numéro en refermant la porte de celle de Francia.
La marquise le re?ut très-froidement. Il l'avait trop ouvertement négligée; elle le méprisait, elle le ha?ssait même. Elle le salua à peine et se retourna aussit?t vers le théatre, comme si elle e?t pris grand intérêt au dernier acte.
Mourzakine allait redescendre, impatient de faire cesser le tête-à-tête de son oncle avec Francia, quand le marquis le retint.
-Restez un instant, mon cher cousin, lui dit-il, restez auprès de madame de Thièvre: je suis forcé, pour des raisons de la dernière importance, de me rendre à une réunion politique. Le comte Ogoksko? m'a promis de reconduire la marquise chez elle; il a sa voiture, et je suis forcé de prendre la mienne. Il va revenir, je n'en doute pas, veuillez donc ne quitter madame de Thièvre que quand il sera là pour lui offrir son bras.
M. de Thièvre sortit sans admettre que Mourzakine p?t hésiter, et celui-ci resta planté derrière la belle Flore, qui avait l'air de ne pas tenir plus de compte de sa présence que de celle d'un laquais, tandis qu'il sentait sa moustache se hérisser de colère en songeant au méchant tour que son oncle venait de lui jouer. Il n'était pas sans crainte sur l'issue de cette mystification féroce, lorsqu'au bout de quelques instants il vit l'ouvreuse entr'ouvrir discrètement la loge et lui glisser une carte de visite de son oncle, sur le dos de laquelle il lut ces mots au crayon:
?Dis à madame la marquise qu'un ordre inattendu, venue de la rue Saint-Florentin, me prive du bonheur de la reconduire et me force à te laisser l'honneur de me remplacer auprès d'elle. Vous trouverez en bas mes gens et ma voiture. Je prends un fiacre, et je laisse la petite personne aux soins de M. Valentin, ton majordome, qui la reconduira chez toi.?
-Eh bien, pensa Mourzakine, il n'y a que demi-mal, puisqu'elle est débarrassée de lui! Elle sera jalouse, si elle me voit sortir avec la marquise; mais celle-ci me re?oit si mal qu'elle ne me gardera pas longtemps, et peut-être même ne me permettra-t-elle pas de l'accompagner.
Le spectacle finissait. Il offrit à madame de Thièvre le chale qu'elle devait prendre pour sortir.
-Où donc est le comte Ogoksko?? lui dit-elle sèchement.
Il lui expliqua la substitution de cavalier, et lui offrit son bras. Elle le prit sans répondre un mot, et comme, d'après son air courroucé, il hésitait à monter en voiture auprès d'elle, elle lui dit d'un ton impérieux:
-Montez donc! vous me faites enrhumer.
Il s'assit sur la banquette de devant, elle fit un mouvement de droite à gauche pour ne pas rester en face de lui et pour se trouver aussi loin de lui que possible.
Il n'en fut point piqué. Il aimait vraiment Francia, il ne songeait qu'à elle. Il l'avait cherchée des yeux à la sortie. Il n'avait vu ni elle, ni Valentin; mais cela n'était-il pas tout simple? Les spectateurs placés au rez-de-chaussée avaient d? s'écouler plus vite que ceux du premier rang. Une seule chose le tourmentait, l'inquiétude et la jalousie de sa petite amie. Il ne doutait point que, pour parfaire sa vengeance, Ogoksko? ne lui e?t dit en la quittant:-Mon neveu reconduit une belle dame, ne l'attendez pas.
Mais Diomiditch comptait sur l'éloquence de Valentin pour la rassurer et lui faire prendre patience. D'ailleurs elle était en fiacre, la voiture louée par Ogoksko? allait très-vite. Il ne pouvait manquer d'arriver en même temps que Francia au pavillon.
Quand il eut fait ces réflexions, il en fit d'autres relativement à la belle marquise. Il avait des torts envers elle, elle était furieuse contre lui: devait-il accepter platement sa défaite et l'humiliation que son oncle lui avait ménagée? Nul doute qu'Ogoksko? n'e?t dit à la marquise en quelle société il avait surpris son beau neveu, et qu'il n'e?t compté les brouiller à jamais ensemble pour se venger de ne pouvoir rien espérer d'elle. Mourzakine se demanda fort judicieusement pourquoi la marquise, qui affectait de le mépriser, l'avait appelé dans sa voiture au lieu de lui défendre d'y monter. Il est vrai que cette voiture n'était pas la sienne et qu'elle pouvait avoir peur de se trouver à minuit dans un remise dont le cocher lui était inconnu. Pourtant un de ses valets de pied était resté pour l'accompagner, et il était sur le siège. Elle n'avait nullement besoin de Mourzakine pour rentrer sans crainte. Donc il lui plaisait d'avoir Mourzakine à bouder ou à quereller. Il provoqua l'explosion en se mettant à ses genoux et en se laissant accabler de reproches jusqu'à ce que toute la colère f?t exhalée. Il e?t volontiers menti effrontément si la chose e?t été possible; mais la rencontre de la marquise avec Francia ne lui permettait pas de nier. Il avoua tout, seulement il mit le tout sur le compte de la jeunesse, de l'emportement des sens et de l'excitation délirante où l'avaient jeté les rigueurs de sa belle cousine. Ce reproche, qu'elle ne méritait guère, car elle ne l'avait certes pas désespéré, fit rougir la marquise; mais elle l'écrasait en vain du poids de la vérité, elle perdit son temps à lui démontrer que tout ce qu'il lui avait dit de ses relations avec Francia était faux d'un bout à l'autre. Il coupa court aux explications par une scène de désespoir. Il se frappa la poitrine, il se tordit les mains, il feignit de perdre l'esprit en se montrant d'autant plus téméraire qu'il avait moins le droit de l'être. La marquise perdit l'esprit tout de bon et le défia de rester chez elle à attendre le marquis de Thièvre jusqu'à deux où trois heures du matin, comme cela leur était déjà arrivé.
-Si vous êtes capable, lui dit-elle, de causer raisonnablement avec moi sans songer à celle qui vous attend chez vous, je croirai que vous n'avez pour elle qu'une grossière fantaisie et que votre coeur m'appartient. A ce prix, je vous pardonnerai vos folies de jeune homme, et, ne voulant de vous qu'un amour pur, je vous regarderai encore comme mon parent et mon ami.
Le prince s'était mis dans une situation à ne pouvoir reculer. Il baisa passionnément les mains de la marquise et la remercia si ardemment, qu'elle se crut vengée de Francia et le fit entrer chez elle en triomphe.
Elle se fit apporter du thé au salon, annon?a à ses gens qu'ils eussent à attendre M. de Thièvre et à introduire les personnes qui pourraient venir de sa part lui apporter des nouvelles. La conspiration royaliste autorisait ces choses anormales dont les valets n'étaient point dupes, mais que le grave et politique Martin prenait au sérieux, se chargeant d'imposer silence aux commentaires des laquais du second ordre, lesquels étaient réduits à chuchoter et à sourire. Quant à lui, croyant fermement à des secrets d'état et comptant que sa prudence était un puissant auxiliaire aux projets de ses ma?tres, il se tint dans l'antichambre, aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin, pour les empêcher d'écouter aux portes.
Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des moindres détails. Il admira l'air dégagé et imposant avec lequel une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la préoccupation politique pour s'affranchir des usages et se débarrasser des témoins dangereux. Il se reprit de go?t pour cette fière et aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par ses railleuses délations le brouiller avec l'une et avec l'autre, et qui ne devait réussir qu'à lui assurer la possession de l'une et de l'autre. Il jura à la marquise qu'il l'aimait avec son ame, qu'il la respectait trop pour l'aimer autrement; mais il feignit d'être fort jaloux d'Ogoksko?, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal et qui l'avait prise au dépourvu en invitant le comte à d?ner chez elle, à l'accompagner au théatre et à la reconduire.
-Et vous-même, ajouta-t-elle, n'étes-vous pas un ambitieux aussi? Ne m'avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle que vous craignez tant? ne m'avez-vous pas conseillée d'être aimable avec lui, de le ménager, pour qu'il ne vous écrasat pas de son courroux?
-La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi, c'est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos yeux d'azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me plaindrai pas de mon sort!
Diomiditch n'avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahit sa propre défaite, devenue imminente; elle n'en fut pas moins dupe d'une bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et vaincre.
Les larmes et les reproches vinrent après la chute; mais il était fort tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer. Elle recouvra sa présence d'esprit, et sonna Martin.
-Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu jusqu'au jour; je suis fatiguée d'attendre, reconduisez le prince...
Mourzakine s'éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir Francia, qu'il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas des remords, il se f?t méprisé lui-même s'il n'e?t profité de l'occasion que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l'esprit de madame de Thièvre; mais la douleur de Francia gatait un peu son triomphe, et il avait hate de la rejoindre pour l'apaiser. Il était aussi très-impatient d'apprendre ce qui s'était passé entre elle et le comte Ogoksko?. Il est étrange que, malgré sa pénétration et son expérience des procédés du cher oncle, il ne l'e?t pas deviné. Il commen?ait pourtant à en prendre quelque souci en franchissant la rue sombre qui le ramenait à son pavillon.
Or ce qui s'était passé, s'il l'e?t pressenti plus t?t, e?t beaucoup gaté l'ivresse de sa veillée auprès de la marquise.
Reprenons la situation de Francia où nous l'avons laissée, c'est-à-dire en tête-à-tête avec Ogoksko? dans sa loge du rez-de-chaussée à l'Opéra-Comique.
D'abord il se contenta de la regarder sans rien lui dire, et elle, sans méfiance aucune, car Mourzakine lui avait fort peu parlé de son oncle, continua à regarder le spectacle, mais sans rien voir et sans jouir de rien. Elle sentait revenir une migraine violente dès que Mourzakine n'était plus auprès d'elle. Elle l'attendait comme s'il e?t tenu le souffle de sa vie entre les mains, lorsque le comte lui annon?a que son neveu venait de recevoir un ordre qui le for?ait de courir auprès de l'Empereur.
-Ne vous inquiétez pas de votre sortie, lui dit-il, je me charge de vous mettre en voiture, ou de vous reconduire si vous le désirez.
Ce n'est pas la peine, répondit Francia, toute attristée. Il y a M. Valentin qui m'attend avec un fiacre à l'heure.
-Qu'est-ce que c'est que M. Valentin?
-C'est une espèce de valet de chambre qui est pour le moment aux ordres du prince.
-Je vais l'avertir, reprit Ogoksko?, afin qu'il se trouve à la sortie.
Il alla sous le péristyle, où se tenaient encore à cette époque tout un groupe d'industriels empressés qui se chargeaient, moyennant quelque monnaie, d'appeler ou d'annoncer les voitures de l'aristocratie en criant à pleins poumons le titre et le nom de leurs propriétaires. Ogoksko? dit au premier de ces officieux d'appeler M. Valentin; celui-ci apparut aussit?t.
-Le prince Mourzakine, lui dit Ogoksko?, vous avertit de ne pas l'attendre ici davantage; remmenez la voiture, et allez l'attendre chez lui.
Malgré sa puissante intelligence, Valentin ne se douta de rien et obéit.
Le comte rentra dans les couloirs, écrivit à la hate le billet qui devait mettre son neveu aux arrêts forcés dans la loge de la marquise, et revint dire à Francia que M. Valentin, n'ayant sans doute pas compris les ordres de Mourzakine, était parti.
-En ce cas, répondit Francia, je prendrai tout de suite un autre fiacre; je suis fatiguée, je voudrais rentrer.
Venez, dit le comte en lui offrant son bras, qu'elle eut de la peine à atteindre, tant elle était petite et tant il était grand.
Il trouva très-vite un fiacre et s'y assit auprès d'elle en lui jurant qu'il ne laisserait pas une jolie fille adorée de son neveu sous la garde d'un cocher de sapin.
Il avait dit tout bas au cocher de prendre les boulevards et de les suivre au pas en remontant du c?té de la Bastille. Francia, qui connaissait son Paris, s'aper?ut bient?t de cette fausse route et en fit l'observation au comte.
-Qu'importe? lui dit-il; l'animal est ivre, ou il dort, nous pouvons causer tranquillement, et j'ai à causer avec vous de choses très-graves pour vous. Vous aimez mon neveu, et il vous aime; mais vous êtes libre, et il ne l'est pas. Une très-belle dame que vous ne connaissez pas...
-Madame de Thièvre! s'écria Francia frappée au coeur.
-Moi, je ne nomme personne, reprit le comte; il me suffit de vous dire qu'une belle dame a sur son coeur des droits antérieurs aux v?tres, et qu'en ce moment elle les réclame.
-C'est-à-dire qu'il est, non pas chez l'empereur, mais chez cette dame.
-Vous avez parfaitement saisi; il m'a chargé de vous distraire ou de vous ramener. Que choisissez-vous? Un bon petit souper au Cadran-Bleu, ou un simple tour de promenade dans cette voiture?
-Je veux m'en aller chez moi bien vite.
-Chez vous? Il para?t que vous n'avez plus de chez vous, et je vous jure que vous ne trouverez pas cette nuit mon neveu chez lui! Allons, pleurez un peu, c'est inévitable, mais pas trop, ma belle petite! Ne gatez pas vos yeux qui sont les plus doux et les plus beaux que j'aie vus de ma vie. Pour un amant perdu, cent de retrouvés quand on est aussi jolie que vous l'êtes. Mon neveu a bien prévu que son infidélité forcée vous brouillerait avec lui, car il vous sait jalouse et fière. Aussi m'a-t-il approuvé lorsque je lui ai offert de vous consoler. Dites oui, et je me charge de vous. Vous y gagnerez. Mourzakine n'a rien que ce que je lui donne pour soutenir son rang, et moi je suis riche! Je suis moins jeune que lui, mais plus raisonnable, et je ne vous placerai jamais dans la situation où il vous laisse ce soir. Allons souper; nous causerons de l'avenir, et sachez bien que mon neveu me sait gré de l'aider à rompre des liens qu'il e?t été forcé de dénouer lui-même demain matin.
Francia, étouffée par la douleur, l'indignation et la honte, ne pouvait répondre.
-Réfléchissez, reprit le comte; je vous aimerai beaucoup, moi! Réfléchissez vite, car il faut que je m'occupe de vous trouver un g?te agréable, et de vous y installer cette nuit.
Francia restait muette. Ogoksko? crut qu'elle mourait d'envie d'accepter, et, pour hater sa résolution, il l'entoura de ses bras athlétiques. Elle eut peur, et, en se dégageant, elle se rappela la manière étrange dont Mourzakine lui avait glissé son poignard; elle le sortit adroitement de sa ceinture, où elle l'avait passé en le couvrant de son chale.
-Ne me touchez pas! dit-elle à Ogoksko?; je ne suis pas si méprisable et si faible que vous croyez.
Elle était résolue à se défendre, et il l'attaquait sans ménagements, ne croyant point à une vraie résistance, lorsqu'elle avisa tout à coup, à la clarté des réverbères, un homme qui avait suivi la voiture et qui marchait tout près.
-Antoine! s'écria-t-elle en se penchant dehors.
A l'instant même la portière s'ouvrit, et, sans que le marchepied f?t baissé, elle tomba dans les bras d'Antoine, qui l'emporta comme une plume. Le comte avait essayé de la retenir, mais on était alors devant la Porte Saint-Martin, et les boulevards étaient remplis de monde qui sortait du théatre. Ogoksko? craignit un scandale ridicule; il retira à lui la portière, poussa vivement son cocher de fiacre à doubler le pas, et disparut dans la foule des voitures et des piétons.
Francia était presque évanouie; pourtant elle put dire à Antoine:-Allons chez Moynet.
Au bout d'un instant, reprenant courage, elle put marcher. Ils étaient à deux pas de l'estaminet de la Jambe de bois; c'est ainsi que les gens du quartier désignaient familièrement l'établissement du sergent Moynet. Il était encore ouvert. L'invalide jeta un grand cri de joie en revoyant sa fille adoptive; mais, comme elle était pale et défaillante, il la fit entrer dans une sorte d'office où il n'y avait personne et où il se hata de l'interroger. Elle ne pouvait pas encore parler; il questionna Antoine qui baissa la tête et refusa de répondre.
-Elle vous dira ce qu'elle voudra, dit-il; moi, je n'ai qu'à me taire!
Et comme il pensait bien qu'elle ne voudrait pas s'expliquer devant lui, l'honnête gar?on eut la patience et la délicatesse de renoncer à savoir la vérité. Il se retira en disant à Francia:
-Je m'en vais aider le gar?on à fermer l'établissement. Si vous avez quelque chose à me commander, je suis là.
Francia, touchée profondément, lui tendit une main qu'il serra dans les siennes avec une émotion bien vive dont sa figure épaisse et tannée ne trahit pourtant rien.
-Voyons, parleras-tu? dit en jurant Moynet à Francia, dès qu'ils furent seuls. Il y a quelque chose de louche dans tout ?a! Je n'ai rien dit; mais je n'ai pas cru un mot de cette histoire du retour de ta mère, d'autant plus que j'ai su des choses qui ne m'ont pas plu. Pendant que je courais l'autre soir pour faire relacher ton vaurien de frère, tu sortais malgré ma défense; tu n'es rentrée qu'au jour, et ce même jour-là tu disparais sans me dire adieu! Il faut avouer la vérité, entends-tu? Si tu essayes encore de me tromper, je te méprise et je t'abandonne!
Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine; son coeur était plein d'une indignation énergique contre ces Russes qui avaient tenté de l'avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue l'histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en faveur du prince, et quand Francia essaya de se persuader à elle-même que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui avait présentée, Moynet s'emporta contre elle et se défendit de toute pitié pour le chagrin qui l'accablait.
-Tu es une sans coeur et une lache, lui dit-il, tu as trahi ton pays et le souvenir de ta mère! Tu t'es donnée à l'homme qui l'a tuée! Il l'a dit à son autre ma?tresse, ?a doit être vrai, et à l'heure où nous sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que toi! Elle trouve ?a dr?le! Ah! les femmes! comme c'est vil, et comme j'ai bien fait de rester gar?on! Tiens, finis de pleurer, fille entretenue par l'ennemi, ou je te mets sur le trottoir avec les autres!... Les autres? Non, j'ai tort, j'oubliais,... les filles publiques valent mieux que toi! Le jour de l'entrée des ennemis dans Paris, il n'y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé... Ah! j'en rougis pour toi! pour moi aussi, qui t'ai ramenée de là-bas, et qui aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête! Voilà un beau débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute! Et comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous!
Francia l'écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main, la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle envisageait sa faute et commen?ait à y voir un crime. Ses affreuses visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant avec ce sanglant trophée.
-Papa Moynet, dit-elle à l'invalide, je vous en prie, ne dites plus rien; vous me rendrez folle!
-Si! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre heures: je ne t'ai jamais assez dit, je ne t'ai jamais dit ce que je devais te dire! J'ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m'as toujours dupé, et ce qui arrive, c'est ma faute. Nom de nom! C'est aussi la faute de la misère. Si j'avais eu de quoi te placer, et le temps de te surveiller, et un endroit, des personnes pour te garder! Mais avec une seule jambe, pas un sou d'avance, pas d'industrie, pas de famille, rien, quoi! je n'étais bon qu'à faire un état de cantinière; grace à un ami, j'ai pu louer cette sacrée boutique, qui me tient collé comme une image à un mur, et où je n'ai pas encore pu joindre les deux bouts. Pondant ce temps-là, mam'zelle, que je croyais si sage et qui logeait là-haut dans sa mansarde, ne se contentait pas de travailler. Il lui fallait des chiffons et des amusements. On se laissait mener au spectacle et à la promenade avec les autres petites ouvrières, par les gar?ons du quartier, qui faisaient des dettes à leurs parents pour trimballer cette volaille. Je t'avais dit plus d'une fois: N'y va pas; il t'arrivera malheur! Tu me promettais tout ce que je voulais: tu es douce, et on te croirait raisonnable; mais tu n'as pas de ?a (Moynet frappait sur sa poitrine)! Tu n'as ni coeur, ni ame! Une chiffe, quoi! Un oiseau qui ne veut pas de nid, et qui va comme le vent le pousse. Tu as écouté des pas grand'chose, tu as méprisé tes pareils, tu aurais pu épouser Antoine, tu le pourrais peut-être encore! Mais non, tu te crois d'une plus belle espèce que ?a. On a eu une mère qui pirouettait sur les planches, devant les Cosaques, et on dit: Je suis artiste. On se donne à un perruquier parce qu'il est artiste, lui aussi! Tiens, tout ce qui sort du théatre et tout ce qui y rentre, c'est des vagabonds et des ambitieux! On s'habille en princes et en princesses, et on rêve d'être des rois et des empereurs. J'ai vu ?a à Moscou, moi; il y avait des comparses de théatre qui buvaient bien la goutte avec nous, mais qui n'auraient jamais pris un fusil pour se battre. Tu as été élevée dans ce monde-là, et tu t'en ressens: tu seras toujours celle qui ne fait rien d'utile et qui compte sur les autres pour l'entretenir.
-Mon papa Moynet, dit Francia, humiliée et brisée, je n'ai jamais été si bas que ?a. Je n'ai jamais rien voulu recevoir de vous et de ceux qui travaillent avec peine et sans profit. Voilà toute ma faute, je n'ai pas voulu me mettre dans la misère avec Antoine qui ne gagne pas assez pour être en famille et qui aurait été malheureux. Ceux dont j'ai accepté quelque chose n'auraient jamais trouvé de ma?tresses qui se seraient contentées d'aussi peu que moi, et je ne suis jamais restée sans gagner quelques sous pour habiller mon frère; enfin je ne me suis jamais égarée que par inclination: vous ne m'avez jamais vue avec des riches, et vous savez bien qu'il n'en manque pas pour nous offrir tout ce que nous pourrions souhaiter.
-Je sais tout ?a; jusqu'à présent tu avais été plus folle que fautive, c'est pourquoi je te pardonnais; je t'aimais encore, je ne souffrais pas qu'on d?t du mal de toi. Je me figurais que tu rencontrerais quelque amant convenable dont tu saurais faire un mari par ta gentillesse et ton bon coeur; mais à présent! à présent, petite, quel honnête homme, même amoureux de toi, voudrait prendre à tout jamais le reste d'un Russe! ?a sera bon pour un jour ou deux, la fantaisie de te promener, et puis il faudra passer de l'un à l'autre, jusqu'à l'h?pital et au trottoir!
-Si c'est comme ?a que vous me consolez, dit Francia, je vois bien que je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau!
-Non, ?a ne répare rien du tout, ces bêtises-la! on n'en a pas le droit; un homme se doit à son pays, une femme se doit à son devoir.
-Quel devoir ai-je donc à présent, puisque vous me trouvez déshonorée, perdue?
Moynet fut embarrassé, il avait été trop loin. Il n'était pas assez fort en raisonnement pour sortir de son dilemme. Il ne trouva qu'une issue. Ce fut de lui offrir le pardon et l'amour d'Antoine.
-Il n'y a, lui dit-il, qu'un homme assez bon et assez patient pour ne pas te repousser. Tu n'as qu'un mot à lui dire; il n'est pas sans point d'honneur pourtant, mais il me consulte, et quand je lui aurai dit: ?L'honneur peut aller avec le pardon,? il me croira. Voyons, finissons-en, je vais l'appeler, et pendant que vous causerez tous deux, j'irai mettre une paillasse pour moi dans le billard. Tu dormiras dans ma chambre sur un matelas; demain nous verrons à te trouver une mansarde.
Il sortit. Francia resta seule, effrayée, hésitante quelques instants. Il fallait à Moynet le temps d'avertir et de persuader son neveu. Si l'explication e?t été immédiate et prompte, Francia e?t été sauvée. Attendrie par l'aveugle dévouement d'Antoine, elle e?t vaincu sa répugnance, sauf à mourir à la longue dans ce milieu de gêne et de réalisme qui froissait la délicatesse de ses go?ts et de son organisation; mais Antoine, qui s'était fait un devoir d'attendre, ne savait pas veiller: c'était un rude travailleur, chaque soir il tombait de fatigue. Pour ne pas s'endormir, il avait allumé sa pipe et, comme l'atmosphère chaude et visqueuse de la tabagie le narcotisait, il était sorti pour marcher en fumant; il était assez loin dans la rue. Moynet envoya le gar?on à sa recherche. Quand il fut revenu, on s'expliqua; mais, si vite que Moynet p?t résumer une situation tellement anormale, il fallut quelques minutes pour s'entendre, et Francia avait eu le temps de la réflexion.
-Il hésite, pensa-t-elle. Il ne se décide pas comme cela tout d'un coup. Le temps se passe, Moynet est obligé de lui dire beaucoup de paroles pour lui donner en moi une confiance qu'il ne peut plus avoir. Ah! voilà qui est plus humiliant que toutes mes abjections! Prendre pour ma?tre un homme qui rougit de vous aimer! Non! ce n'est pas possible, mieux vaut mourir!
La porte de l'arrière-boutique était ouverte. Elle s'élan?a dehors, elle courut comme une flèche. Quand Antoine vint pour lui parler, elle était déjà loin; il la chercha au hasard toute la nuit. Il ne savait pas ou elle demeurait; il lui fut impossible de la rejoindre.
D'abord Francia, en proie au vertige du suicide, ne songea qu'à gagner la Seine; mais un instinct plus fort que le désespoir, un vague sentiment de l'amour que Mourzakine lui portait encore l'arrêta au bord du parapet. Qui sait si le prince n'était pas innocent? Le comte avait peut-être tout inventé pour la perdre. C'était sans doute un homme indigne, infame, puisqu'il avait voulu lui faire violence. Sans doute aussi Mourzakine le savait capable de tout, puisqu'il avait donné à Francia une arme pour se défendre. Ce poignard en disait beaucoup. Le prince n'avait pas voulu livrer sa ma?tresse, puisqu'il avait fait cette action qui signifiait: tue-le, plut?t que de céder.
Avant de mourir, il fallait savoir la vérité, ne f?t-ce que pour mourir avec moins de haine dans le coeur et de honte sur la tête.
Elle pouvait toujours en venir là; elle avait le poignard, elle le tira et regarda à la lueur du réverbère sa lame effilée sa fine pointe; elle le regarda longtemps, elle per?a le bout de sa ceinture de soie repliée en plusieurs doubles. Rien n'est plus impénétrable à l'acier, la plus forte aiguille s'y f?t brisée; le stylet s'y enfon?a sans que Francia fit le moindre effort.
-Eh bien! se dit-elle, rien n'est plus facile que de se mettre cela dans le coeur. Me voila s?re d'en finir quand je voudrai. J'ai été blessée à la guerre; je sais que dans le moment cela ne fait pas de mal. Si on meurt tout de suite, on ne souffre pas! Elle roula trois fois autour de sa taille la belle écharpe de crêpe de Chine que Mourzakine lui avait fait choisir. Elle y cacha le poignard persan et reprit sa course jusqu'à l'h?tel de Thièvre, où elle voulait passer avant de se rendre au pavillon.
Il était trois heures du matin lorsqu'elle y arriva. Une voiture en sortait et se dirigeait vers la grille du jardin où le pavillon était situé. Elle suivit cette voiture qui allait vite; elle la suivit avec la puissance exceptionnelle que donne la surexcitation: elle arriva en même temps que Mourzakine en descendait. Elle se pla?a de manière à n'être pas vue, et, profitant du moment où, après avoir ouvert la grille, Mozdar se présentait à la portière pour recevoir son ma?tre, elle se glissa dans le jardin si rapidement et si adroitement, que ni le Cosaque, qui lui tournait le dos, ni le prince, qui avait le grand et gros corps du Cosaque devant les yeux, ne se doutèrent qu'elle f?t entrée.
Elle s'élan?a dans le jardin, au hasard d'y rencontrer Valentin, qu'elle ne rencontra pas, alla droit à la chambre de Mourzakine et se cacha derrière les rideaux de son lit. Elle voulait le surprendre, voir sur lui le premier effet de son apparition, l'accabler de son mépris avant qu'il e?t préparé une fable pour la tromper encore, et se tuer devant lui en le maudissant.
Mourzakine, en gagnant son appartement, avait déjà demandé à Mozdar si Francia était rentrée, et, sur sa réponse négative, il s'était dit:
-Voilà! je m'en doutais! mon oncle me l'a enlevée. Du moment où il a deviné que j'aimais mieux celle-ci que l'autre, il m'a laissé l'autre et s'est vengé en me prenant mon vrai bien!
Il rentra chez lui en proie à un accès de rage et de chagrin qui ne dura pourtant pas très-longtemps, car il était dans cette situation de l'esprit et du corps où le besoin de repos est plus impérieux que les secousses de la passion. Pourtant il voulut avant de se coucher conna?tre les circonstances de l'enlèvement, et, en homme qui paye cher toutes choses, il ne se gêna pas pour faire éveiller et appeler Valentin.
Francia observait tous ses mouvements, elle attendait qu'il f?t seul. Elle voulait se montrer, quand Valentin entra. Mourzakine allait parler en fran?ais; allait-il parler d'elle? Elle écouta et ne perdit rien.
-Il para?t, mon cher, dit le prince à l'homme d'intrigues, que vous m'avez laissé voler ma petite amie! Je ne vous aurais pas cru si facile à tromper. Comment se fait-il que vous soyez rentré sur les minuit sans la ramener?
Valentin montra une très-grande surprise, et il était sincère. Il raconta comment le comte lui avait donné congé de la part du prince. Il était impossible de soup?onner un projet d'enlèvement.
-N'importe! vous avez manqué de pénétration. Un homme comme vous doit tout pressentir, tout deviner, et vous avez été joué comme un écolier.
-J'en suis au désespoir, Excellence; mais je peux réparer ma faute. Que dois-je faire? me voilà prêt.
-Vous devez retrouver la petite.
-Où, Excellence? A l'h?tel Talleyrand? Certes ce n'est pas là que le comte l'aura menée.
-Non; mais je ne sais rien de Paris, et vous devez savoir où en pareil cas on conduit une capture de ce genre.
-Dans le premier h?tel garni venu. Votre oncle est un grand seigneur, il aura été dans un des trois premiers h?tels de la ville: je vais aller dans tous, et je saurai adroitement si les personnes en question s'y trouvent. Votre Excellence peut se reposer; à son réveil, elle aura la réponse.
-Il faudrait faire mieux, il faudrait me ramener la petite. Mon oncle n'attendra pas le jour pour retourner à son poste auprès de notre ma?tre; il doit y être déjà, et je suis s?r que Francia aura la volonté de vous suivre.
-Votre Excellence est bien décidée à la reprendre après cette aventure?
-Elle a résisté, je suis s?r d'elle!
-Et, après avoir échoué, le comte Ogoksko? n'aura pas de dépit contre Votre Excellence? Elle n'a pas daigné me confier sa situation; mais cela est bien connu à l'h?tel de Thièvre, où je vais souvent en voisin. Les gens de la maison m'ont dit que le comte Ogoksko? était un puissant personnage, que Votre Excellence était dans sa dépendance absolue... Je demande humblement pardon à Votre Excellence d'émettre un avis devant elle; mais la chose est sérieuse, et je ne voudrais pas que mon dévouement trop aveugle p?t m'être reproché par elle-même. Je la supplie de réfléchir une ou deux minutes avant de me réitérer l'ordre d'aller chercher mademoiselle Francia. Si mademoiselle Francia était bien contrariée de l'aventure, elle se serait déjà échappée, elle serait déjà ici.
Mourzakine fit un mouvement
-Admettons, reprit vite Valentin, qu'elle se soit préservée; elle peut réfléchir demain, et juger sa nouvelle position très-avantageuse. Admettons encore qu'elle soit tout à fait éprise de Votre Excellence et très-désintéressée, elle va être un sujet de litige bien grave! En la revoyant ici, et il l'y reverra, si vous ne la cachez ailleurs...
-Il faudra la cacher ailleurs, Valentin, il le faudra absolument!
-Sans doute, voila ce que je voulais dire à Votre Excellence. Il ne faut donc pas que je ramène la petite ici?
-Non, ne la ramenez pas. Trouvez-lui une cachette s?re, et venez me dire où elle est.
-A la place de Votre Excellence, je ferais encore mieux. J'écrirais au comte un petit mot bien aimable pour lui demander s'il consent à renoncer à ce caprice, et comme il y renoncera certainement de bonne grace, Votre Excellence n'aurait rien à craindre.
-Il n'y renoncera pas, Valentin!
-Et bien! alors, si j'étais le prince Mourzakine, j'y renoncerais. Je ne m'exposerais pas pour la possession d'une petite fille comme cela, l'amusement de quelques jours, au ressentiment d'un homme qui peut tout et qui tiendrait mon avenir dans le creux de sa main. Je tournerais mes voeux vers un objet plus désirable et plus haut placé. Certaine marquise qui n'est pas loin d'ici a envoyé trois fois le jour de la grande alerte...
-Valentin, taisez-vous, je ne vous ai pas parlé et je ne vous permets pas de me parler de celle-là.
-Votre Excellence a raison, et c'est parce qu'elle fait plus grand cas de l'une que de l'autre qu'elle ferait bien d'écrire à son oncle. Je porterais la lettre de bonne heure, j'apporterais la réponse. C'est le moyen de tout concilier, et je gage qu'en voyant la soumission de Votre Excellence, M. le comte ne se souciera plus autant de la petite. Peut-être même ne s'en souciera-t-il plus du tout.
-C'est possible, il faut réfléchir à tout. Retirez-vous, Valentin; à mon réveil, je vous dirai ce qu'il faut faire.
Et Mourzakine, incapable de résister davantage au sommeil, se déshabilla vite et tomba sur son lit où il s'endormit comme frappé de la foudre, car il ne prit pas même la peine de ramener ses couvertures sur sa poitrine. Il dormait comme on dort à vingt-quatre ans, après une nuit d'agitation et de plaisir. Il faisait peut-être des rêves d'amour où tant?t la marquise, tant?t la grisette lui apparaissaient. Plus probablement il ne rêvait pas. Il était plongé dans l'anéantissement du premier sommeil. Francia sortit de sa cachette et marcha dans la chambre avec précaution, puis sans précaution; il n'entendait rien. Elle tira les verrous de la porte, après avoir écouté les pas de Valentin qui s'éloignaient. Mozdar ne bougeait plus; il couchait sous le péristyle, non dans un lit, les Cosaques ne connaissaient pas ce raffinement, mais sur un divan, sans se déshabiller, afin d'être toujours prêt à recevoir un ordre de son ma?tre.
Francia s'assit sur une chaise et regarda Mourzakine. Comme il était calme! Comme il l'avait oubliée! Combien peu de chose elle était pour lui! Il sortait des bras de la marquise, et déjà il ne se souciait presque plus de son petit oiseau bleu. Il le laissait au puissant Ogoksko?, il n'osait pas le lui disputer; il essaierait, quand il aurait bien dormi, de se le faire rendre par une lache supplication; peut-être même ne l'essaierait-il pas du tout!
Francia mesura l'ab?me où elle était tombée. La fièvre faisait claquer ses dents. Elle sentait son coeur aussi glacé que ses membres. Elle repassa dans son esprit encore lucide tous les événements de la soirée: la soumission avec laquelle Mourzakine l'avait abandonnée au ravisseur était pour elle le plus poignant affront. Guzman lui était infidèle aussi, lui; mais il lui faisait encore l'honneur d'être brutalement jaloux. Il l'e?t tuée plut?t que de la céder à un autre. Mourzakine s'était contenté de lui fournir un moyen de tuer son rival.
-Pourquoi a-t-il eu cette pensée, se dit-elle, puisqu'à présent le voilà qui dort et ne se souvient plus que j'existe? Sans doute qu'il hérite de son oncle et qu'il m'aurait su gré de le faire hériter tout de suite!
Elle eut un rire convulsif et crut entendre résonner à ses oreilles les paroles de l'invalide: ?Il a tué ta mère, cela doit être vrai, il rit de t'avoir pour ma?tresse malgré cela! il en rit avec son autre ma?tresse, qui ne vaut pas mieux que lui.?
Francia se leva dans un transport d'indignation. Elle eut chaud tout à coup; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui sembla qu'une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard, elle essuya la lame sans savoir ce qu'elle faisait.
-A présent, pensait-elle, je vais mourir; mais je ne veux pas mourir déshonorée. Je ne veux pas qu'on dise: Elle a été la ma?tresse du Russe qui a tué sa mère, et elle l'aimait tant, cette misérable, qu'elle s'est tuée pour lui. J'ai si peu vécu! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire que le mal et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu'on me pardonne, qu'on m'estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu'on dise à mon frère:
?-Elle avait fait une lacheté, elle l'a bien lavée, et tu peux être fier d'elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu n'as pas trouvé l'occasion, elle l'a bien trouvée, elle! Elle a vengé votre mère!?
Que se passa-t-il alors? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par le froid et l'abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille qui semblait lui sourire; la bouche était entr'ouverte, et, du milieu des touffes de la barbe noire, les dents éblouissantes de blancheur se détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands ouverts fixés sur elle.
Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser d'un corps étranger qui le gênait. Il n'en eut pas la force; la main retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé A mort. Francia n'en savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le coeur; elle avait agi dans un accès de délire dont elle n'avait déjà plus conscience: elle était folle.
Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte? lui avait-il parlé, lui avait-il souri, l'avait-il maudite? Elle ne le savait pas. Elle n'avait rien entendu, rien compris; elle croyait rêver, se débattre contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d'avoir voulu se tuer. Elle se crut éveillée enfin, et n'eut qu'une volonté instinctive, celle de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le vestibule sans que Mozdar l'entendit, arriva à la grille, trouva la clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un sang-froid hébété, et s'en alla devant elle sans savoir où elle était, sans savoir qui elle était.
Mourzakine respirait encore; mais de seconde en seconde, ce souffle s'affaiblissait. Il n'avait sans doute éprouvé aucune souffrance; la commotion seule l'avait éveillé, mais pas assez pour qu'il comprit, et maintenant il ne pouvait plus comprendre. S'il avait vu Francia, s'il l'avait reconnue, il ne s'en souvenait déjà plus. Ce qui lui restait d'ame s'envolait au loin vers une petite maison au bord d'un large fleuve. Il voyait des prairies, des troupeaux; il reconnut le premier cheval qu'il avait monté, et se vit dessus. Il entendit une voix qui lui criait:
-Prends garde, enfant!
C'était celle de sa mère. Le cheval s'abattit, la vision s'évanouit, le fils de Diomède ne vit et n'entendit plus rien: il était mort.
A l'heure où il avait l'habitude de s'éveiller, Mozdar entra chez lui, le crut endormi encore profondément et l'appela à plusieurs reprises son petit père! N'obtenant pas de réponse, il alla ouvrir les persiennes, et vit des taches rouges sur le lit. Il y en avait très-peu, la blessure n'avait presque pas saigné, le poignard était resté dans la poitrine, enfoncé peu profondément, mais il avait atteint la région où la vie s'élabore et se renouvelle. Il y avait eu étouffement rapide sans convulsion d'agonie. Le visage, calme, était admirable.
Aux cris et aux sanglots du Cosaque, Valentin accourut. Il envoya chercher la police et le docteur Faure. En attendant, il examina toutes choses. Par un hasard presque miraculeux, car à coup s?r elle n'avait songé à rien, Francia n'avait laissé aucune trace de sa courte présence dans la maison ni dans le jardin. La terre était sèche, il n'y avait pas la moindre empreinte. La clé de la grille était dans la serrure où Valentin se souvenait de l'avoir laissée. Mozdar jurait que personne n'avait pu passer dans le vestibule sans qu'il l'e?t entendu. Le docteur Faure examina avec un autre chirurgien la blessure et en dressa procès-verbal. Son confrère conclut au suicide. Quant à lui, il n'y crut pas et ne voulut pas conclure. Il songea à Francia et ne la nomma point. Il n'était pas chargé de rechercher les faits: il se retira en pensant que cette petite avait plus d'énergie qu'il ne lui en avait supposé.
Valentin, qui craignait beaucoup d'être accusé, vit avec plaisir les soup?ons se porter sur le pauvre Mozdar, qui était une excellente bête féroce apprivoisée, et qui pleurait à fendre l'ame. Le comte Ogoksko?, appelé en toute hate, vint pleurer aussi sur son neveu, et son chagrin fut aussi sincère que possible chez un courtisan. Il fit arrêter Mozdar pour la forme; mais quand il eut délibéré militairement sur son sort, il le disculpa et déclara que son pauvre neveu avait eu un chagrin d'amour qui l'avait porté à se donner la mort. Il ne s'accusa pas tout haut de lui avoir causé ce chagrin; mais il se le reprocha intérieurement et ne s'en consola qu'en se disant que le pauvre enfant avait la tête faible, l'esprit romanesque, le coeur trop tendre, enfin qu'il était dans sa destinée d'interrompre par quelque sottise la brillante carrière qui lui était ouverte.
Le tsar daigna plaindre le jeune officier. Autour de lui, quelques personnes se dirent tout bas que le comte Ogoksko?, jaloux de la jeunesse et de la beauté de son neveu, s'était trouvé en rivalité auprès de certaine marquise et s'était fait débarrasser de lui. L'affaire n'eut pas d'autre suite. Il n'y eut pas un des Russes logés ou campés à l'h?tel Talleyrand qui ne fit à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d'être courte:
-Pauvre gar?on! si jeune!
L'enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.
Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortège funéraire de son cher cousin, disant à qui voulait l'entendre:
-Il était le parent de ma femme, nous l'aimions beaucoup, nous avons été si saisis par ce triste événement, que madame de Thièvre en a eu une attaque de nerfs.
La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du cimetière, son mari lui dit tout bas:
-Je comprends votre émotion, ma chère; mais il faut surmonter cela et rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant, et ne manquerait pas de dire que vous pleurez trop pour qu'il n'y e?t pas quelque chose entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous! je ne crois point cela; mais il faut vous habiller et vous montrer: mon honneur l'exige!
La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se disait-elle que le ciel l'avait préservée d'une passion trop vive, qui e?t pu la compromettre.
Personne ne soup?onnait Francia, et, chose étrange, mais certaine, Francia ne se soup?onnait pas elle-même; elle avait agi dans un accès de fièvre cérébrale. Elle s'en était retournée instinctivement chez Moynet, elle s'était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le médecin qu'on avait mandé auprès d'elle. Certes, la police fran?aise l'e?t facilement retrouvée, si Valentin l'e?t accusée; mais il n'y songeait pas, il ne soup?onnait que le comte Ogoksko?, qu'il détestait pour s'être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la petite avait pu s'introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de l'événement, il haussait les épaules en lui répondant:
-Tout ?a, c'est des affaires entre Russes, n'en cherchons pas plus long qu'eux. Je sais que l'empereur de Russie n'aime pas qu'on voie les preuves de la haine des Fran?ais contre sa nation. Silence sur la petite Francia: nous ne la reverrons pas, elle n'est rien venue réclamer, elle nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné. Qu'il n'en soit plus question.
Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité, c'était le docteur Faure. Le regard profondément navré que Francia avait fixé sur lui, le jour où il l'avait quittée avec mépris, lui était resté sur le coeur et pour ainsi dire devant les yeux; ce pauvre petit être qui s'était fié à lui avec tant de candeur, et qui à une heure de là était retombé sous l'empire de l'amour, n'était pas une intrigante: c'était une victime de la fatalité. Qui sait si lui-même ne l'avait pas poussée au désespoir en voulant la sauver?
Il résolut de la retrouver, et, comme il avait bonne mémoire, il se rappela qu'en lui racontant toute sa vie, elle lui avait parlé d'un estaminet de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et d'un invalide qui tenait l'établissement. Il s'y rendit, et trouva la jeune fille entre la vie et la mort. Son frère était auprès d'elle. Après l'avoir vainement cherchée chez Mourzakine, où il avait appris la catastrophe, il était retourné au faubourg Saint-Martin, certain qu'on y aurait de ses nouvelles.
Francia était dans une petite chambre humide et misérable, qui ne recevait de jour que par une cour de deux mètres carrés, sorte de puits formé par la superposition des étages, et imprégné de toutes les souillures et de toutes les puanteurs des pauvres cuisines qui y déversaient leurs débris dans les cuvettes des plombs. C'était la chambre de Moynet, il n'en avait pas de meilleure à offrir, il n'avait pas le moyen d'en louer une autre et de payer une garde. Dodore heureusement ne quittait pas sa soeur d'un instant. Il la soignait avec un dévouement et une intelligence qui réparaient bien des choses. Il était comme transformé par quelques jours de fièvre patriotique et par la résolution de travailler. Antoine, qui s'était arrangé pour travailler cette semaine-là dans le voisinage, venait le matin, à midi et le soir, apporter tout ce qu'il pouvait se procurer pour le soulagement de la malade. La fruitière du coin, qui était une bonne Auvergnate, parente d'Antoine, et qui aimait Francia, venait la nuit relayer Théodore, on l'aider à contenir les accès de délire de sa soeur. Francia ne manquait donc ni de soins, ni de secours; mais le contraste entre le lieu écoeurant et sinistre où il la trouvait, après l'avoir laissée dans une sorte d'opulence, serra le coeur du docteur Faure. Il dut faire allumer une chandelle pour voir son visage, et après s'être bien informé de la marche suivie jusque-là par la maladie, il espéra la guérir, et revint le lendemain. Peu de jours après, il la jugea hors de danger. Théodore, qui secoua tristement la tête, lui dit en causant tout bas avec lui dans un coin:
-S'il faut qu'elle vive comme la voilà, mieux vaudrait pour elle qu'elle f?t morte!
-Vous la croyez folle? dit le docteur.
-Oui, monsieur, car c'est quand la fièvre la quitte un peu qu'elle a le moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu'elle a tué le prince russe, et nous ne nous étonnons pas, c'est le délire; mais quand on la croit bien revenue de ?a, elle vous dit qu'elle a rêvé de mort, mais qu'elle sait bien que le prince est vivant, puisqu'il est là endormi sur un fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.
-Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où elle est?
-Mais... c'est elle qui l'a apprise ici. Quand je suis arrivé de Vaugirard, personne ne le savait. On croyait qu'elle avait rêvé ?a, et moi je leur ai dit que c'était la vérité.
-Eh bien! mon gar?on, vous avez eu tort.
-Pourquoi ?a, monsieur le médecin?
-Parce qu'on pourrait soup?onner votre soeur, et qu'il faut vous taire. A présent, le délire est tombé, mais le cerveau est affaibli et halluciné il faut l'emmener dans un faubourg qui soit un peu la campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards, et vous, ne répétez à personne ce qu'elle vous dira de sang-froid ou autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n'en tenez pas compte, laissez-lui croire qu'il est vivant, jusqu'à ce qu'elle soit bien guérie.
-Je veux bien tout ?a, dit Théodore; mais le moyen?
-Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d'avance. J'avais déjà récolté quelque chose pour votre soeur dans un moment où elle voulait quitter le prince. Je payerai donc cette petite dépense. Occupez-vous vite du changement d'air et de résidence; demain elle pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j'enverrai un brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j'irai la voir dans la soirée.
Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu'il cherchait du c?té de l'h?pital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là s'étendaient jusqu'à la barrière de la Chopinette. Le lendemain à midi, Francia fut mise sur le brancard et s'étonna beaucoup d'être enfermée dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l'esprit. Ayant entrevu, à travers les fentes de la toile, de la verdure et des arbres, tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et à sa gauche, elle crut qu'elle était morte, et qu'on la portait au cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de Mourzakine, qu'elle aimait toujours.
Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d'un air plus pur, qui faisait frissonner la toile autour d'elle, lui causèrent une sorte de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la première fois depuis son crime involontaire.
Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put répondre aux questions du docteur sans trop d'égarement, et le remercia de ses bontés: elle le reconnaissait. Elle n'osa pas lui demander s'il était envoyé par Mourzakine; mais elle se souvint d'une partie des faits accomplis. Elle pensa qu'elle était, par ses ordres, transférée en lieu s?r, à l'abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout bas comme il la quittait:
-Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas ha?r ce Russe?
Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment pouvait-elle se retracer une scène dont elle n'avait pas eu conscience? Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-la, qu'elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l'illusion de la réalité. Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d'une conscience pure et tranquille chargée d'un meurtre à l'insu d'elle-même. Il tenait à s'assurer de ce qu'il soup?onnait, et il lui fut facile de savoir de Francia, qu'elle s'était introduite chez son amant la nuit de sa mort. Elle se souvenait d'y être entrée, mais non d'en être sortie, et quand il lui demanda dans quels termes elle s'était séparée de lui cette nuit-là, il vit qu'elle n'en savait absolument rien. Elle avoua qu'elle avait eu l'intention de se tuer devant lui avec un poignard qu'il lui avait donné et qu'elle décrivit avec précision: c'était bien celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir encore ce poignard et le cherchait ingénument. Quand il demanda à la jeune fille si c'était Mourzakine qui l'avait détournée du suicide, elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à s'embrouiller. Tant?t il lui semblait que le prince avait pris le poignard et s'était tué lui-même, et tant?t qu'il l'en avait frappée.
-Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c'est mon délire qui commen?ait, car il ne m'a pas frappée, je n'ai pas de blessure, et il m'aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c'est encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l'ai vu souvent pendant que j'étais si malade. N'est-ce pas qu'il est venu me voir? Ne reviendra-t-il pas bient?t? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il a eu des torts; mais, puisqu'il est venu, c'est qu'il m'aime toujours, et moi, j'aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas l'aimer.
Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui apprendre que les alliés étaient partis après treize jours de résidence à Paris, et qu'elle ne reverrait jamais ni Mourzakine, ni son oncle. Elle eut un profond chagrin, qu'elle renferma, dans la crainte d'être accusée de lacheté de coeur. Les reproches de l'invalide n'étaient pas sortis de sa mémoire, et, en perdant l'espérance, elle ne perdit pas le désir d'être estimée encore. Elle pria le docteur de lui procurer de l'ouvrage. Il la fit attacher à la lingerie de l'h?pital Saint-Louis, où elle mena une conduite exemplaire. Les jours de grande fête, elle venait embrasser Moynet et tendre la main à Antoine, qui espérait toujours l'épouser. Elle ne le rebutait pas, et disait qu'ayant une bonne place elle ne voulait se mettre en ménage qu'avec quelques économies. Le pauvre Antoine en faisait de son c?té, travaillait comme un boeuf et s'imposait toutes les privations possibles pour réunir une petite somme.
Théodore était occupé aussi. Il apprenait avec Antoine l'état de ferblantier. Il se conduisait bien, il se portait bien. L'enfant malingre et débauché devenait un gar?on mince, mais énergique, actif et intelligent.
Dans le quartier, comme disaient Francia et son frère en parlant de cette rue du Faubourg-Saint-Martin qui leur était une sorte de patrie d'affection, on les remarquait tous deux, on admirait leur changement de conduite, on leur savait gré de s'être rangés à temps, on leur faisait bon accueil dans les boutiques et les ateliers. Moynet était fier de sa fille adoptive et la présentait avec orgueil à ceux de ses anciens camarades aussi endommagés que lui par la guerre, qui venaient boire avec lui à toutes leurs gloires passées.
Dans sa joie de trinquer avec eux, il oubliait souvent de leur faire payer leur dépense. Aussi ne faisait-il pas fortune; mais il n'en était que plus gai quand il leur disait en montrant Francia:
-En voilà une qui a souffert autant que nous, et qui nous fermera les yeux!
Il s'abusait, le pauvre sergent. Il voyait sa fille adoptive embellir en apparence: elle avait l'oeil brillant, les lèvres vermeilles; son teint prenait de l'éclat. Le docteur Faure s'en inquiétait, parce qu'il remarquait une toux sèche presque continuelle et de l'irrégularité dans la circulation. L'hiver qui suivit sa maladie, il constata qu'une maladie plus lente et plus grave se déclarait, et au printemps, il ne douta plus qu'elle ne f?t phthisique. Il l'engagea à suspendre son travail et à suivre, en qualité de demoiselle de compagnie, une vieille dame qui l'emmènerait à la campagne.
-Non, docteur, lui répondit Francia, j'aime Paris, c'est à Paris que je veux mourir.
-Qui te parle de mourir, ma pauvre enfant? Où prends-tu cette idée-là?
-Mon bon docteur, reprit-elle, je sens très-bien que je m'en vais et j'en suis contente. On n'aime bien qu'une fois, et j'ai aimé comme cela. A présent, je n'ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il ne m'a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans aimer, et peut-être que, pour mon malheur, j'aimerais encore; mais ce serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon coeur. Ce serait mal, et ?a finirait mal. J'aime bien mieux mourir jeune et ne pas recommencer à souffrir!
Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides progrès.
Le 21 mars 1815, Paris était en fête, Napoléon, rentré la veille au soir aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait prendre sa revanche sur l'étranger. Moynet était comme fou; il courait regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir partager sa joie.
-Nous irons la voir ce soir, disait-il en s'appuyant sur le bras d'Antoine, qu'il for?ait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui conterons tout ?a! Nous lui porterons le bouquet de lauriers et de violettes que j'ai mis à mon enseigne!
Pendant qu'il faisait ce projet et criait vive l'empereur! jusqu'à complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de l'h?pital Saint-Louis, s'éteignait dans les bras d'une des soeurs qui croyait à un évanouissement et s'effor?ait de la faire revenir. Quand son frère accourut avec le docteur Faure, elle lui sourit à travers l'effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour parler, elle leur dit:
-Je suis contente; il est venu, il est là avec ma mère! il me l'a ramenée!
Elle se retourna sur le fauteuil ou on l'avait assise et sourit à des figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement comme une personne, qui se sent guérie: c'était le dernier souffle.
Un jour que l'on discutait la question du libre arbitre devant le docteur Faure:
-J'y ai cru, dit-il, je n'y crois plus d'une manière absolue. La conscience de nos actions est intermittente, quand l'équilibre est détruit par des secousses trop fortes. J'ai connu une jeune fille faible, bonne, douce jusqu'à la passivité, qui a commis d'une main ferme un meurtre qu'elle ne s'est jamais reproché parce qu'elle ne s'en est jamais souvenue.
Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l'histoire de Francia.
UN BIENFAIT
N'EST JAMAIS PERDU
PROVERBE
PERSONNAGES
ANNA DE LOUVILLE.
LOUISE DE TRéMONT.
M. DE VALROGER.
M. DE LOUVILLE.
Au chateau de Louville.-Un salon.
SCèNE PREMIèRE
LOUISE, ANNA.
ANNA, (debout, agitée.)
Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.
LOUISE, (assise, brodant, calme.)
Pourquoi?
ANNA.
Un homme qui compromet toutes les femmes est l'ennemi naturel de toutes les femmes honnêtes.
LOUISE.
Dis-moi, je t'en prie, ce que signifie ce grand mot-là: compromettre les femmes!
ANNA.
Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage?
LOUISE.
Très-sérieusement. Je suis une sauvage.
ANNA.
Quelle prétention! Est-ce qu'il y a encore des sauvages au temps où nous vivons? Il n'y en a même plus à Carpentras.
LOUISE.
C'est pour ?a qu'il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me répondre? C'est donc bien difficile?
ANNA.
C'est très-aisé. Un homme qui compromet les femmes, c'est M. de Valroger.
LOUISE.
?a ne m'apprend rien; je ne le connais pas.
ANNA.
Tu ne l'as jamais vu?
LOUISE.
Où l'aurais-je vu? C'est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont je ne suis plus depuis mon veuvage.
ANNA.
Eh bien! moi qui habite ce chateau depuis deux mois, je ne connais pas non plus ce monsieur, mais mon mari le conna?t; il dit que c'est un vrai marquis de la régence.
LOUISE.
Bah! c'est une race perdue. M. de Louville s'est moqué de toi.
ANNA.
Qui sait? Je suis s?re qu'il me blamerait beaucoup de le recevoir en son absence.
LOUISE.
Alors tu as bien fait de le renvoyer; parlons d'autre chose.
ANNA.
Oh! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.
LOUISE.
Nous n'avons rien à en dire, ne le connaissant ni l'une ni l'autre.
ANNA.
D'autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.
LOUISE.
Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les aimions...
ANNA, (allant à une fenêtre et regardant.)
Oh! que tu as de vieilles facéties!-Tiens, il est affreux!
LOUISE.
Qui?
ANNA.
Lui, M de Valroger, ce beau séducteur; il est très-laid.
LOUISE.
Comment se fait-il qu'il soit dans ton parc, sachant que tu ne re?ois pas?
ANNA.
Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas refuser vingt francs... Je le chasserai.
LOUISE.
Le jardinier?
ANNA.
Certainement. Il aura re?u de l'argent pour fournir à ce monsieur le moyen de m'apercevoir.
LOUISE.
Voilà de l'argent bien mal employé!
ANNA.
Ah! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense?
LOUISE.
Si fait, mais il aurait d? se dire qu'il la verrait pour rien!
ANNA, (fermant brusquement le rideau.)
Il ne m'a pas vue.
LOUISE.
C'est qu'il n'aura pas voulu! Alors il a moins de curiosité que toi.
ANNA.
Tu n'es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant? Il est là, tout près!
LOUISE.
Au fait, la vue n'en co?te rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.) Franchement, eh bien! je ne suis pas de ton avis. Il est très-agréable.
ANNA.
Agréable! comme monsieur le bourreau de Paris!
LOUISE, (revenant.)
Ah! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger!
ANNA.
Et toi, tu le protèges?
LOUISE.
Contre qui?
ANNA.
Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d'envie que je le re?oive.
LOUISE.
?a vaudrait peut-être mieux que de s'en priver avec tant de regret.
ANNA.
Parle pour toi.
LOUISE.
Moi? je suis s?re de le voir chez moi. Sa visite m'a été annoncée par ma mère.
ANNA.
Et tu comptes le recevoir?
LOUISE.
Certainement.
ANNA.
Ah!-Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants...
LOUISE.
Et je suis beaucoup moins jeune que toi; dis-le, ?a ne me fache pas, bien au contraire; quand on n'a rien à se reprocher à mon age, on compte ses années avec plaisir.
ANNA.
Coquette de vertu, va!
LOUISE.
Chère enfant, tu conna?tras ce plaisir-là, à la condition pourtant que tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.
ANNA.
Encore? Je n'entends pas.
LOUISE.
Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l'ame, une maladie! La vertu, c'est le calme et la santé.
ANNA.
Très-bien! un sermon?
LOUISE.
Que veux-tu? je vieillis!
SCèNE II
ANNA, LOUISE, UN DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQUE.
M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.
ANNA.
Toujours? vous n'avez donc pas dit que j'étais sortie?
LE DOMESTIQUE.
Je l'ai dit; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu'elle était rentrée...
ANNA.
L'impertinent! Dites que je ne re?ois pas.
LOUISE, (au domestique.)
Attendez... (Bas à Anna.) Re?ois-le!
ANNA, (bas.)
Ah! tu vois! c'est toi qui le veux! (Au domestique.) Faites entrer. (Le domestique sort.)
LOUISE.
Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses avec moi qu'il n'y a pas de tels hommes pour une honnête femme.
ANNA.
Mais mon mari... Il est vrai qu'il ne m'a pas défendu de le recevoir!
LOUISE.
Ton mari t'estime trop pour s'inquiéter de rien; d'ailleurs je suis là.
LE DOMESTIQUE, (annon?ant.)
M. le marquis de Valroger.
SCèNE III
LOUISE, ANNA, VALROGER.
VALROGER, (allant à Anna.)
Si j'ai eu l'audace d'insister, madame...
LOUISE.
C'est que vous m'avez vue à cette fenêtre? (Bas à Anna étonnée.) Laisse-moi faire!
VALROGER, (désignant Anna.)
C'est madame que j'ai vue.
LOUISE.
Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi; c'est moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.
VALROGER, (railleur.)
Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir attendu.
LOUISE.
C'est que... on vous avait dit que j'étais sortie. Je ne l'étais pas.
VALROGER.
Vous êtes adorable de franchise, madame! Je dois donc me dire que votre premier mouvement avait été de me mettre à la porte?
LOUISE.
Absolument.
VALROGER.
C'est-à-dire une fois pour toutes?
LOUISE.
J'en conviens, puisque je me suis ravisée.
VALROGER.
J'en suis bien heureux; mais à qui dois-je?...
LOUISE.
Vous le devez à madame, qui m'a dit de vous le plus grand bien.
ANNA.
Ah! par exemple!... (Louise lui fait signe de se taire.)
VALROGER, (à Anna.)
Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie...
ANNA, (sèchement.)
Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d'honneur!
VALROGER, (railleur.)
Oh! madame, vous me dites cela d'un ton... Me voilà éperdu entre la crainte et l'espérance!
ANNA, (avec hauteur.)
L'espérance de quoi?
LOUISE.
L'espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien! monsieur, c'est fait; vous nous plaisez beaucoup.
VALROGER, (lui baisant la main.)
Vraiment! (A part.) La dr?le de femme!
LOUISE.
Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Je ne savais pas moi, que vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été comblés par vous. C'est mon amie qui vient de me l'apprendre.
VALROGER, (à Anna stupéfaite.)
Comment! vous saviez... Vraiment me voilà réhabilité à bon marché! Est-ce qu'il y a le moindre mérite?
LOUISE.
Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et délicatesse. Ce n'est peut-être pas bien méritoire pour nous autres femmes, nous n'avons à faire que ?a; mais un homme du monde que ses plaisirs n'emportent pas dans un tourbillon d'égo?sme et d'oubli!... Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges.... c'est fini. Je vous devais cette explication, et nous n'en parlerons plus.
VALROGER.
Eh bien, non, madame! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir. Avant que madame de Trémont pr?t la peine de vous apprendre que j'étais un ange, vous pensiez que j'étais un démon, puisque vous me repoussiez sans merci de votre sanctuaire?
LOUISE.
Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander d'où je tenais ces renseignements; on m'avait dit que vous étiez méchant.
VALROGER.
Méchant! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l'expliquer, madame?
LOUISE.
Je ne puis vous l'expliquer que comme je l'entends. Un méchant, c'est un coeur haineux, et on vous accusait de ha?r les femmes.
VALROGER.
Comment peut-on ha?r les femmes?
LOUISE.
C'est les ha?r que de les rechercher pour le seul plaisir de les compromettre. Les compromettre, c'est leur faire perdre l'estime et la confiance qu'elles méritaient, c'est leur faire le plus grand tort et le plus grand mal: voilà ce que c'est qu'un méchant.
VALROGER
Très-bien. Et une méchante, qu'est-ce que c'est?
LOUISE.
C'est la même chose. C'est une coquette au coeur froid.
VALROGER.
Voilà une bizarre aventure, madame de Louville! On m'avait dit à moi que vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot!
ANNA, (s'échappant).
Moi?
VALROGER, (s'apercevant de la mystification).
Vous? (A part). Bien! ces dames s'amusent à mes dépens! (Haut à Anna). Oh! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j'en suis certain, pour une femme sincère et indulgente; mais elle, votre amie, madame de Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée méchante comme Satan!
ANNA.
Eh bien! voilà une belle réputation! mais c'est indigne!... Je... (A Louise.) Tu ne te faches pas?
LOUISE.
Me facher de cela serait avouer que je le mérite.
ANNA.
Mais monsieur l'a cru, il le croit sans doute encore?
LOUISE.
Dame! qui sait? c'est à lui de répondre.
VALROGER.
Eh! eh!
ANNA, (en colère,)
Comment? vous dites eh! eh!
VALROGER.
Oh! oh!
ANNA.
Ce ne sont pas là des réponses!
VALROGER.
Que voulez-vous? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la figure, et l'accueil qu'elle vient de me faire tournerait la tête à un novice; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus dangereux et les plus perfides. Ils s'arrangent pour vous mettre à leurs pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font voir la double griffe.
ANNA.
Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d'aucune de nous, et que vous étiez si mal disposé contre... madame en particulier, pourquoi donc venez-vous chez-elle? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je sache.
VALROGER.
Pardonnez-moi, j'étais impérieusement sommé de compara?tre pour répondre à une provocation.
ANNA.
Ah! je ne savais pas!
VALROGER.
Non, vous ne saviez pas; mais peut-être que madame de Louville le sait! Je m'en doute. J'ai, sans vous conna?tre, et sur la foi d'autrui, dit beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur les femmes légères. Je vous ai ha? comme on hait celui qui vous confond avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie, j'ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C'est à cette provocation que vous avez répondu en venant ici.
VALROGER.
Au moins voici de la franchise.
LOUISE.
J'en ai beaucoup, c'est ma manière d'être coquette; c'est celle des grands diplomates.
ANNA.
Je hais, je méprise la coquetterie, moi!
LOUISE.
Et moi, j'avoue que nous en avons toutes! Il vaut bien mieux confesser nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui, j'avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes enivrées de l'orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui de la vertu quand nous sommes vertueuses; mais quand nous sommes l'un et l'autre, oh! alors il n'y a plus de bornes à notre vanité, et l'homme qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux; quel prix aurait son culte, s'il ne souffrait pas un peu pour nous? Ne faut-il pas qu'il expie son impiété? Alors on s'embarque avec lui dans cette coquille de noix qu'on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux qu'on appelle l'amour; on s'y joue du péril et on s'y tient ferme jusqu'à ce qu'un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de voyage. Et voilà le résultat très-ordinaire et très-connu de ces sortes de défis réciproques. On commence par se ha?r, puis on s'adore, après quoi on se méprise l'un et l'autre quand on ne se méprise pas soi-même. Il e?t été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d'un mot léger ou d'une bravade irréfléchie!
ANNA.
Ma chère, tu parles d'or; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu'elle dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur l'absolution de tes fautes, et je me retire...
LOUISE.
Sans l'inviter chez toi?
ANNA.
Sans l'inviter. Je n'ai rien à me faire pardonner, puisqu'il est convaincu que je le tiens pour un ange!
VALROGER.
Me sera-t-il permis d'aller au moins vous présenter mes actions de graces?
ANNA.
Oui, monsieur, au chateau de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai jamais les pieds! (Elle sort.)
SCèNE IV
LOUISE, VALROGER.
LOUISE.
Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont?
VALROGER.
Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de moi avec madame de Louville.
LOUISE.
Ah! vous avez deviné ce que j'allais vous révéler?
VALROGER.
Oui, madame; j'ai vu qu'en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans sa racine.
LOUISE.
Le mal?
VALROGER.
Oui; je venais ici, vous l'avez fort bien compris, pour me venger, n'importe comment, du mépris, de l'aversion que madame de Louville affecte pour ma personne. A présent il n'y aura pas moyen; vous lui avez trop clairement montré le danger. Et puis vous m'avez rendu ridicule en sa présence, car je n'ai pas vu tout de suite le piège que vous me tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance; mais ne triomphez pas trop, j'y tenais médiocrement.
LOUISE.
Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte de votre promesse.
VALROGER.
Quelle promesse?
LOUISE.
Celle de laisser tranquille à tout jamais cette petite femme qui aime son mari, un mari excellent, un honnête homme que vous connaissez...
VALROGER.
Il n'est pas mon ami.
LOUISE.
Il le sera bient?t, puisque vous voilà établi dans notre voisinage. Vous chasserez ensemble, vous vous rencontrerez partout, vous l'estimerez, vous verrez que son ménage est heureux et honorable; mais il n'est si bon ménage où le plus léger propos ne puisse jeter le trouble. Vous êtes un homme dangereux, en ce sens que vous ne pouvez plus faire un pas sans qu'on vous attribue un projet ou une aventure; mais vous êtes un galant homme quand même, et vous me jurez de renoncer...
VALROGER.
Permettez! Avant de m'engager, je voudrais comprendre...
LOUISE.
Quoi?
VALROGER.
Je voudrais comprendre comment, pourquoi, vous, la femme proclamée vertueuse et pure par excellence, vous semblez faire bon marché de la vertu des autres femmes, au point de demander grace pour elles?
LOUISE.
Oh! je vais plus loin que cela. Je fais bon marché de ma propre vertu dans le passé. Je ne sais nullement si, poursuivie et tourmentée par un séducteur habile, j'eusse gardé dans ma jeunesse le calme dont je jouis maintenant.
VALROGER.
Dans votre jeunesse?
LOUISE.
Oui, et comme j'ai été très-heureuse en ménage et très-respectée de tout ce qui m'entourait, je suis très-indulgente pour celles qui se trompent dans les chemins embrouillés.
VALROGER.
Savez-vous bien, madame, que me voilà tenté de vous prendre pour la véritable coquette que je comptais trouver ici?
LOUISE.
Ah oui-da!
VALROGER.
Madame de Louville est une enfant. Beauté, jeunesse, orgueil et témérité, cela est bien connu, bien peu redoutable et bien peu excitant; mais une femme vraiment forte, habilement humble, généreuse envers les autres, soi-disant vieille, et plus belle que les plus jeunes, tenez, vous aurez beau dire, vous savez bien que tout cela est d'un prix inestimable, et qu'il y aurait une gloire immense...
LOUISE.
A l'immoler?
VALROGER.
Non, mais à le conquérir.
LOUISE.
Conquérir! Comment donc? le mot est charmant! Est-ce une déclaration que vous me faites?
VALROGER.
Si vous voulez.
LOUISE.
Et si je ne veux pas?
VALROGER.
Il est trop tard. Vous l'avez provoquée, et vous n'avez point paré à temps.
LOUISE.
Au fait, c'est vrai. Eh bien! monsieur, vous êtes très-aimable, et je vous remercie.
VALROGER.
Cela veut dire que vous prenez mes paroles pour un hommage banal!
LOUISE.
Je n'ai garde; j'en suis trop flattée pour cela.
VALROGER.
Ah ?à mais, vous êtes atrocement railleuse! Je commence à vous croire coquette tout de bon.
LOUISE.
C'est dans mon r?le.
VALROGER.
Le r?le d'ange gardien de madame de Louville?
LOUISE.
C'est cela! Si je ne m'empare pas de votre coeur aujourd'hui, mon proverbe est manqué.
VALROGER.
Eh bien! il est manqué; je vous déteste!
LOUISE.
Oh! que non.
VALROGER.
Vous croyez le contraire?
LOUISE.
Pas du tout. Je vous suis parfaitement indifférente.
VALROGER.
Et sur ce terrain-là vous me payez largement de retour!
LOUISE.
Ah! mais non.
VALROGER.
J'entends! vous me détestez aussi, vous.
LOUISE.
C'est tout le contraire. Regardez-moi en face.
VALROGER.
Bien volontiers.
LOUISE.
Eh bien?
VALROGER.
Eh bien?
LOUISE.
Trouvez-vous que j'ai l'air de me moquer de vous?
VALROGER.
Parfaitement.
LOUISE.
Oh! l'homme habile! Eh bien! on vous a surfait, vous êtes un bon jeune homme, vous n'avez jamais rien lu dans les yeux d'une femme.
VALROGER.
D'une femme comme vous, c'est possible.
LOUISE.
Quelle femme suis-je donc?
VALROGER.
Un sphinx! Je n'ai jamais vu tant d'aplomb dans le dédain.
LOUISE.
Et moi, je n'ai jamais vu tant d'obstination dans la méfiance. Voyons, par quoi faut-il vous jurer que je vous aime?
VALROGER, (riant).
Vous m'aimez, vous!
LOUISE.
De tout mon coeur!
VALROGER, (à part).
C'est une folle! (Haut.) Jurez-le sur l'honneur, si vous voulez que je vous croie.
LOUISE.
L'honneur d'une femme? Vous n'y croyez pas. Dans les mélodrames, on jure par son salut éternel; mais vous n'y croyez pas davantage.
VALROGER.
Par votre amitié pour madame de Louville!
LOUISE.
Encore mieux: par l'innocence de ma fille!
VALROGER.
Quel age a-t-elle?
LOUISE.
Six ans.
VALROGER.
J'y crois. Donc vous m'aimez, comme ?a, tout doucement, de tout votre coeur, comme le premier venu?
LOUISE.
Je n'aime pas le premier venu. écoutez-moi, vous allez comprendre que je ne ris pas, et que mon affection pour vous est très-sérieuse.
VALROGER.
Ah! voyons cela, je vous en prie!
LOUISE.
Vous souvenez-vous d'un jeune gar?on qui s'appelait Ferval?
VALROGER.
Non, pas du tout!
LOUISE.
Augustin de Ferval.
VALROGER.
C'est très-vague...
LOUISE.
Alors, puisqu'il faut mettre les points sur les i, vous vous souviendrez peut-être d'une certaine demoiselle qui s'appelait Aline, et qui n'était pas du tout reine de Golconde?
VALROGER.
Eh bien! madame?
LOUISE.
Eh bien! monsieur, cette jolie personne, que vous protégiez, fut prise au sérieux par un jeune provincial, mauvaise tête...
VALROGER.
J'y suis, je me souviens! Il y a de cela cinq ou six ans. Vous le connaissez, ce petit Ferval?
LOUISE.
C'était mon frère, un enfant qui eut la folie de vous provoquer et dont vous n'avez pas voulu tirer vengeance, car, après lui avoir laissé la satisfaction de vous envoyer une balle, vous avez riposté sur lui avec une arme chargée à poudre. Il ne l'a jamais su; mais des amis à vous l'ont dit en secret à sa mère, qui l'a répété à sa soeur. Vous voyez bien que cette soeur ne peut pas rire quand elle prétend qu'elle vous aime!
VALROGER.
Alors on a bien raison de prétendre qu'un bienfait n'est jamais perdu, car votre amitié doit être une douce chose; pourtant...
LOUISE.
Pourtant?...
VALROGER.
Vous avez tort de l'offrir pour si peu, madame! C'est un excitant dangereux.
LOUISE.
Dangereux pour qui?
VALROGER.
Pour moi.
LOUISE.
Pourquoi me répondez-vous comme cela, voyons? A quoi bon poursuivre l'escarmouche de convention et garder le ton plaisant, quand je vous dis tout bonnement les choses comme elles sont?
VALROGER.
C'est que vous oubliez vos propres paroles: je suis un méchant, et j'ai le coeur froid comme glace.
LOUISE.
Je n'ai jamais cru cela.
VALROGER.
Eh bien! vous avez eu tort; il fallait le croire.
LOUISE.
Pourquoi mentez-vous? Je ne comprends plus.
VALROGER.
Je ne mens pas. Je suis amoureux de vous.
LOUISE.
Si c'était vrai, cela ne prouverait pas que vous eussiez le coeur froid.
VALROGER.
Attendez! je suis amoureux de vous à ma manière, sans vous aimer.
LOUISE.
Je comprends; ma confiance vous-humilie, ma loyauté vous blesse. Vous vous vengez en me disant une chose que vous jugez offensante.
VALROGER.
Oui, madame, j'ai l'intention de vous offenser.
LOUISE.
Pourquoi?
VALROGER.
Pour que vous me détestiez.
LOUISE.
Parce que l'amitié d'une honnête femme vous fait l'effet d'un outrage?
VALROGER.
C'est comme ?a. Je ne veux pas de la v?tre.
LOUISE.
Vous êtes brutalement sincère!
VALROGER.
Oui. Je suis un séducteur percé à jour, comme vous êtes une coquette classique.
LOUISE.
Alors me voilà déjouée et rembarrée! Je suis coquette tout de bon, et j'ai voulu me frotter à un vindicatif plus malin que moi, qui me remet à ma place et compte faire de moi un exemple. Est-ce cela?
VALROGER.
Précisément.
LOUISE.
Comment vais-je sortir de là?
VALROGER.
Vous n'en sortirez pas.
LOUISE, (élevant la voix avec intention.)
C'est-à-dire que vous allez faire pour moi ce que vous comptiez faire pour madame de Louville?
VALROGER.
Oui, madame.
LOUISE.
Vous viendrez me voir?
VALROGER.
Tous les jours.
LOUISE.
Et si la porte vous est fermée?...
VALROGER.
Je resterai sous la fenêtre. Je coucherai dans le jardin, sous un arbre.
LOUISE.
Je suis sauvée! vous vous enrhumerez!
VALROGER.
Je tousserai à vous empêcher de dormir. Vous m'enverrez de la tisane!
LOUISE.
Vous refuserez de la boire?
VALROGER.
Au contraire. Je la boirai.
LOUISE.
Et alors?
VALROGER.
Alors vous aurez pitié de moi, vous me recevrez.
LOUISE.
Et puis après?
VALROGER.
Je reviendrai.
LOUISE.
Je me laisserai compromettre?
VALROGER.
Non! vous fuirez, mais je vous suivrai partout. Partout vous me trouverez pour ouvrir la voiture et vous offrir la main.
LOUISE.
C'est bien connu, tout ?a.
VALROGER.
Tout est connu. Je n'ai rien découvert de neuf, il n'y a rien de mieux que les choses qui réussissent toujours.
LOUISE.
Alors c'est cela, c'est bien cela qui s'appelle compromettre une femme?
VALROGER.
Pas du tout! Compromettre une femme, c'est se servir des apparences qu'on a fait na?tre pour la calomnier ou la laisser calomnier. Je ne calomnie pas, moi. Je suis homme du monde et gentilhomme. Je dirai à toute la terre que je fais des folies pour vous en pure perte, ce qui sera vrai jusqu'au jour où vous en ferez pour moi.
LOUISE.
Et pourquoi en ferai-je?
VALROGER.
Parce que la folie est contagieuse.
LOUISE.
Et je deviendrai folle, moi?
VALROGER.
Ne vous fiez pas au passé.
LOUISE.
Vous savez bien que je n'en tire pas vanité. Pourtant ce qui est passé est acquis.
VALROGER.
Non! vous l'avez dit vous-même, votre vertu a été aidée par l'absence de péril. Pourtant vous avez d? allumer des passions; mais il y a à peine un homme sur mille qui soit doué d'assez de persévérance pour consacrer des mois et des années à la conquête d'une femme... Or je sais, je vois que vous n'avez pas rencontré cet homme-là.
LOUISE.
Et vous vous piquez de l'être?
VALROGER.
Je le suis.
LOUISE.
?a vous amuse?
VALROGER.
C'est mon unique amusement.
LOUISE.
Vous êtes né hostile et vindicatif, comme on na?t poète ou r?tisseur?
VALROGER.
Le bonheur de l'homme est de développer ses instincts particuliers.
LOUISE.
Même les mauvais?
VALROGER.
Enfin vous reconnaissez que je suis mauvais?
LOUISE.
C'est à quoi vous teniez? Vous vouliez faire peur; sans cela vous croyez votre effet manqué, et la confiance vous humilie. C'est une manie que vous avez, je le vois bien; avec moi, elle ne sera pas satisfaite. Je vous crois bon.
VALROGER.
Vous éludez la question. Si je suis tel que je m'annonce, vous devez me ha?r.
LOUISE.
Et vous voulez être ha??
VALROGER.
Oui; pour commencer, cela m'est absolument nécessaire.
LOUISE.
Eh bien! comme, en ne vous accordant pas le commencement, je serai, espérons-le, préservée de la fin, je déclare que, méchant ou non, je ne puis ha?r le bienfaiteur de mes pauvres et le sauveur de mon frère.
VALROGER.
Vaine invocation au passé! Vous me ha?rez quand même!
LOUISE.
Comment vous y prendrez-vous?
VALROGER.
D'abord je vais faire la cour à madame de Louville.
LOUISE, (regardant vers une portière en tapisserie.)
A quoi bon, si je n'en suis pas jalouse?
VALROGER.
Vous m'avez demandé grace pour elle. Il faut que je sois inexorable pour vous prouver que je ne vaux rien.
LOUISE, (lui montrant la portière, dont les plis sont agités.)
Vous pouvez lui faire la cour; à présent qu'elle a tout entendu, elle saura se défendre. Vos plans sont livrés, et peut-être... (Elle va à la fenêtre.) Cette voiture qui roule... Oui, c'est un renfort qui lui arrive.
VALROGER.
Son mari?
LOUISE.
Précisément.
VALROGER.
Si madame de Louville est hors de cause, on se passera de ce moyen-là.
LOUISE.
C'est tout ce que je voulais. Merci, mon cher monsieur; elle est sauvée, et moi, je ne vous crains pas.
VALROGER.
Merci, ma chère madame, voilà que vous acceptez le défi!
LOUISE.
Le défi de quoi? Vous voulez que je vous craigne pour arriver à vous aimer? C'est un prologue inutile, puisque nous voici d'emblée au déno?ment. Ce que vous voulez, ce n'est pas l'amour, vous en êtes rassasié, vous n'y tenez pas, et c'est ma vertu, c'est-à-dire ma tranquillité seule, que vous voudriez ébranler. Eh bien! sachez que, dans les ames fermées aux malsaines agitations de la passion folle, il y a des émotions plus douces et plus pures qu'on peut être fier d'avoir fait na?tre et de conserver toujours jeunes. Il n'est pas humiliant d'être maternellement aimé par une femme m?re, et il ne serait pas du tout glorieux de lui tourner ridiculement la tête.
VALROGER
Une femme m?re!...
LOUISE.
J'ai trente-six ans, mon bon monsieur!
VALROGER.
Ce n'est pas vrai, votre fille n'en a que six!
LOUISE.
Mais mon fils en a quinze!
VALROGER.
Allons donc!
LOUISE.
Je n'ai pas son extrait de naissance dans ma poche, sans cela... Mais vous voilà calmé et un peu honteux, convenez-en, de vous être trompé, vous si clairvoyant, sur l'age d'une femme. Vous verrez mon fils, cela vous guérira tout à fait, car vous viendrez chez moi, tous les jours si vous voulez, et sans être condamné à coucher préalablement sous un arbre. Vous vous enrhumerez pour d'autres, il y aura toujours de la tisane chez moi. Vous me trouverez toujours entourée d'êtres qui ne me quittent jamais, mon fils, ma fille et mon neveu, le fils de cet Augustin de Ferval à qui vous avez sauvé la vie en dépit de lui-même; plus ma mère qui vous bénit et prie pour vous tous les jours, plus ma belle-soeur, la femme du même Augustin, qui est dans le secret, et qui vous regarde comme un saint, tout perverti que vous passez pour être. Voyez s'il y aura moyen d'entrer chez nous comme un loup dans une bergerie! Tout ce cher monde s'est réjoui en vous sachant fixé près de nous. Notre pauvre Augustin n'est plus, il est mort l'an dernier, et c'est son deuil que je porte; mais nous vous devons de l'avoir conservé six ans, de l'avoir vu heureux, marié et père. Sa femme et son enfant sont des trésors qu'il nous a laissés. Toute cette famille reconnaissante, grands et petits, vous sautera au cou et aux jambes, et, quand vous aurez été bien et d?ment embrassé sur les deux joues comme un ami qu'on attendait depuis longtemps et à qui l'on ne sait comment faire fête, vous sentirez que vous êtes un homme de chair et d'os comme les autres,-non le spectre de don Juan, le héros d'un autre siècle et d'un autre pays. Vous laisserez fondre la glace artificielle amassée autour de ce coeur-là, qui est vivant et humain, puisqu'il est généreux et compatissant. Votre génie du mal rira de lui-même et vous laissera consentir à aimer les honnêtes gens, à les protéger même, ce qui est bien plus facile que de leur tendre des pièges, et bien moins triste que de se battre les flancs pour les méconna?tre. Vous garderez votre science, vos ruses pour celles qui les provoquent et qui ont de quoi mettre à ce jeu-là. On vous pardonnera d'avoir ce go?t bizarre, vous, honnête homme, de perdre votre temps à contempler, à étudier, à mesurer la faiblesse de notre sexe, tout en excitant sa perversité. Tenez! on vous pardonnera tout, même d'être incorrigible. On pensera que ce métier de punisseur des torts féminins est une tache navrante, et que vous devez être un homme malheureux. On s'efforcera de vous soigner comme un malade, ou de vous distraire comme un convalescent; si par moments vous êtes tenté de faire la guerre à vos amis, ils se diront: c'est une épreuve; il veut savoir si nous méritons l'estime qu'il nous accorde. Alors on se tiendra de son mieux pour vous montrer qu'on y attache le plus grand prix. Et, si on ne réussit pas à mettre dans votre existence une affection pure et bienfaisante, on en aura beaucoup de chagrin, je vous en avertis, parce que l'amitié, qui n'est pas une chose convulsive, n'est pas non plus une chose froide. Donc vous aurez, sans vous donner aucune peine pour cela, un triomphe assuré chez nous, celui d'avoir touché, ému, réjoui ou attristé des ames qui ne sont pas banales, et qui ne se donnent pas à tout le monde.
VALROGER.
Tenez, madame de Trémont, je vous aime tant, telle que vous êtes, que je me regarderais comme un sot et comme un lache si j'avais prémédité d'entamer cette noble et touchante sérénité. Vous avez fort bien compris que je valais mieux que cela, que d'ailleurs je n'eusse jamais osé menacer sérieusement une personne telle que vous; mais je cesse de rire, et vous rends les armes. On me l'avait bien dit: vous êtes la plus sincère, la plus tendre et la plus forte des femmes, et il y a longtemps que je sais une chose, c'est que la bonté est l'arme la plus solide de votre sexe. Toute vertu sans modestie est provocation, comme toute résistance sans conviction est grimace. Je suis heureux et fier de vous répéter que je vous comprends, que je vous respecte... Et, puisque vous m'acceptez pour frère, voulez-vous consacrer ce lien qui m'honore?
LOUISE.
Comment?
VALROGER.
Vous avez parlé tout à l'heure de m'embrasser sur les deux joues...
LOUISE.
C'était une métaphore!
VALROGER.
Pourquoi ne serait-ce pas la formule qui scelle un pacte d'honneur?
LOUISE.
N'avez-vous pas encore une autre raison à donner?
VALROGER.
Une autre raison?
LOUISE.
Vous ne voulez pas la dire! Non! ce n'en est pas une pour vous. Vous avez trop de générosité pour exiger une réparation; mais voulez-vous savoir une chose? C'est qu'au moment où vous êtes entré ici, si j'avais écouté mon premier mouvement, je vous aurais sauté au cou; ne prétendez pas que c'e?t été une reconnaissance exagérée. Je sais tout, monsieur de Valroger, je sais qu'une de ces joues-là a été frappée par le gant de mon pauvre étourdi de frère, et, comme je ne sais pas laquelle...
VALROGER.
Toutes deux, madame, toutes deux!
LOUISE.
Je ne dis pas le contraire; mais toute réparation demande des témoins, et justement en voici qui nous arrivent. (Elle l'embrasse sur les deux joues devant M. de Louville et sa femme qui viennent d'entrer. Anne pousse un grand cri de surprise, M. de Louville éclate de rire. Valroger met un genou en terre et baise la main de Louise.)
VALROGER.
Merci, madame, merci!
M. DE LOUVILLE, (riant.)
Bravo, mon cher! voilà qui s'appelle enlever d'assaut les citadelles imprenables.
VALROGER.
C'est-à-dire que c'est moi la forteresse, et que je me suis rendu à discrétion! (Bas, pendant que Louise va en riant auprès d'Anna.) Dites-moi, Louville, est-ce qu'il n'y a pas moyen d'épouser cette femme-là?
M. DE LOUVILLE.
Allons donc! Elle a peut-être quarante ans!
VALROGER.
En e?t-elle cinquante!
M. DE LOUVILLE.
Ah bah! mais elle a aimé son mari, elle adore son fils... Non, c'est impossible!
VALROGER.
C'est dommage; c'e?t été pour moi le seul moyen de devenir un homme sérieux!
FIN
TABLE
Francia
Un bienfait n'est jamais perdu